Quelques remarques sur le contexte théorico-politique de La théorie générale du droit et le marxisme

Il y a un paradoxe intéressant concernant La théorie générale du droit et le marxisme ( ci après La Théorie ) : ce livre, dont on peut dire qu’il a été en partie écrit pour justifier la NEP et la survivance du droit en Union soviétique, et qui participait ainsi des débuts d’un art de la contorsion « dialectique » promis à un grand avenir, est, dans le même temps, considéré comme une des contributions notables au marxisme « hétérodoxe » des années 20. Ainsi, on associe parfois à la Théorie deux ouvrages parus l’année précédente -1923- en Europe, Histoire et conscience de classe de Georg Lukacs et Marxisme et Philosophie de Karl Korsch, ainsi qu’un livre russe publié peu de temps après, Essais sur la théorie de la valeur de Marx de Isaak I. Roubine.
Un amalgame paresseux voudrait que ces quatre ouvrages appartiennent à ce que Perry Anderson a appelé le « marxisme occidental ». Cette notion fourre-tout, qui permet d’associer Benjamin avec Althusser et Gramsci avec Sartre, a été, à juste titre, critiquée de toute part. La plus lapidaire et la plus utile de ces critiques est, selon nous, celle de Pierre Souyri qui rappelle simplement, dans sa recension du livre d’Anderson, que celui-ci omet de mentionner bon nombre de marxistes contemporains ( Bordiga, Pannekoek, Rühle) et que « le marxisme occidental au sens traditionnel du terme, avait surgi à la crête de la vague révolutionnaire des premières années 20 » et non dans le long reflux qui lui a succédé. Qu’on date cette « crête de la vague » de 1919, 1920 ou 1923, on ne peut en tout cas pas dissocier le « nouveau » marxisme critique des différents courants « ultra-gauche » qui l’ont précédé. Les « correspondances » théoriques ayant parfois même été effectivement politiques comme en témoignent les échanges qui ont existé pendant quelques années entre les revues Kommunismus ( Lukacs, Fogarasi, etc), Il Soviet ( Bordiga), Workers Dreadnought ( Sylvia Pankhurst) et le bureau d’Amsterdam ( Pannekoek, Gorter), ou brièvement en 1924 entre Korsch et Lukacs.
Néanmoins, le moment où paraissent les livres de Lukacs et Korsch puis de Pašukanis et Roubine est, en bien des points, différent de celui des polémiques au sein de la III ème internationale naissante, qui donnèrent lieu à la fameuse brochure de Lénine sur la « maladie infantile du communisme ». Lorsque nos auteurs écrivent, l’heure des débats théoriques sur la tactique est en train de passer, le régime soviétique a certes survécu mais au prix de la NEP et, dans le reste de l’Europe, la défaite est là et son ombre portée s’étend, quoi qu’on veuille, sur ces écrits.
Quand Lukacs, à l’instar de Pannekoek, place la conscience prolétarienne au centre de sa théorie, il doit en même temps l’articuler non plus seulement au poids de « l’idéologie ou de la Geistige Macht (pouvoir culturel) bourgeoises » ( Pannekoek) mais au « fait que les « lois naturelles » de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société » ( Histoire et conscience de classe) et que règne dans les pays capitalistes avancés une réification devenue « seconde nature » (ibid.).
Quand Korsch loue, pour l’instant encore, l’oeuvre de Rosa Luxembourg et Lenine, qui ont réalisé « l’affranchissement, exigé par les besoins pratiques de la nouvelle période révolutionnaire de la lutte de classes prolétarienne, à l’égard de ces entraves traditionnelles du marxisme social démocrate » c’est pour, dans la même phrase, constater que ces entraves « pèsent aujourd’hui « comme un cauchemar » sur le cerveau des masses ouvrières dont la situation économique et sociale objectivement révolutionnaire ne coïncide déjà plus depuis longtemps avec ces doctrines évolutionnaires. » ( Marxisme et philosophie)
Quand Pašukanis analyse le droit comme un phénomène spécifique au capitalisme, c’est aussi pour souligner la profondeur des ressorts de ce dernier dans la vie sociale : « Le lien social enraciné dans la production se présente ainsi simultanément sous deux formes absurdes, d’un côté comme valeur marchande et de l’autre comme capacité de l’homme d’être sujet de droit. (…) Si la chose domine économiquement l’homme parce qu’elle réifie à titre de marchandise un rapport social qui n’est pas subordonné à l’homme, l’homme en revanche, règne juridiquement sur la chose, parce qu’il ne devient lui même, en qualité de possesseur et de propriétaire, qu’une simple incarnation du sujet juridique abstrait, impersonnel, un pur produit des rapports sociaux. »
De même Roubine rappelle par exemple « un trait fondamental, tout à fait caractéristique, de la société marchande capitaliste. Ce trait consiste en ceci: dans la vie économique, les rapports sociaux n’ont pas un caractère de domination sociale directe de certains groupes sociaux sur d’autres, ils se réalisent par l’intermédiaire de la « contrainte économique », c’est à dire de l’interaction entre agents économiques individuels autonomes, sur la base d’accords entre ces agents. Les capitalistes exercent le pouvoir non comme « des seigneurs politiques ou théocratiques ( Marx) mais parce qu’ils « personnifient les moyens de travail vis à vis du travail » (ibid.) »
Le déplacement du débat de la forme (les questions d’organisations) au contenu ( l’emprise réelle des rapports sociaux capitalistes), se fait donc via la reprise de l’analyse de la forme spécifique que prennent les produits du travail et les rapports des producteurs entre eux dans le capitalisme, c’est à dire la redécouverte et le rétablissement éminemment productif de la centralité de la théorie du fétichisme de la marchandise. C’est ce « retour à Marx », qui permet d’associer, un peu cavalièrement certes, ces auteurs aux parcours par ailleurs très divergents.
Et, en essayant de reprendre l’analyse du capitalisme depuis son point de départ ( « On peut découvrir dans la structure du rapport marchand le prototype de toutes les formes d’objectivité et de toutes les formes correspondantes de subjectivité dans la société bourgeoise » Lukacs), certains vont effectivement parfois donner trop d’importance, voire hypostasier, l’échange marchand au détriment de la lutte entre les classes mais aussi, par ce biais, offrir les premiers éléments d’une analyse des implications de la subordination réelle du travail au capital qui, de guerre en contre-révolutions, est alors en train de se déployer. Et, si la théorie marxienne a ainsi en partie réussi à jeter les bases d’un « sauvetage » et d’une transition qui sera longue et douloureuse, ces auteurs vont également vite s’apercevoir qu’un autre passage de témoin, entre le marxisme mécaniste et contemplatif de la seconde Internationale et le marxisme-léninisme soviétique, ne va pas tarder à s’effectuer à leurs dépends.

