Nous publions ici la traduction de larges extraits du préambule rédigé en 1979, pour le recueil Evgeny Pashukanis, Selected Writings on Marxism and Law (Texte disponible également sur le site marxists.org.), par le juriste et soviétologue John N. Hazard qui s’appuie notamment sur son expérience comme élève l’institut de la loi soviétique de Moscou alors que Pašukanis y régnait en maître.
Pašukanis était un marxiste novateur, le plus novateur qui soit apparu parmi les juristes soviétiques immédiatement après la Révolution d’Octobre, c’est du moins ce que m’avait dit le fameux philosophe du droit de Harvard, Roscoe Pound, quand j’envisageais d’entamer des études de droit soviétique en 1934. Pound m’avait dit qu’il avait été si impressionné à la lecture de la traduction allemande de l’oeuvre principale de Pašukanis, qu’il avait entrepris d’apprendre le russe pour pouvoir lire ses textes qui n’avaient pas encore été traduits.
(…)
L’influence de Pašukanis était profonde en URSS, comme j’ai pu le découvrir quand je suis devenu étudiant dans ce qui s’appelait à l’époque l’institut de la loi soviétique de Moscou. Quoiqu’il ne venait rarement à l’institut pour donner des cours, les professeurs étaient dans leur grande majorité ses disciples, dévoués à la théorie de la loi comme échange marchand. Son traité constituait la base de l’étude de la philosophie juridique, et son opinion quant à l’avenir de la loi déterminait le programme d’enseignement. Sa prévision selon laquelle la loi disparaitrait dés lors que les rapports marchands seraient supplantés par le socialisme avait eu pour conséquence l’introduction d’une nouvelle discipline intitulé « loi économique », à la toute fin du cursus de laquelle étaient relégués quelques cours sur le droit civil.
(…). Selon la théorie de Pašukanis, les législateurs et juristes soviétiques n’étaient pas en train de créer un système juridique prolétarien ou socialiste, mais utilisaient pour leurs propres fins les lois bourgeoises dont ils avaient hérité. Il n’y avait donc pas de nouvelle forme juridique en création mais seulement une transformation à des degrés divers du contenu pour répondre aux besoins de ceux qui étaient engagés dans la création d’un ordre public soviétique durant la période limitée nécessaire à l’extinction de l’État et de sa servante, la loi grâce à l’avènement d’une société sans classes.
L’influence de Pašukanis s’étendait au-delà de la scène intérieure. Il s’était intéressé également au droit public international, quoique cette phase de sa carrière n’ait pas vraiment pleinement commencé avant la moitié des années 20. Dans ce champ il rencontra des résistances, en effet le Professeur Evgeny Aleksandrovich Korovin, avait publié son premier traité en 1924 et avait attiré l’attention non seulement des juristes soviétiques mais aussi de part le monde. Dans ce livre, intitulé Le droit international de la période de transition, il avait noté que les diplomates soviétiques, tout en rejetant en général le droit public international comme une création des états impérialistes, trouvaient néanmoins utile voir nécessaire de s’appuyer sur certaines normes de loi générale pour protéger leur statut diplomatique, établir les frontières de leur État et maintenir de potentiels agresseurs à distance. En procédant ainsi, la nouvelle diplomatie aidait à créer une nouvelle « loi » que Korovin identifiait comme la loi de la période de transition entre le capitalisme et le communisme.
Sa théorie de la nouvelle loi entrait en opposition directe avec le refus de Pašukanis de considérer qu’une nouvelle loi était en train de se mettre en place. Le conflit devint inévitable dés lors que Pašukanis tourna son attention de la loi municipale à la loi internationale. Dans ce conflit Pašukanis révéla une personnalité qui doit être comprise par ceux qui ne peuvent connaître aujourd’hui que ses écrits. Ce n’était pas une figure sympathique (…) C’était un révolutionnaire, élevé à l’école des « coups durs » où la courtoisie n’existait pas et où l’on attaquait pour survivre.
