Une note de lecture d’Échanges

(« Échanges », n. 173, hiver 2020-2021, pp. 54-56)

Notes de lecture :
Le Ménage à trois de la lutte des classes, Bruno Astarian et Robert Ferro, Les Éditions de l’Asymétrie
Class power on zero-hours, Angry workers, PM Press

Cet article est la présentation critique de deux ouvrages traitant des luttes récentes des dix années écoulées et aujourd’hui. À première vue les deux ouvrages pourraient paraître complémentaires. Le premier (en français) traite de conflits et manifestations récurrents depuis des années, à caractère directement politique, et tente d’en retracer les objectifs et surtout la composition de classe. Le second (en anglais) parle de la lutte de classe traditionnelle, essentiellement dans les entreprises logistiques, notamment les entreprises de conditionnement alimentaire dans la banlieue londonienne proche de l’aéroport d’Heathrow, et extrapole ce résultat de leur activité sur le terrain pour l’ensemble de la classe ouvrière, débordant même d’ailleurs sur les questions de mouvements plus politiques et interclassistes traitées par l’ouvrage en français.


Il importe de savoir quels sont les initiateurs de ces ouvrages. L’un des auteurs de l’ouvrage en français, Bruno Astarian (1), est un théoricien bien connu de la communisation qu’il présente abondamment, insistant sur le rôle de la théorie. C’est même l’affirmation, dans la conclusion, du « caractère historiquement nécessaire de la production théorique communiste », et l’affirmation que « la théorie communiste n’est pas le produit immédiat du prolétariat. Elle est produite en dehors de lui et du rapport social spécifique qu’il établit lorsqu’il se soulève ». Derrière ces développements théoriques se situe le vieux débat : la pensée précède-t-elle l’action ou l’action précède-t-elle la pensée, débat dans lequel nous n’entrerons pas ici.
En revanche, les auteurs anonymes du livre en anglais, dont il est difficile de situer à quelle mouvance actuelle ou passée ils se rattachent dans leur affirmation préliminaire d’un militantisme choisi, affirmé, quasiment professionnel, si ce n’est qu’ils ont cherché constamment à militer là où ils pensaient trouver les travailleurs révolutionnaires (2). On pourrait énumérer les mutations successives de cette recherche, dont la dernière fait des travailleurs de la logistique les porteurs du flambeau révolutionnaire. C’est ainsi que ces quelques militants œuvrent présentement, soit dans les entreprises de conditionnement alimentaire de la banlieue de l’aéroport d’Heathrow (proche de Londres), en Grande-Bretagne, soit dans les centres d’Amazon entre la Pologne et l’Allemagne. Mais contrairement aux auteurs du livre en français, ils avancent toujours masqués.
Revenons à l’ouvrage en français avec le concept central de la classe moyenne salariée (CMS). Une bonne partie de l’ouvrage cherche à démontrer que cette couche privilégiée se définit aussi par son rôle dans le procès de production capitaliste et la reproduction du capital. Mais pourquoi distinguer ainsi une catégorie de travailleurs salariés ? Dans ce procès d production, qui ne fonctionne que pour la production d’une plus-value, source des profits par l’exploitation de la force de travail et qui doit être considéré dans la totalité mondiale, tous ceux qui, sur la Terre entière, à des degrés divers et dans des conditions souvent très différentes – pas seulement entre les États mais à l’intérieur de chaque État –, se trouvent en fait soumis aux même contraintes physiques et/ou mentales. Tous (quelle que soit leur place dans la hiérarchie sociale, leur salaire et les conditions de vie qui en découlent) subissent, d’une manière ou d’une autre, la même pression constant « d’en faire plus », la même précarité, les mêmes discriminations racistes, sexuelles ou sociales ou d’âge, les mêmes conséquences puissent être ressenties de manière différentes – ainsi que les résistances – suivant la position sociale. Mais cela n’en fait pas pour autant une couche spécifique avec des comportements spécifiques.
L’épuisement physique n’est pas le privilège des ouvriers du bâtiment ou de la chaudronnerie, et le burn out n’est pas le privilège des employés du tertiaire. De plus, si l’on se place sur le plan mondial, que penser, selon ce critère de CMS, où classer un métallo intérimaire de France avec une réglementation étroite du travail et des garanties sociales, pour un garçon indien de douze ans exploité durement dans une briqueterie sans contrôle et garanties ? Si l’on considère ce concept de la CMS sur le plan mondial de l’organisation de l’exploitation de la force de travail, pourrait-on aussi bien dire que tout travailleur exploité moins durement que d’autres ferait partie de la CMS ?