Evgeny Bronislavovich Pašukanis : Éléments de bibliographie

Nous avons adapté ici une partie de la bibliographie donnée dans l’ouvrage Evgeny Pashukanis, Selected Writings on Marxism and Law (Egalement disponible sur le site marxists.org.), à laquelle nous avons rajouté ou traduit des éléments de contexte et des extraits des textes de Pašukanis disponibles.

1924

– Parution de Obshchaia teoriia prava i marksizm: Opyt kritiki osnovnykh iuridcheskikh poniatii ( La théorie générale du droit et le marxisme  : une tentative de critique des concepts juridiques de base ) chez Sotsakad, Moscou

1925

-«  Lenin i voprosy prava  »( Lénine et les problèmes juridiques) paru dans le premier numéro de la revue Revoliutsiia prava (La Révolution du Droit).

Alors que Lénine vient de mourir, Pašukanis tente de s’appuyer sur les nombreuses mais très éparses analyses du droit présentes dans son oeuvre pour appuyer les thèses de La Théorie Générale du Droit et le Marxisme parue l’année précédente. L’article a toutefois une autre visée puisqu’il est publié au moment d’une vaste offensive contre « l’opposition de gauche » menée par Trotsky. Ce dernier est d’ailleurs attaqué violemment dans l’article, ce qui signalait à l’époque que les deux animateurs principaux de la revue, Pašukanis et Stučka, prenaient clairement le parti de Staline dans la lutte de pouvoir au sein du Parti.

« L’incomparable dialectique de Lénine n’apparaît nulle part avec autant de force que sur la question du droit. C’est particulièrement marquant si on doit le comparer avec le misérable formalisme et la scolastique stérile qui abondent en général dans ce domaine. Nous avons à l’esprit non seulement les analyses théoriques de la superstructure juridique, par lesquelles Lénine apparaît comme un véritable successeur de Marx, mais aussi les positions pratiques de Vladimir Ilich dans ce domaine. Ici aussi nous rencontrons de frappants exemples de la plus pure dialectique léniniste. Il suffit d’observer le rôle que Lénine à donné à la forme juridique dans plusieurs situations concrètes. Il le faisait toujours en prenant complètement en compte la situation historique concrète, les rapports de force entre les classes en lutte, etc. Et on réalise que tout autant le fétichisme de la forme juridique que son complet opposé, qui échouent tous deux à saisir la signification réelle qu’une forme juridique ou une autre peut avoir à une certaine étape, étaient également étrangers à Vladimir Ilich. »

« Lénine comprenait ce que ses opposants ne parvenaient pas à saisir : que la revendication « abstraite », « négative », de droits formellement égaux, était, dans une conjoncture historique donnée, simultanément un slogan révolutionnaire et « révolutionnant » et aussi la meilleure méthode pour renforcer la solidarité de classe du prolétariat et le protéger des infections de l’égoïsme national-bourgeois. »

1926

-Obshchaia teoriia prava i marksizm, 2ed., Komakad, Moscou ( 2éme édition de La théorie générale du droit et le marxisme)

-« Mezhdunarodnoe pravo »( article « Droit international » du second volume de L’Encyclopedie de l’État et du Droit)

Lancé à l’initiative de Stučka, l’Encyclopedie de l’État et du Droit connu trois volumes qui furent publiés entre 1924 et 1927. Selon Piers Beirne et Robert Sharlet, « l’Encyclopédie représentait la première tentative systématique par des juristes marxistes d’étendre leur perspective critique à tous les concepts majeurs du droit et de la politique. La liste des auteurs de cet impressionnant ouvrage comprenait tous les principaux juristes de l’époque en URSS. » Michael Head rappelle que c’est Stučka lui même qui a rédigé une grande partie des entrées et remarque : » Le ton et le contenu ampoulé des contributions de Stučka tient à leur motivation sous-jacente qui est de justifier, comme une condition plus ou moins permanente, l’usage de la répression étatique. Stučka déclarait alors que la dictature du prolétariat allait probablement durer « extrêmement longtemps ». De même, Beirne et Sharlet constate : »Si les entrées de l’Encyclopédie sont souvent énigmatiques ou dogmatiques, elles servaient l’important objectif de fournir une théorie du droit qui pourrait soutenir le système juridique soviétique non pour une brève période de transition envisagée par les communistes les plus radicaux, mais pour des décennies, et de fait pour un futur indéfini. Leur logique suggère en fait un abandon de l’idée de l’extinction de l’État. »
Pašukanis rédigea notamment les entrées : « Léon Duguit », « L’objet de la Loi », et « Droit international », dernier article dont est tiré l’extrait qui suit.

« Le contenu historique réel du droit international, c’est la lutte entre les États capitalistes. Le droit international doit son existence au fait que la bourgeoisie exerce sa domination sur le prolétariat et les pays coloniaux. Ces derniers sont organisés dans un certain nombre de trusts étatico-politiques en compétition les uns avec les autres. Avec l’émergence des États soviétiques dans l’arène historique, le droit international assume une signification nouvelle. Il devient la forme d’un compromis temporaire entre deux systèmes de classe antagonistes. Ce compromis s’effectue pour la période où un système ( bourgeois) est d’ores et déjà incapable d’assurer sa domination exclusive et un autre ( prolétarien et socialiste) n’y est pas encore parvenu. C’est en ce sens qu’il semble possible pour nous de parler de droit international dans la période de transition. » (p.172)

1927

-« Marksistskaia teoriia prava i stroitel’stvo sotsializma » ( La théorie marxiste du droit et la construction du socialisme) in Revoliutsiia prava ( La révolution du droit) n°3

