Mi juin : externalisation, chaine d’approvisionnement humaine et frontières invisibles

Chaines d’exploitation

Selon sa technique habituelle, Trump s’est donc réjoui le 7 juin et les jours suivants d’avoir résolu une crise qu’il avait lui même déclenché. Si les autorités mexicaines vont finalement mettre en oeuvre des mesures sur lesquelles elles s’étaient déjà engagées au mois de mars, les négociations portent encore sur une réforme de long terme bien plus significative que l’envoi à la frontière sud du pays de quelques milliers d’hommes de la garde nationale. En effet, l’administration Trump pousse à l’adoption d’un accord dont certains éléments figurent déjà au répertoire de la politique migratoire européenne, à savoir l’obligation pour les migrants de déposer leur demande d’asile dans le premier pays étranger dans lequel ils pénètrent, ce qui veut dire que les personnes fuyant le Salvador ou le Honduras devraient théoriquement déposer leurs demandes au Guatemala et les guatémaltèques au Mexique. Le complément bien connu de ce principe de « pays tiers sûr » c’est l’obligation pour les migrants d’attendre hors des Etats-Unis l’examen de leur demande d’asile. Le Mexique qui s’est opposé en de multiples occasions à cette évolution a semble-t-il gagné un premier délai de 45 jours avant que la question ne revienne sur la table.
Il s’agit donc d’approfondir un peu plus une externalisation du contrôle migratoire déjà bien engagée en Amérique : « Le phénomène d’externalisation des contrôles migratoires des É.-U. vers le Mexique et l’Amérique centrale se manifeste sous différentes formes : outre les politiques restrictives relatives à l’attribution de visas, et la sous-traitance de la migration irrégulière par des acteurs privés, ce processus s’exerce également à travers l’octroi de fonds aux pays tiers pour qu’ils mettent en place des programmes visant à réduire la migration irrégulière, ou en incitant financièrement ces même pays à intercepter les migrants sans documentation et à les renvoyer à leur pays d’origine, comme il a été signalé dans le cas mexicain. En outre, l’analyse des relations bilatérales entre le Mexique et les É.-U. en matière migratoire suggère une instrumentalisation de l’extension de la libre-circulation ; celle-ci peut être utilisée comme moyen de pression diplomatique depuis les É.-U., soit de garantir davantage de libre-circulation aux citoyens mexicains au sein de l’ALENA et d’enjoindre en même temps le Mexique à limiter le libre transit des centraméricains sur son territoire. ( Jean Clot « Externalisation des contrôles migratoires des États-Unis vers le Mexique et le Guatemala: éléments pour une réflexion critique. »).
Evolution qu’on retrouve bien sûr aussi en Europe depuis le début des années 2000 : « Qu’il s’agisse de mettre sur pied des centres de détention en dehors du territoire national, d’intercepter et de dérouter des navires, de coopération relative aux procédures d’expulsion, de surveiller les routes et les prétendus vecteurs de migration ou de l’utilisation de bases de données numériques pour suivre les populations migrantes (Broeders 2007), l’aspect définitoire de l’externalisation est l’implication de pays tiers dans la création et la gestion du régime frontalier. Cela ressort particulièrement en ce qui concerne les frontières méridionales de l’UE. La période qui s’ouvre en 2004 a vu la mise en place d’un réseau étroit d’accords de rapatriement, en particulier avec les pays du Maghreb, le financement de centres de détention extra-européens, l’exportation de techniques et de connaissances en matière de police et de contrôle, qu’on qualifie de « meilleures pratiques ». L’« aide conditionnelle » sert de sésame à tout ce processus, qui a facilité l’imbrication du contrôle migratoire et frontalier avec la « coopération développementale ». Dans cette situation, écrit Ali Bansaâd, « l’Europe souhaite “déporter” ou “délocaliser” ses contradictions. Cherchant à transformer le Maghred en limes […] elle confie aux pays maghrébins la fonction d’“avant-poste”, leur demandant de jouer le rôle de barrage pour endiguer le flot des migrations africaines » (Bensaâd 2006, 16).
Même si quelques-uns des membres de l’UE, tels que l’Italie par ses relations « privilégiées » avec la Lybie, jusqu’au baroud d’honneur et la chute de Kadhafi en 2011, se montrent particulièrement actifs à faire avancer ce processus, un projet comme celui du cigem (Centre d’information et de gestion des migrations), installé à Bamako, au Mali, en octobre 2008 et financé dans le cadre du neuvième Fonds européen de développement, constitue peut-être le meilleur exemple de la philosophie européenne dont s’inspire le processus d’externalisation. Le cigem marque une tentative d’impliquer le gouvernement malien dans le régime frontalier et migratoire de l’UE, sous l’égide de la nouvelle connexion entre migration et développement. Ce régime émergent ne vise pas à mettre un terme aux migrations, mais à filtrer et à canaliser ce que le site internet du centre appelle le « capital humain, financier et technique » des migrants potentiels (Janicki et Böwing 2010).
L’emploi par le cigem d’une telle terminologie manifeste le rêve de redéfinir les systèmes migratoires à la lumière des demandes des marchés économiques et du travail des membres de l’UE. Même s’il a existé des moyens bureaucratiques de filtrer les flux migratoires et d’établir des niveaux d’informalité sur les marchés du travail depuis la naissance des États-nations, ces mécanismes s’affinent de plus en plus. Le fantasme d’une migration « juste à temps » et « à la demande » a influencé l’évolution des politiques migratoires dans de nombreuses parties du monde. Xiang Bao (2008), par exemple, décrit comment des systèmes « collectifs et reposant sur le camp » pour la migration de travailleurs, en vigueur en Asie de l’Est entre les années 1960 et 1980, ont été éliminés par l’apparition de « politiques migratoires spécifiques à des secteurs » qui repèrent « sans ambiguïté » où et quand les migrants vont travailler. » (Sandro Mezzadra et Brett Neilson La frontière comme méthode, voir également les nombreux rapports du réseau migreurop à ce sujet)
Et, effectivement, tous les accords extérieurs de l’Union Européenne (sans parler des accords bilatéraux) notamment avec les pays des programmes MEDA (zone Méditerranée), TACIS (Europe centrale) , CARDS (Balkans) et ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) prévoient des mesures de lutte contre l’immigration illégale, la clause de réadmission obligatoire du migrant étant désormais le préalable indispensable de tout « libre échange »…