Korovin apparu à Pašukanis comme un ennemi. Il avait déjà mis au pas ceux qui s’étaient opposés à lui au sujet de la loi municipal, non sans quelques affrontements, mais Korovin était encore sur son chemin. Pašukanis révéla alors son vrai visage : il ne se contentait pas d’argumenter. Il était sans pitié dans sa description de Korovin comme d’un personnage politiquement désorienté, si ce n’est hostile au nouveau régime soviétique. Il transforma son argument intellectuel en accusation personnelle, comme le faisaient tant de révolutionnaires dans leurs attaques contre les positions théoriques adverses.
Korovin avait appris à ajuster ses voiles pour affronter les vents du moment durant les années agitées du communisme de guerre où le vent soufflait fort sur les universitaires issus de la bourgeoisie intellectuelle. Il s’adapta rapidement car il savait où résidait le pouvoir, et Pašukanis détenait indéniablement le pouvoir à l’époque. Néanmoins, il tint bon devant l’attaque comme je devais l’apprendre dans les années 30 lors de nombreuses discussions chez lui portant sur ses cours à l’institut de Moscou. C’est lors d’une de ces conversations que je vis l’effet que pouvaient avoir eu les attaques de Pašukanis. C’était au début de 1937 quelques jours après que Pašukanis ait été dénoncé comme « ennemi du peuple »dans la Pravda. L’éditorialiste de la Pravda avait désigné à la vindicte la théorie de Pašukanis selon laquelle la loi soviétique n’était pas nouvelle dans sa forme mais seulement dans son contenu. Korovin se tourna vers moi et dit » Ivan Ivanovich, ne trouvez-vous pas qu’on m’a donné raison ? »
Je dus admettre que la critique de Pašukanis par la Pravda semblait impliquer que son erreur majeur avait été de penser que le socialisme soviétique n’était pas en train de faire émerger une nouvelle forme ainsi qu’un nouveau contenu de la loi, et qu ‘une fois la position inverse appliquée au droit public international cela semblait soutenir les vues de Korovin selon lesquelles, mis en oeuvre parla diplomatie soviétique, il s’agissait d’un processus de transition ou de métamorphose. C’était devenu la nouvelle « loi de la période de transition ». Korovin se sentait conforté; et je considérais qu’il avait raison de l’être quoi qu’aucune louange de Korovin comme pionnier ne soit jamais apparue sous une quelconque plume officielle. Sa récompense fut de survivre à cette période ou Staline fit tomber tant de têtes d’universitaires et de garder sa chaire de droit public international à l’université de Moscou jusqu’à sa mort soudaine d’une attaque cardiaque quelques années plus tard.
En me remémorant cette période troublée de 1934 à 1937 ou j’ai suivi des cours à Moscou, je dois admettre que j’en suis venu à détester Pašukanis. Peut-être était-ce mon éducation américaine qui influençait mes sentiments. Je me rebellai contre lui, non comme penseur puisque j’essayais de m’abstraire de tout jugement ou émotion pour comprendre ce que les juristes soviétiques essayaient de dire. Je me rebellai contre lui comme homme. Il était nouveau pour moi qu’un argument dans un débat universitaire soit renforcé par l’insinuation que la personne en face pouvait être déloyal à son pays ou à sa cause. Je n’avais jamais non plus vu des doyens et des dirigeants de département universitaires agir comme des dictateurs vis à vis de leur collègues. (…)
En conséquence, quand on a appris que Pašukanis avait été emmené par la police au début de 1937, je doute que beaucoup des juristes pleurèrent la perte que subissait la loi ou l’enseignement. Bien qu’aucun universitaire n’ait semblé heureux de l’aspect de purge qu’avait pris l’éviction de Pašukanis, son remplacement était le bienvenu pour ceux qui avaient connu sa domination autoritaire sur l’enseignement du droit soviétique pendant plus d’une décennie.
Mais je venais à peine de réaliser que l’influence de Pašukanis s’estompait et que ses disciples à l’institut du droit étaient démis de leur fonction et parfois également arrêtés, que, à peine un an après, Andrei Ia. Vichinsky montait sur le piédestal désormais libre et proclamait une nouvelle doctrine ,le normativisme, qui allait unir ses subordonnés avec la même intensité qu’autrefois ceux de Pašukanis. Un outsider comme moi ne pouvait que méditer sur l’impact des vies consacrées à la polémique qu’avaient mené les révolutionnaires depuis la fondation de ce qui est devenu le Parti Communiste. Il n’y avait aucun esprit d’accommodation ou de compromis comme l’affectionne les anglo-saxons. C’était eux « ou nous » ou, en langage révolutionnaire russe kto-kogo.