L’année 1927 marque à la fois la défaite de l’opposition unifiée face à Staline et un tournant important dans les débats juridiques post-révolutionnaires. Si Pašukanis devient un acteur dominant de la scène juridique, sa théorie commence à faire l’objet de critiques détaillées qui soulignent l’importance excessive qu’il accorde à l’échange marchand au détriment du contenu de classe spécifique du droit. Le principal critique n’est autre que Stučka, qui, complètement aligné sur le bloc Staline-Boukharine, semble prendre la tête d’une fraction modérée de la scène juridique soviétique qui prend ses distances avec « l’invariance » de Pašukanis concernant l’impossibilité d’un droit soviétique ou prolétarien.
Pour Stučka , le droit soviétique n’est pas qu’un résidu bourgeois promis à l’extinction mais aussi un aspect nécessaire et créatif d’une dictature du prolétariat amenée à durer. Si la critique de Stučka recoupe le nouveau tournant de la politique soviétique, entre l’isolation persistante du régime, après la défaite de la grande grève générale britannique de 1926 et l’écrasement de la révolution chinoise l’année suivante, et les préparations de la « révolution culturelle » et du plan quinquennal lancés en 1928, elle pointe néanmoins certaines insuffisances criantes des thèses de Pašukanis. Celui-ci en prend acte dans cet article, qui marque aussi le début d’une série de corrections faites le plus souvent pour complaire à la nouvelle direction stalinienne et qui l’amèneront aux reniements complets de 1936.

« Le rapport entre deux possesseurs de marchandise, comme base réelle de toute la riche variété de constructions juridiques, est en soit une abstraction relativement vide. Beaucoup de choses se cachent derriere la volonté du possesseur de marchandise : la volonté du capitaliste, la volonté du petit producteur de marchandise et la volonté du travailleur vendant sa seule marchandise – sa force de travail. Le caractère formel de la transaction juridique ne dit rien de son contenu économique et de classe.
Sur ce point le camarade Stučka nous appelle correctement  » à ne pas nous confiner au monde abstrait des simples producteurs de marchandises plus qu’il n’est nécessaire pour révéler les secrets de des abstractions de la loi bourgeoise. Une fois que c’est fait retour à la réalité, à la société de classe. » On peut difficilement refuser cette recommandation. L’interprétation du sens des catégories formelles du droit ne les dépouille pas de leur caractère formel et par conséquence n’élimine pas le danger de retomber dans une idéologie juridique agrémentée d’une coloration marxiste. » (p196)

-« O revoliutsionnykh momentakh v istorii angliiskogo gosudarstva i angliiskogo prava  » ( Éléments révolutionnaires de l’histoire de l’État et du droit Anglais) ibid.

Alors que l’école juridique de « l’échange marchand » fondée par Pašukanis étend son influence, les jeunes disciples sont invités à appliquer la nouvelle méthode à de nouveaux domaines. Parmi ceux-ci l’histoire, d’où cette contribution de Pašukanis sur la Révolution Anglaise où, pour l’anecdote, il semble par moments dresser un parallèle entre les niveleurs d’alors et les bolcheviks, comme si l’organisation démocratique et informelle des premiers avait préfiguré celle verticale et bureaucratique des seconds.

« Pour le marxiste, il ne peut y avoir de doute quant au fait que la nature réelle des organisations et institutions juridiques est le plus clairement révélée quand un vieil ordre social est détruit et est remplacé par un nouveau. Par conséquent , une des missions de la section juridique de l’Académie Communiste est d’étudier les plus grandes phases révolutionnaires. Il est par contre impossible de présumer que cette tâche sera en quoi que ce soit facilitée par cette étude spécialisée de l’histoire du droit que nous a fourni jusqu’ici la science bourgeoise. Dans ces travaux, contrairement à la littérature historique en général, les périodes révolutionnaires n’occupent qu’une place relativement modeste. On peut l’expliquer probablement par le fait que la lutte des classes ouverte ne révèle pas seulement le caractère social réel de la loi de l’État mais révèle également l’inadéquation complète du dogmatisme historique et des historico-évolutionnistes qui sont l’apanage de la science juridique bourgeoise. »

1929
-Ekonomika i pravovoe regulirovanie ( Régulation économique et juridique) in Revoliutsiia prava (La révolution du droit) n°4-5

Année de l’expulsion de Trotsky, du renforcement du pouvoir de Staline et du début des déboires de Boukharine and co, 1929 est celle aussi des débuts d’une campagne de collectivisation forcée et d’industrialisation à outrance qui suppose plus encore qu’à l’accoutumée la défense de l’État soviétique. En avril, lors d’une réunion du plenum du Comité Central du Parti Communiste, Staline a demandé qu’on renforce la dictature du prolétariat afin de mener au mieux la lutte contre les koulaks. Pašukanis en tant que juriste en chef se doit donc d’adapter sa théorie aux nouvelles exigences du pouvoir. C’est à quoi il s’attelle dans cet article où il critique la thèse de Yevgeni Preobrazhensky sur 
l’accumulation primitive socialiste à laquelle il reproche de ne pas percevoir la nature originale du nouveau régime, qu’il fait ressortir en analysant notamment l’intervention des États occidentaux dans l’économie durant la première guerre mondiale. Il continue d’ailleurs à considérer que la fusion du législatif et de l’administratif dans l’économie planifiée ne fait que préparer le dépérissement du droit et de l’État.

« En nous penchant désormais sur la régulation de l’économie dans les conditions soviétiques, nous devons tout d’abord noter qu’il ne s’agit pas principalement de structuration rationnelle de l’économie nationale, de la réalisation d’une proportionnalité entre les différentes branches de production; ce n’est pas juste le fait d’arriver à un équilibre exact de l’économie nationale dans son ensemble. C’est avant tout une tâche politique, la continuation de la lutte de classe, la fondation d’une économie socialiste malgré la resistance de couches sociales hostiles, malgré l’idéologie encore intacte de la propriété privée; et cela en faisant de grands sacrifices. Noter régulation a pour but la création la plus rapide possible d’une base culturelle et technique pour le socialisme. Nos plans doivent inclurent et comprennent un principe directeur et non simplement un ajustement mécanique de l’offre et la demande. Notre régulation se distingue également par le fait qu’elle est basée sur la nationalisation. Nous ne nous sommes pas arrêtés devant le sanctuaire de la propriété privée et nous avons ouvert la voie à l’influence directe sur le processus de production. Cela était de fait considéré comme impossible par les théoriciens bourgeois. La régulation par les États capitalistes a commencé dans la sphère de la distribution et s’y est essentiellement limitée. Quels changements dans le domaine du droit découle de la régulation de l’économie nationale ? Le premier et le plus important c’est la fusion de la législation avec l’administration. Nous proclamons l’unité des pouvoirs exécutifs et législatifs comme le principe de base de notre structure étatique, mais ce principe s’impose profondément dans la pratique dés lors que nous passons à une activité planifiée et régulée. »
« Cette perspective de développement des actes et relations organisationnels et techniques au détriment des ceux juridiques formels, c’est la perspective du dépérissement du droit, qui est étroitement lié au dépérissement de la coercition étatique dans la transition à une société sans classes. Le problème du dépérissement du droit est la pierre angulaire par laquelle se mesure le degré de proximité d’un juriste avec le marxisme.
La tentative d’adopter une forme de neutralité sur cette question est aussi impossible que de maintenir une neutralité dans la lutte pour le socialisme (…) Celui qui n’admet pas que l’organisation planifiée éradique la base juridique formelle est, essentiellement, convaincu que les relations de l’économie marchande capitaliste sont éternelles et que leur disparition présente n’est qu’une anormalité amenée à disparaître dans le futur. »