Autant pour ceux qui ne voudraient pas mélanger les « serviettes » du commerce avec les « torchons » de la migration. Il fut pourtant un temps où, le comme le rappelle Jennifer Gordon dans son article « People are not Bananas : How Migration differs from Trade », les économistes néo-classiques aimaient à considérer les deux termes comme équivalents et dans une large mesure substituables. D’ailleurs le fameux accord de libre-échange (NAFTA/ALENA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique était sensé en venir faire la démonstration, comme semblait le suggérer le président mexicain de l’époque, selon lequel l’accord allait permettre d’ « exporter des biens et non des gens ». Mais c’était sans compter les effets sur la petite agriculture mexicaine de la libéralisation qui allaient provoquer en retour une vague de migration vers les États-Unis. Cette « dialectique » commerce/migration a toutefois largement évolué après 30 ans d’ALENA. Les productions mexicaines et canadiennes représentent plus de 50% des importations de biens intermédiaires aux Etats-Unis, ce qui souligne l’importance prise par les chaînes d’approvisionnement de part et d’autre des frontières et toujours selon Jennifer Gordon dans son article « Regulating the Human Supply Chain », c’est aussi à la naissance d’une chaine d’approvisionnement « humaine » qu’on a assisté ces dernières années. Ainsi, l’immigration illégale a atteint en 2018 son plus bas niveau depuis dix ans, la baisse de 2007 à 2017 atteignant 65%, ce qui pousse nombre d’entreprises qui dépendaient du travail des migrants illégaux à avoir recours à des « guest-workers » qui viennent travailler temporairement aux Etats-Unis sous le régime des visas H2B. Derrière cette appellation se cache tout un système d’intermédiation ( recruteurs, réseaux de parenté) et de prédation ( avances/ prêts) qui consiste au bout du compte à littéralement transférer « le coût de l’articulation entre le travail global et le capital, de l’employeur au migrants » (Gordon). Le fait que les entrées sous ce régime de visas temporaires dépassent désormais les entrées illégales souligne suffisamment que s’est effectivement mise en place une chaîne d’approvisionnement humaine qui permet de faire venir au capital les travailleurs bas coûts dont il a besoin dés lors qu’il ne peut déplacer les unités de production; une forme retour de balancier de la mondialisation qui n’obère toutefois pas le cours général de délocalisation des frontières occidentales…
Le problème de Trump ce n’est donc plus tellement les travailleurs mexicains, dont l’illégalisation intéresse bien sûr encore certains secteurs, mais bien ces familles d’Amérique Centrale, poussées à recourir à des moyens toujours plus périlleux de franchissement de la frontière ( comme de traverser le Rio Grande comme le relatait le New-York Times cette semaine  ). Le biais raciste et délirant ( comme l’obsession du danger que représenteraient les enfants, omniprésent dans son adresse à la nation de janvier) n’en étant bien évidemment qu’accentué. Et dans son jeu d’équilibriste plouto-protectionniste, la fuite en avant étant la seule solution, c’est probablement une autre chaine, ce qu’on appelle la « Chain migration », qu’on pourrait traduire par regroupement familial en français, qui ne devrait pas tarder à revenir dans son viseur. Vieux compagnon de route de la criminalité et du « vol des emplois », l’enjeu démographique, si souvent invoqué dans les débats sur l’immigration ( cf les atermoiements japonais actuels), sert ici une fois de plus, et ce d’autant plus dans le cadre d’une vaste offensive contre le droit à l’avortement et alors qu’enfin la natalité baisse sérieusement aux États-Unis, de chiffon rouge pour remobiliser la base trumpienne sous l’égide de la race et du genre.