Physiquement, Pašukanis était une figure dominante. Quoique la mémoire s’estompe avec les décennies, ces imposants sourcils fournis montant et descendant vigoureusement au-dessus d’un visage animé m’apparaissent encore clairement. C’était un homme grand, ou du moins donnait-il cette impression lorsqu’il parlait derrière un pupitre ou qu’il faisait les cent pas dans son bureau du 10 ulitsa Frunze. Sa silhouette hante toujours le même bureau aujourd’hui, puisque c’est celui de l’actuel directeur de ce qui s’appelle désormais l’Institut de l’Etat et de la loi de l’Académie des Sciences d’URSS. A une occasion en 1936, le professeur Samuel N. Harper de l’université de Chicago m’avait emmené avec lui comme observateur pour une interview portant sur la prochaine constitution. Pašukanis était à l’époque président suppléant du comité de rédaction de la constitution et avait rassemblé des matériaux concernant les constitutions à travers le monde afin d’aider les experts. L’expérience russe de Harper datait du début du siècle, lorsqu’il avait été étudiant à Saint-Petersbourg. Il avait failli mourir en face du Palais d’hiver lors du » dimanche rouge » de 1905 quand les cosaques chargèrent la foule. Il essayait désormais de comprendre la Russie de Staline.
J’ai oublié la substance de l’interview quoique je me rappelle qu’il m’avait semblé entendre une répétition de ce que j’avais déjà lu dans de nombreuses brochures publiés sur la nouvelle constitution. Je me souviens en tout cas de la figure dominatrice de Pašukanis dans son grand bureau (…) Il s’était montré poli avec ses invités étrangers, mais il parlait avec une autorité indiscutable. Nous ne pouvions pas nous douter que d’ici quelques mois, il serait considéré comme une ennemi et que ses textes seraient expurgés des manuels.
Pašukanis fut réhabilité de façon posthume après la mort de Staline. On a considéré qu’il avait été puni injustement, comme tant d’autres réhabilités à la même époque. Des articles commémoratifs furent publiés dans la revue juridique qui avait succédé à celle qu’il avait fondé et finalement son portrait fut raccroché dans la galerie de portraits des précédents directeurs de l’institut. Ses idée ne furent pas réintroduites, ni considérées comme de nouveau acceptables ou dignes de débat, mais leur lecture n’était plus interdite et ses livres revinrent dans les rayonnages de la libraire Lénine à quelques portes du Kremlin.
Les travaux de Pašukanis exercent une fascination sur les occidentaux, non seulement à cause de leur caractère imaginatifs, mais parce qu’ils retracent les évolutions de sa pensée alors qu’il essaie de concilier ce qui était nécessaire pragmatiquement avec la doctrine telle qu’il la comprenait. Il devait créer un nouveau système juridique qui garantirait l’ordre mais devait en même temps préparer la voie à une société sans classes à laquelle il croyait avec ferveur. Il travaillait pour un maître difficile Joseph Staline, dont les propos tenaient lieu de directives à beaucoup de gens. Pašukanis démontra qu’il était capable de modifier son comportement pour survivre mais qu’il ne pouvait devenir complètement servile. Il essaya de sauver quelque chose de sa théorie. Les essais dans ce volume ( Evgeny Pashukanis, Selected Writings on Marxism and Law) indiquent les tactiques qu’il utilisa pour avancer, et se montreront particulièrement stimulants si ils sont abordés non seulement comme des idées en progression comment chez n’importe quel grand penseur, mais comme les efforts d’un homme tentant de rester fidèle à ce que signifiait pour lui le marxisme tout en se contorsionnant suffisamment pour survivre. C’est un numéro de jonglage politique, qui a finalement échoué puisque le maitre mécontent l’a fait sortir de scène mais qui reste néanmoins fascinant.