1932

-Uchenie o gosudarstve i prave (La doctrine de l’État et du Droit), Partizdat’, Moscow, E.B.P. ed.

Nous traduisons ici la présentation succincte que donnent Piers Beirne et Robert Sharlet en introduction à la traduction de cet article par Peter B. Maggs.

«  Lors de l’hiver 1929-1930, l’économie de l’URSS connut des ruptures dramatiques avec les débuts de la collectivisation forcée et une industrialisation rapide. De façon concomitante semble-t-il, le Parti insistait sur la reconstitution et le ré-alignement des superstructures en conformité avec le développement de ces nouveaux rapports de production. Dans cet esprit, Pašukanis n’était plus critiqué mais ouvertement attaqué dans la lutte sur le « front juridique ». Comme beaucoup d’autres figures intellectuelles venant d’autres disciplines, l’Histoire notamment, Pašukanis entreprit à la fin de 1930 une auto-critique majeure, qualitativement différente des changements marginaux apportés précédemment à son oeuvre. Durant l’année suivante, 1931, Pašukanis exposa cette révision idéologique dans son discours devant la première conférence des juristes marxistes, un discours intitulé « Vers une théorie marxiste-léniniste du Droit ». Les premiers résultats apparurent l’année d’après dans un ouvrage collectif La doctrine de l’État et du droit.
Ce qui suit est la traduction du premier chapitre du livre, « La théorie marxiste de l’État et du droit » qui fut rédigé par Pašukanis lui même. Il faut noter que cet ouvrage illustre les transformation formelles qui se sont déroulées dans le monde de l’enseignement du droit durant cette période agitée. Auparavant, Pašukanis et d’autres juristes auraient signé leur propre monographie; la tendance était désormais à l’édition collective ce qui garantissait la plus grande sécurité individuelle. Les interprétations par Staline de l’histoire bolchevik, de la lutte des classes et du révisionnisme, et plus particulièrement son livre Les problèmes du léninisme sont devenus peu à peu la principale source d’autorité. Enfin, le langage et le vocabulaire du discours académique était dans les années 20 riche et divers et évoluait énormément selon les préférences individuelles des auteurs; a cela se substitua une prose simplifiée et standardisée sans nuances ni ambiguïtés, et qui essayait surtout de rester fidèle au nouveau contenu théorique des plus récents manuels sur l’État et le droit. Le lecteur s’apercevra peut-être que « La théorie marxiste de l’État et du Droit » est un texte imprégné de ces tensions. »

« Le droit soviétique comme forme particulière de politique suivie par le prolétariat et l’État prolétarien, a été pensé précisément pour garantir la victoire du socialisme. De ce fait il est radicalement différent du droit bourgeois malgré leur ressemblance formelle. »
« La tentative d’établir une distinction entre les caractéristiques formelles et les concepts juridiques abstraits exprimant le rapport entre possesseurs de marchandise et de proclamer « cette forme de loi » comme le sujet de la théorie marxiste du droit doit être reconnu comme constituant une lourde erreur. Cela prépare la voie à la séparation de la forme et du contenu et détourne la théorie de sa tâche de construction socialiste vers la scolastique.
La relation immédiate, en pratique, entre le prolétariat (comme classe dominante) et le droit (comme arme avec laquelle sont décidées les taches de la lutte de classe à chaque étape) est remplacé dans ce cas par le refus théorique abstrait de « l’horizon borné du droit bourgeois » au nom du communisme développé.
Dans cette perspective, le droit soviétique est vu exclusivement comme un héritage de la société de classe imposé au prolétariat et qui le tourmente jusqu’à la seconde phase du communisme. L’exposition théorique abstraite du droit bourgeois masque la nécessité de l’analyse concrète du droit soviétique à différentes étapes de la révolution. De ce fait, il ne donne pas d’indications concrètes suffisantes pour la lutte pratique contre les influences bourgeoises et les distorsions opportunistes de la ligne générale du Parti sur la question du droit. »

1935

-Kurs sovetskogo khoziaistvennogo prava (Un cours sur le droit économique soviétique), E. B. Pashukanis and L. Ia. Gintsburg (editeurs.) Sov. zakonadat.,Moscou.

Alors que dans le monde académique l’étau se resserre sur tous ceux qui ne s’acclimatent pas suffisamment vite au nouveau cours stalinien et au renforcement à tout crin de l’État, ce Cours sur le droit économique soviétique de Gintsburg et Pašukanis, largement diffusé à l’époque, se présente tout d’abord comme une apologie d’un Staline théoricien de la construction du socialisme, désormais mis au rang de Marx, Engels et Lénine. On peut le considérer néanmoins comme une tentative de sauver un peu de cohérence théorique par une forme de fuite en avant : ainsi l’objectif de dépérissement du droit qui était sauvegardé via la suprématie de la règle technique et du plan, devient l’alibi d’une apologie du despotisme d’usine dans l’essor industriel du capitalisme d’État soviétique.