Big Brother Border

On a appris le 10 juin, que des dizaines de milliers d’images de voyageurs stockées dans les fichiers de l’office de protection des frontières américain avaient été dérobées par des hackeurs. Si il est peu probable qu’ils puissent en faire grand usage, cette intrusion souligne la grande masse de données amassées par les divers organismes chargés de la surveillance des frontières. Ainsi depuis le début du mois, tout voyageur désirant se rendre aux États-Unis doit désormais fournir au département d’Etat ses identifiants sur plus d’une vingtaine de réseaux sociaux, ses adresses e-mail et son numéro de téléphone. Aucune garantie n’étant bien évidemment donnée sur leur usage futur. De même la reconnaissance faciale est mise en place dans de nombreux aéroports États-Uniens. La frontière digitale européenne n’est pas en reste, qui compte, pour 2020, recouper tous les fichiers, et les données biométriques qu’ils contiennent, jusqu’ici distincts ( demandes de visa, d’asile, etc) en un seul ensemble interconnecté. Comme le note Matthias Leese dans son article « Europe’s New Digital Border » : «  Le contrôle des frontières est ainsi transformée en une opération à grande échelle d’enregistrement, de référencement et de surveillance des voyageurs. La seconde conséquence qui dérive directement de cette transformation, via la construction d’un quadrillage d’identification des personnes extérieures à l’UE, c’est que les missions de contrôle des frontières peuvent être facilement étendues du poste de frontière à l’intérieur et l’extérieur ( Pour une demande de visa les données étant disponibles bien avant l’entrée en Europe) de l’espace Schengen, où elles convergent avec les lois de maintien de l’ordre nationales et les opérations de police. » C’est un système de ce type que les bonnes âmes du parti Démocrate comptaient opposer au mur de Trump, un « mur technologique » doté d’un système de prévention du risque appuyé sur l’intelligence artificielle permettant de déterminer quels voyageurs pouvaient faire l’objet de recherches plus poussées, d’interrogatoires et d’interpellation.
Enfin, partout dans le monde ( ainsi actuellement entre la Suède et la Norvège et en 2024 entre la Suisse et l’Europe et probablement bientôt entre la Grande Bretagne post-Brexit et l’Irlande), des systèmes sophistiqués de « frontières invisibles » se mettent en place, invisibilité qui ne fait que jeter une lumière crue sur le rôle continu, démultiplié et désormais donc, cybernétiquement amélioré, de la frontière dans l’articulation des dispositifs d’exclusion, de domination et d’exploitation. On pourrait d’ailleurs dresser un parallèle, relativement abusif, entre cette invisibilisation progressive , qui n’en constitue pas moins une imprégnation/dispersion nouvelle dans la vie sociale des frontières, et la trajectoire générale de la monnaie qui de numéraire en numérique semble se déréaliser (« D’autres êtres, en se frottant au monde extérieur, perdent leur idéalisme, la monnaie, elle, s’idéalise par la pratique, son corps d’or ou d’argent se dissout en une existence fictive. » Marx Critique de l’économie politique) pour mieux concrétiser la domination de la marchandise sur l’ensemble de l’existence...

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