Il est normal que pour soutenir une thèse, une présupposition, on trouve des exemples qui illustrent la démonstration. C’est ainsi que les auteurs du livre sur la CMS citent, avec un bon travail de documentation et d’analyse, les manifestations de 2016 en France contre la réforme des règles du travail, la commune de Oaxaca au Mexique (2006), les manifestations et émeutes en Iran (2009), en Israël (2011), en Tunisie (2011) et en Égypte (2012). Privilégier six événements de ce genre parmi trente à quarante manifestations-émeutes chaque année et en tirer une généralisation, avec l’activité d’une unique couche des salariés, peut-il conduire à prouver qu’on se trouve partout dans la même situation ? Et que cette couche de CMS agit distinctement de l’ensemble de la classe des exploités par le capital au plan mondial ?
De plus, si ces manifestations-émeutes, le plus souvent à caractère politique, visaient des questions sociétales (par exemple l’avortement ou l’homophobie ou le violence policière) ou des pratiques des agents du pouvoir (corruption, fraudes électorales…), cela concernait aussi totalité de la population, la totalités des travailleurs dont on ne peut d’ailleurs mesurer la participation personnelle à ces manifestations. Mais avec touts ces réserves, l’ouvrage en français mérite largement d’être lu car il apporte, bien que sélectivement, une étude sérieuse informative et analytique de quelques mouvements illustrant les thèses des auteurs.
D’une certaine façon, l’ouvrage en anglais est à l’opposé de cette démarche qui passe du général au particulier : extrapoler une situation spécifique pour en faire une généralité. D’emblée, avant même de parler de leur militantisme, on trouve l’affirmation suivante : « En janvier 2014 nous avons choisi d’œuvrer parmi la classe ouvrière dans la banlieue ouest de Londres. » (Connaissant celui qui avait prétendument « choisi », précisons que jusqu’alors il œuvrait, dans la même approche révolutionnaire, en Inde – y réalisant d’ailleurs un excellent travail d’information sur les luttes dans ce pays). L’ouvrage traite ainsi de leur intervention essentiellement dans de très petites entreprises de conditionnement alimentaire et dans quelques grands groupes de la distribution et de la logistique. Il est difficile de chiffre le nombre de travailleurs concernés dans cette activité de conditionnement alimentaire qui, sur tout le territoire britannique, comprend aussi les abattoirs, les brasseries et les distilleries, ne groupe que 400.000 travailleurs du Royaume-Uni. Là aussi on trouve des précisions sur ces entreprises spécifiques et les luttes auxquelles les Angry Workers militants ont participé (ou qu’ils ont impulsées ?). Mais pour intéressants que soient ces luttes au ras des pâquerettes avec souvent une grande inventivité dans les résistances de base, là aussi peut-on extrapoler à l’ensemble du prolétariat anglais ? Ce que font ces militants professionnels (leur engagement est décrit au début du livre) ce n’est pas tant d’animer la défense des travailleurs contre leur exploitation, mais, comme il est souligné vers la fin du livre : « Nous voulons construire une organisation basée sur les principes théoriques et pratiques que nous avons énoncés auparavant. Souvent six étapes à franchir pour cette construction. » Curieusement le mot « parti » n’est jamais utilisé, mais ne fait il s’agit bien d’un parti dont on fixe le programme.
Dans un premier chapitre, « Une réflexion personnelle après six années », le livre tente un bilan : « À la fin de ces six ans, et à cause de changements indépendants de notre volonté, quelques-uns d’entre nous ont quitté notre centre opératoire pour de nouveaux territoires… Alors que nous n’avons pas eu de grand succès dans nos efforts d’organisation, nous avons réussi à nous maintenir à flot… Nous comme préparés pour affronter ce qui pourrait advenir. » C’était compter sans la Covid-19.
Mais pour les Angry Workers, la question reste, comme le souligne la quatrième de couverture, « What next for the working class and revolutionnary strategy ? » – en proposant que la lecture du livre leur permettrait de trouver une réponse. Une réponse ? Alors que quelques pages auparavant ils avouent avoir échoué dans leurs tentatives d’apporter cette réponse…
Finalement, pour les auteurs de ces deux livres, théorie ou activisme organisateur apportent des éléments à la fois d’informations et ouvrant des débats sur le présent et les éventuelles perspectives des luttes dans le monde, faisant ainsi d’une certaine façon partager leurs propres préoccupations concernant l’avenir.

H.S.

NOTES

(1) : Il est facile de retrouver sur Internet l’ensemble des nombreux écrits le plus souvent théoriques de cet auteur dont certains ont été publiés dans Échanges ou sous forme de brochures d’Échanges et mouvement.

(2) :Une telle recherche a toujours été l’axe de travail de militants, mais avec des variantes; dans les années 1950, on parlait surtout de trouver le « maillon faible » dans quelque État en développement.