« Le droit économique soviétique est un système de mesures nécessaires pour résoudre les problèmes organisationnels les plus importants de la construction d’une économie socialiste. Tous ces principes et institutions – tels que la discipline du plan, la gestion individuelle, la responsabilisation économique, la discipline des contrats- apparaissent si on les examine de plus près, comme des leviers importants pour l’organisation de la production socialiste et du commerce soviétique. Le plan est la loi de l’État soviétique. La réalisation du plan est l’obligation sacrée de chaque agence économique, de chaque dirigeant, de chaque travailleur. La nature obligatoire des actes liés à la planification socialiste ( la discipline de plan) est soutenu par plusieurs sanctions, notamment par la répression sur des chefs d’accusation criminels. Le plan comme loi, et la cour comme gardienne du plan et de la loi, sont donc les deux leviers les plus importants de l’organisation socialiste. (…) L’économie socialiste, basé sur un haut niveau de technologie, requiert la plus stricte unité de volonté, la subordination inconditionnelle à la volonté du dirigeant soviétique.  »

1936

-«  Gosudarstvo i pravo pri sotsializme  » ( L’État et le Droit sous le socialisme) Sovetskoe gosudarstvo no.3

De nouveau nous traduisons la présentation donnée par les éditeurs de l’anthologie Evgeny Pashukanis, Selected Writings on Marxism and Law, Piers Beirne et Robert Sharlet.

« La révolution par le haut stalinienne avait atteint en 1936 la plupart de ses objectifs économiques et politiques, et sa propension naissante à privilégier une plus grande formalité et stabilité juridique devenait de plus en plus apparente. Le parti était en train de s’éloigner du « nihilisme juridique » et se rapprochait de la stabilité et de la légalité socialiste et Pašukanis a du être certainement conscient du fait que les tendances gauchistes qu’il semblait représenter devenaient un obstacle à ce mouvement de balancier.
Comme le professeur Hazard le décrit dans sa préface ( traduite sur ce site), Pašukanis était toujours politiquement pré-éminent dans le monde juridique soviétique. Son collègue, Krylenko, avait été nommé commissaire à la justice de l’URSS. En plus de ses autres rôles et titres, Pašukanis avait été nommé commissaire suppléant et s’était vu confier des responsabilités spéciales dans la rédaction de la nouvelle constitution de l’URSS qui devait remplacer celle de 1924, désormais caduque. La tendance à une plus grande stabilisation juridique et à un plus grand recours à la loi comme instrument de régulation et de contrôle était déjà bien évidente dans l’avant-projet de constitution ainsi que dans les changements dans le domaine des lois sur les contrats, sur la famille ou les fermes collectives. Ces changements et la nouvelle constitution indiquaient bien qu’on s’éloignait de la vision nihiliste et abolitionniste du droit économique et qu’on allait vers une réhabilitation de la forme juridique telle qu’elle avait été articulée pendant la NEP.
Pašukanis, comme théoricien et symbole de l’ancienne politique juridique, se tenait en travers du chemin de ce tournant. C’est lui, après tout, qui avait à l’origine caractérisé toutes les lois comme bourgeoises et qui, avec le succès de sa Théorie Générale du Droit, avait popularisé ce point de vue non seulement parmi les juristes marxistes mais plus encore parmi les divers dépositaires de l’autorité qui trouvaient pratique de se penser comme au dessus des lois. De surcroît, Pašukanis était clairement identifié avec l’opposition à l’idée de « loi socialiste » et il restait le défenseur le plus en vue du processus actif de dépérissement du droit. Sentant qu’il n’était plus officiellement et publiquement dans la norme de la nouvelle politique du Parti concernant l’État et le Droit, Pašukanis s’empressa de publier sa troisième et dernière auto-critique. Dans cette déclaration relativement pitoyable, Pašukanis applaudit le dicton popularisé par Staline au plenum du CC d’avril 1929 et au XV et XVI ème congrès du parti et ailleurs, selon lequel le socialisme demande la plus haute concentration de pouvoir étatique. Pašukanis admet que sa Théorie Générale a été sérieusement déficiente puisque le socialisme en pratique ne consiste pas dans le dépérissement imminent de la forme juridique mais dans la préparation des conditions de ce processus. Sous le socialisme, la forme juridique ne disparaît que par rapport à la propriété des moyens de production, mais elle reste néanmoins opérante dans la sphère de la distribution. Seul un système juridique socialiste peut créer les conditions d’une transformation lors d’une phase supérieure du communisme.
Cette rétractation ne fut pas suffisante pour sauver Pašukanis des purges. La nouvelle constitution fut promulguée en décembre 1936, et il disparut un mois plus tard. »

« La société socialiste est organisée comme une société étatique. L’État socialiste et le droit socialiste doivent être entièrement préservés jusqu’à la phase la plus avancée du communisme. C’est seulement à cette phase là que les gens commenceront à travailler sans supervision ni normes juridiques. Il est tout autant opportuniste de dire que le droit va dépérir sous le socialisme que d’affirmer que l’autorité de l’État doit disparaître dés le renversement de la bourgeoisie.
Dans ce contexte il est approprié de présenter une fois encore une critique méritée des positions erronées défendues par l’auteur de La théorie générale du Droit et le Marxisme. C’est essentiel si l’on veut que les vieilles erreurs et confusions ne se reproduisent pas sous d’autres formes.  »
« La position théorique qui initia cette confusion anti-marxiste c’était le concept de droit conçu exclusivement comme forme d’échange marchand. La relation entre les possesseurs de marchandise était considérée comme étant le contenu réel et spécifique de tout droit. Il est clair que le contenu de classe de base de tout système juridique – qui consiste dans la propriété des moyens de production- était par conséquent relégué à l’arrière plan. Le droit était déduit directement de l’échange marchand : le rôle de l’État de classe, protégeant le système de propriété correspondant aux intérêts de la classe dominante, était de ce fait ignoré. L’essence devrait être : quelle classe a le contrôle du pouvoir étatique ?
La grande révolution socialiste d’octobre a attaqué la propriété privé capitaliste et institué un nouveau système juridique socialiste. Le point le plus important du concept de droit soviétique c’est son essence socialiste comme droit de l’État prolétarien. Après la victoire du socialisme et la liquidation de la structure pluraliste de l’économie, le droit n’a pas commencé à dépérir. Plutôt, ce fut la période où le contenu du droit socialiste soviétique reflétait l’uniformisation des rapports de production socialistes. »

John N. Hazard Souvenirs sur Pašukanis

Nous publions ici la traduction de larges extraits du préambule rédigé en 1979, pour le recueil Evgeny Pashukanis, Selected Writings on Marxism and Law (Texte disponible également sur le site marxists.org.), par le juriste et soviétologue John N. Hazard qui s’appuie notamment sur son expérience comme élève l’institut de la loi soviétique de Moscou alors que Pašukanis y régnait en maître.

Pašukanis était un marxiste novateur, le plus novateur qui soit apparu parmi les juristes soviétiques immédiatement après la Révolution d’Octobre, c’est du moins ce que m’avait dit le fameux philosophe du droit de Harvard, Roscoe Pound, quand j’envisageais d’entamer des études de droit soviétique en 1934. Pound m’avait dit qu’il avait été si impressionné à la lecture de la traduction allemande de l’oeuvre principale de Pašukanis, qu’il avait entrepris d’apprendre le russe pour pouvoir lire ses textes qui n’avaient pas encore été traduits.
(…)
L’influence de Pašukanis était profonde en URSS, comme j’ai pu le découvrir quand je suis devenu étudiant dans ce qui s’appelait à l’époque l’institut de la loi soviétique de Moscou. Quoiqu’il ne venait rarement à l’institut pour donner des cours, les professeurs étaient dans leur grande majorité ses disciples, dévoués à la théorie de la loi comme échange marchand. Son traité constituait la base de l’étude de la philosophie juridique, et son opinion quant à l’avenir de la loi déterminait le programme d’enseignement. Sa prévision selon laquelle la loi disparaitrait dés lors que les rapports marchands seraient supplantés par le socialisme avait eu pour conséquence l’introduction d’une nouvelle discipline intitulé « loi économique », à la toute fin du cursus de laquelle étaient relégués quelques cours sur le droit civil.
(…). Selon la théorie de Pašukanis, les législateurs et juristes soviétiques n’étaient pas en train de créer un système juridique prolétarien ou socialiste, mais utilisaient pour leurs propres fins les lois bourgeoises dont ils avaient hérité. Il n’y avait donc pas de nouvelle forme juridique en création mais seulement une transformation à des degrés divers du contenu pour répondre aux besoins de ceux qui étaient engagés dans la création d’un ordre public soviétique durant la période limitée nécessaire à l’extinction de l’État et de sa servante, la loi grâce à l’avènement d’une société sans classes.
L’influence de Pašukanis s’étendait au-delà de la scène intérieure. Il s’était intéressé également au droit public international, quoique cette phase de sa carrière n’ait pas vraiment pleinement commencé avant la moitié des années 20. Dans ce champ il rencontra des résistances, en effet le Professeur Evgeny Aleksandrovich Korovin, avait publié son premier traité en 1924 et avait attiré l’attention non seulement des juristes soviétiques mais aussi de part le monde. Dans ce livre, intitulé Le droit international de la période de transition, il avait noté que les diplomates soviétiques, tout en rejetant en général le droit public international comme une création des états impérialistes, trouvaient néanmoins utile voir nécessaire de s’appuyer sur certaines normes de loi générale pour protéger leur statut diplomatique, établir les frontières de leur État et maintenir de potentiels agresseurs à distance. En procédant ainsi, la nouvelle diplomatie aidait à créer une nouvelle « loi » que Korovin identifiait comme la loi de la période de transition entre le capitalisme et le communisme.
Sa théorie de la nouvelle loi entrait en opposition directe avec le refus de Pašukanis de considérer qu’une nouvelle loi était en train de se mettre en place. Le conflit devint inévitable dés lors que Pašukanis tourna son attention de la loi municipale à la loi internationale. Dans ce conflit Pašukanis révéla une personnalité qui doit être comprise par ceux qui ne peuvent connaître aujourd’hui que ses écrits. Ce n’était pas une figure sympathique (…) C’était un révolutionnaire, élevé à l’école des « coups durs » où la courtoisie n’existait pas et où l’on attaquait pour survivre.
Korovin apparu à Pašukanis comme un ennemi. Il avait déjà mis au pas ceux qui s’étaient opposés à lui au sujet de la loi municipal, non sans quelques affrontements, mais Korovin était encore sur son chemin. Pašukanis révéla alors son vrai visage : il ne se contentait pas d’argumenter. Il était sans pitié dans sa description de Korovin comme d’un personnage politiquement désorienté, si ce n’est hostile au nouveau régime soviétique. Il transforma son argument intellectuel en accusation personnelle, comme le faisaient tant de révolutionnaires dans leurs attaques contre les positions théoriques adverses.
Korovin avait appris à ajuster ses voiles pour affronter les vents du moment durant les années agitées du communisme de guerre où le vent soufflait fort sur les universitaires issus de la bourgeoisie intellectuelle. Il s’adapta rapidement car il savait où résidait le pouvoir, et Pašukanis détenait indéniablement le pouvoir à l’époque. Néanmoins, il tint bon devant l’attaque comme je devais l’apprendre dans les années 30 lors de nombreuses discussions chez lui portant sur ses cours à l’institut de Moscou. C’est lors d’une de ces conversations que je vis l’effet que pouvaient avoir eu les attaques de Pašukanis. C’était au début de 1937 quelques jours après que Pašukanis ait été dénoncé comme « ennemi du peuple »dans la Pravda. L’éditorialiste de la Pravda avait désigné à la vindicte la théorie de Pašukanis selon laquelle la loi soviétique n’était pas nouvelle dans sa forme mais seulement dans son contenu. Korovin se tourna vers moi et dit  » Ivan Ivanovich, ne trouvez-vous pas qu’on m’a donné raison ? »
Je dus admettre que la critique de Pašukanis par la Pravda semblait impliquer que son erreur majeur avait été de penser que le socialisme soviétique n’était pas en train de faire émerger une nouvelle forme ainsi qu’un nouveau contenu de la loi, et qu ‘une fois la position inverse appliquée au droit public international cela semblait soutenir les vues de Korovin selon lesquelles, mis en oeuvre parla diplomatie soviétique, il s’agissait d’un processus de transition ou de métamorphose. C’était devenu la nouvelle « loi de la période de transition ». Korovin se sentait conforté; et je considérais qu’il avait raison de l’être quoi qu’aucune louange de Korovin comme pionnier ne soit jamais apparue sous une quelconque plume officielle. Sa récompense fut de survivre à cette période ou Staline fit tomber tant de têtes d’universitaires et de garder sa chaire de droit public international à l’université de Moscou jusqu’à sa mort soudaine d’une attaque cardiaque quelques années plus tard.
En me remémorant cette période troublée de 1934 à 1937 ou j’ai suivi des cours à Moscou, je dois admettre que j’en suis venu à détester Pašukanis. Peut-être était-ce mon éducation américaine qui influençait mes sentiments. Je me rebellai contre lui, non comme penseur puisque j’essayais de m’abstraire de tout jugement ou émotion pour comprendre ce que les juristes soviétiques essayaient de dire. Je me rebellai contre lui comme homme. Il était nouveau pour moi qu’un argument dans un débat universitaire soit renforcé par l’insinuation que la personne en face pouvait être déloyal à son pays ou à sa cause. Je n’avais jamais non plus vu des doyens et des dirigeants de département universitaires agir comme des dictateurs vis à vis de leur collègues. (…)
En conséquence, quand on a appris que Pašukanis avait été emmené par la police au début de 1937, je doute que beaucoup des juristes pleurèrent la perte que subissait la loi ou l’enseignement. Bien qu’aucun universitaire n’ait semblé heureux de l’aspect de purge qu’avait pris l’éviction de Pašukanis, son remplacement était le bienvenu pour ceux qui avaient connu sa domination autoritaire sur l’enseignement du droit soviétique pendant plus d’une décennie.
Mais je venais à peine de réaliser que l’influence de Pašukanis s’estompait et que ses disciples à l’institut du droit étaient démis de leur fonction et parfois également arrêtés, que, à peine un an après, Andrei Ia. Vichinsky montait sur le piédestal désormais libre et proclamait une nouvelle doctrine ,le normativisme, qui allait unir ses subordonnés avec la même intensité qu’autrefois ceux de Pašukanis. Un outsider comme moi ne pouvait que méditer sur l’impact des vies consacrées à la polémique qu’avaient mené les révolutionnaires depuis la fondation de ce qui est devenu le Parti Communiste. Il n’y avait aucun esprit d’accommodation ou de compromis comme l’affectionne les anglo-saxons. C’était eux « ou nous » ou, en langage révolutionnaire russe kto-kogo.
Physiquement, Pašukanis était une figure dominante. Quoique la mémoire s’estompe avec les décennies, ces imposants sourcils fournis montant et descendant vigoureusement au-dessus d’un visage animé m’apparaissent encore clairement. C’était un homme grand, ou du moins donnait-il cette impression lorsqu’il parlait derrière un pupitre ou qu’il faisait les cent pas dans son bureau du 10 ulitsa Frunze. Sa silhouette hante toujours le même bureau aujourd’hui, puisque c’est celui de l’actuel directeur de ce qui s’appelle désormais l’Institut de l’Etat et de la loi de l’Académie des Sciences d’URSS. A une occasion en 1936, le professeur Samuel N. Harper de l’université de Chicago m’avait emmené avec lui comme observateur pour une interview portant sur la prochaine constitution. Pašukanis était à l’époque président suppléant du comité de rédaction de la constitution et avait rassemblé des matériaux concernant les constitutions à travers le monde afin d’aider les experts. L’expérience russe de Harper datait du début du siècle, lorsqu’il avait été étudiant à Saint-Petersbourg. Il avait failli mourir en face du Palais d’hiver lors du  » dimanche rouge » de 1905 quand les cosaques chargèrent la foule. Il essayait désormais de comprendre la Russie de Staline.
J’ai oublié la substance de l’interview quoique je me rappelle qu’il m’avait semblé entendre une répétition de ce que j’avais déjà lu dans de nombreuses brochures publiés sur la nouvelle constitution. Je me souviens en tout cas de la figure dominatrice de Pašukanis dans son grand bureau (…) Il s’était montré poli avec ses invités étrangers, mais il parlait avec une autorité indiscutable. Nous ne pouvions pas nous douter que d’ici quelques mois, il serait considéré comme une ennemi et que ses textes seraient expurgés des manuels.
Pašukanis fut réhabilité de façon posthume après la mort de Staline. On a considéré qu’il avait été puni injustement, comme tant d’autres réhabilités à la même époque. Des articles commémoratifs furent publiés dans la revue juridique qui avait succédé à celle qu’il avait fondé et finalement son portrait fut raccroché dans la galerie de portraits des précédents directeurs de l’institut. Ses idée ne furent pas réintroduites, ni considérées comme de nouveau acceptables ou dignes de débat, mais leur lecture n’était plus interdite et ses livres revinrent dans les rayonnages de la libraire Lénine à quelques portes du Kremlin.
Les travaux de Pašukanis exercent une fascination sur les occidentaux, non seulement à cause de leur caractère imaginatifs, mais parce qu’ils retracent les évolutions de sa pensée alors qu’il essaie de concilier ce qui était nécessaire pragmatiquement avec la doctrine telle qu’il la comprenait. Il devait créer un nouveau système juridique qui garantirait l’ordre mais devait en même temps préparer la voie à une société sans classes à laquelle il croyait avec ferveur. Il travaillait pour un maître difficile Joseph Staline, dont les propos tenaient lieu de directives à beaucoup de gens. Pašukanis démontra qu’il était capable de modifier son comportement pour survivre mais qu’il ne pouvait devenir complètement servile. Il essaya de sauver quelque chose de sa théorie. Les essais dans ce volume ( Evgeny Pashukanis, Selected Writings on Marxism and Law) indiquent les tactiques qu’il utilisa pour avancer, et se montreront particulièrement stimulants si ils sont abordés non seulement comme des idées en progression comment chez n’importe quel grand penseur, mais comme les efforts d’un homme tentant de rester fidèle à ce que signifiait pour lui le marxisme tout en se contorsionnant suffisamment pour survivre. C’est un numéro de jonglage politique, qui a finalement échoué puisque le maitre mécontent l’a fait sortir de scène mais qui reste néanmoins fascinant.

Evgeny Bronislavovich Pašukanis : éléments biographiques

Nous n’évoquons ici que brièvement la vie et la carrière de Pašukanis, l’évolution de ses positions théoriques sera évoquée plus en détail dans la bibliographie commentée et dans les articles sur les débats juridiques des débuts du régime soviétique.

Evgeny Bronislavovich Pašukanis est né le 23 février 1891 à Starisa au nord de Moscou dans une famille lituanienne relativement aisée puisque son père fut docteur puis professeur de médecine et qu’elle comptait également en son sein un mathématicien et un prêtre catholique. Pašukanis a néanmoins grandi dans un milieu fortement politisé puisque sa mère, Sofiya Pavlovna, était militante depuis 1903 du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie et son oncle, M.P. Lyadov, cadre bolchevik, fut un des leaders de l’insurrection de 1905 et aurait été proche de Lénine. En 1906 la famille déménagea à Saint-Pétersbourg, ou le jeune Evgeny, une fois au collège, rejoignit rapidement les cercles sociaux-démocrates. Il aurait adhéré au POSDR en 1908 dés l’âge de 17 ans et serait rentré dans le collimateur de l’Okhrana dés l’année suivante alors qu’il venait d’entamer des études de droit à l’université. Arrêté et menacé de déportation au début de l’année 1910, il choisit alors de partir pour Munich où il poursuit des études de droit et d’économie politique à l’université Louis et Maximilien. Sa thèse intitulée : «  Un étude statistique des violations de la loi de protection du travail » signale la persistance de ses préoccupations politiques. On ignore exactement quand il est rentré en Russie, probablement au début de la guerre puisque selon certains auteurs, il aurait participé à la rédaction de la déclaration de la fraction bolchevik de la Douma de 1914 qui condamnait la guerre « impérialiste » menée par le régime tsariste. Selon Michael Head, il aurait été proche des Mencheviks jusqu’en 1918, année à laquelle il adhère au Parti Communiste (Bolchevik) lors de la fondation de ce dernier. Dans les premières années du régime, il exerce diverses fonctions dans le système judiciaire, notamment comme juge itinérant à Moscou où selon Tanja Walloschke il était chargé «  de l’arbitrage dans les tribunaux populaires. Ces derniers avaient été instaurés, particulièrement à Moscou, par décret pour remplacer les juges de Paix nommés par le gouvernement provisoire après la révolution de Février. » Il devint ensuite de 1920 à 1923 conseiller juridique du commissariat aux affaires étrangères et aurait été également conseiller auprès de l’ambassade soviétique de Berlin, fonction grâce à laquelle il aurait participé à la rédaction du traité de Rapallo en 1922. Dans le même temps il rejoint, à l’instigation de son mentor, théoricien du droit et dirigeant bolchevik Peteris Iwanowitsch Stutschka, la section pour la théorie générale du droit et de l’État de l’académie communiste. C’est à partir des notes prises pour donner ses cours qu’il rédige La Théorie générale du droit et le marxisme qui est publiée en 1923.

Le succès du livre est immédiat et quoique l’auteur le considère plus comme une ébauche que comme un travail fini il connaît plusieurs ré-éditions ( en 1926 et 1927) et traductions ( en Allemand, Anglais, Japonais et Serbo-croate notamment). Pašukanis connaît alors une ascension foudroyante dans l’université soviétique puisqu’il devient membre du comité exécutif de la section juridique de l’académie communiste puis rejoint l’université de droit de Moscou et l’institut des professeurs rouges. Dans le même temps il est à partir de 1925, l’éditeur du journal nouvellement crée La révolution du droit dont il rédige l’article inaugural sur la conception de la loi chez Lénine, qui est aussi, au plus fort de la « lutte contre l’opposition » une dénonciation des positions de Trotski. Il est chargé enfin en 1927 de la section juridique de l’Encyclopédie soviétique pour laquelle il rédige trois articles.

Non content d’être devenu, au détriment de Stuchka notamment, la grande figure de la scène juridique soviétique, Pašukanis cherche à imposer l’hégémonie complète du courant qu’il a fondé comme le retrace Robert Sharlet dans son article  » Pashukanis and the Withering Away of Law in the USSR » : « En 1928, Pašukanis observait que le nombre de juristes marxistes était désormais suffisant pour qu’on puisse se passer de professeurs de droit bourgeois. Son groupe soutenait la purge des juristes non-marxistes ou bourgeois des structures juridiques et particulièrement des écoles de droit. Après la purge des professeurs bourgeois de la faculté de droit de Moscou en 1929-1930, 2 adhérents de la théorie de l’échange marchand ( NDT : nom du courant de Pašukanis) exprimèrent l’opinion que cela avait renforcé la position marxiste et libéré la voie pour la remise en cause des idées traditionnelles concernant l’enseignement du droit  » qui avait été reprises de manière non critique à la jurisprudence bourgeoise ». Durant cette période de nombreux juristes bourgeois, particulièrement le groupe autour du journal Pravo i zhiznet, ceux en liaison avec l’institut soviétique du droit, furent accusés  » de passer en contrebande des doctrines bourgeoises dans la jurisprudence soviétique et furent expulsés des universités… »

En 1936, Pašukanis atteint le sommet de sa carrière puisqu’il participe à la rédaction de la constitution voulue par Staline ( « la plus démocratique du monde ») et qu’il est nommé dirigeant du conseil académique rattaché au commissariat du peuple à la justice. Pourtant, depuis quelques années déjà il est l’objet de nombreuses attaques et est obligé de multiplier les auto-critiques de plus en plus humiliantes notamment du fait de son refus d’abandonner la thèse de l’extinction progressive de l’État et du droit. Il disparaît au début de l’année 1937, arrêté en même temps que son plus proche collaborateur Krylenko. Le « parasite contre révolutionnaire trotsko-boukhariniste » et « agent fasciste » Pašukanis est exécuté sans jugement la même année par le NKVD. Il sera réhabilité en 1956, mais ses thèses resteront condamnées comme des déviations inacceptables.

SOURCES :

  • Michael Head « The Rise and Fall of a Soviet Jurist: Evgeny Pashukanis and Stalinism » in Evgeny Pashukanis. A critical reappraisal, Routledge 2008

  • Tanja Walloschke « Eugen Paschukanis – Eine biographische Notiz »

  • Justen Bellingham « Commodity exchange is nine-tenths of the law: the life and work of a Bolshevik jurist » in Marxist Left Review n°15, Été 2018

  • Piers Beirne et Robert Sharlet ed. Pashukanis: Selected Writingson Marxism and Law, Academic Press, 1979

  • Robert Sharlet   » Pashukanis and the Withering Away of Law in the USSR » in Sheila Fitzpatrick ed. Cultural Revolution in Russia 1928-1932, Indiana University Press 1978