Échange avec R.S. (Théorie Communiste), I° partie

Nous reproduisons ici le début d’un échange commencé sur le site dndf.org en avril 2020. Il s’agit d’un commentaire de R.S., membre du groupe-revue Théorie Communiste, suivi de la réponse de R.F. Le différend porte notamment sur la légitimité de la notion de sursalaire, que nous avons introduit dans Le Ménage à trois de la lutte des classes, pour définir le surcroît de valeur qui différencie les salaires de la classe moyenne salariée de ceux du prolétariat.
D’autres épisodes vont suivre.

R.F. – B.A.,
juin 2020

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[…] sans adhérer à la sociologie bourdieusienne de la « distinction », on peut admettre, me semble-t-il, que depuis 1867 la valeur dite « morale » ou « historique » de la force de travail s’est considérablement diversifiée et « enrichie » quand le capital s’empare de tous les domaines de la production et de la reproduction et en salarie presque tous les acteurs. D’autant plus que déjà dans les considérations de Marx à ce sujet, il ne s’agit pas seulement d’une comparaison entre des besoins selon les pays ou régions, d’une différence dans les goûts des consommateurs, mais de besoins historiquement et culturellement produits (voir à ce sujet le chapitre du Capital sur «Les différences dans les taux de salaires nationaux»). La norme que vous retenez (avec circonspection il est vrai) dans Le ménage à trois, de l’ouvrier qualifié dont le salaire correspondrait à la valeur de la force de travail me paraît passablement arbitraire. Vous mêmes écrivez : « Pourquoi pas l’OS » ? (p.27). Il est vrai que le cadre (en tant qu’exemplaire de l’espèce humaine) n’a pas besoin de plus d’espace et de calories. De manière générale, je me demande s’il n’y a pas comme une « erreur théorique » à vouloir déterminer, comme une valeur monétaire empiriquement repérable, la « valeur de la force de travail » qui est un concept (le même genre d’« erreur » que pour n’importe quelle valeur). La forme salaire (« prix du travail ») n’est pas qu’un simple changement de nom de la valeur de la force de travail.

Plus précisément, en ce qui concerne le membre de cette classe moyenne salariée (je reprends ici cette notion de CMS telle qu’utilisée dans Le ménage à trois, c’est-à-dire sans distinction entre ce que l’INSEE appelle « professions intermédiaires » et les cadres, jusqu‘au cadre sup), productif ou improductif, que ce soit au bureau ou à l’usine (ou dans l’encadrement et la reproduction sociale), peut-on séparer à l’intérieur de la coopération dans le mode de production capitaliste un aspect technique et un aspect social (comme vous le suggérez p.37, à la fois pour le dénier et pour vous en servir comme « justification » du « sursalaire », la distinction est ensuite clairement énoncée et confirmée pp. 282-283) ? Bien que cela affleure parfois dans le chapitre du Capital sur la coopération, je ne le pense pas (on trouve par ailleurs de nombreux fragments où l’histoire de la technologie est une histoire de la lutte des classes, voir Le Capital, Éd. Sociales, t.2, p.117). Au-delà de la simple prise en compte de la coopération, l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé devient le fait du procès de production lui-même (cf. dans les Grundrisse le fameux « Fragment sur les machines »). Si on ne distingue pas ces deux aspects (sinon, il faut libérer les usines de la domination du capital, ce que nous dit Marx dans Théories sur la plus-value, t.3, p.585 en faisant des coopératives ouvrières la « preuve » de cette distinction) le « prestige » nécessaire au commandement est indissolublement lié au côté technique de sa direction du travail, il fait partie de son travail, c’est-à-dire de la valeur d’usage de sa force de travail qui doit être renouvelée pour fonctionner adéquatement chaque jour (cette indissociabilité est peut être, comme « faux frais » – Théories sur la plus-value, t.3, p.594 –, le secret de ce salaire structurellement supérieur à la valeur et tout autant continuellement remis en cause par la modification des qualifications). Le renouvellement du « prestige » (et pourquoi pas de « l’allégeance », tout aussi nécessaire dans son travail vis-à-vis de ceux d’en-dessus que l’est le « prestige » pour ceux d’en-dessous) est alors un élément composant la valeur d’échange de sa force de travail, tout comme le terrassier a besoin de calories pour renouveler la valeur d’usage de sa force de travail et que son patron le retrouve tel qu’il est efficace. Nous savons bien que cette valeur d’usage est de produire plus de valeur qu’elle ne coûte, encore faut-il qu’elle s’applique adéquatement. Si même le profit industriel peut apparaître comme travail non pas comme travail non payé mais comme travail salarié, en salaire du travail pour le capitaliste, c’est que « le salaire du travail est, de manière générale très différencié ». (Théories sur la plus-value, t.3, p.578 ; c’est moi qui souligne).

La valeur de la force de travail est un produit social et historique, dans une certaine société et selon les contraintes de la reproduction d’un mode de production, elle résulte par là de la conjonction de nombreux éléments.

Malgré toutes les réserves que je viens de formuler, admettons cependant que quelque chose existe correspondant à ce que tu appelles un « sursalaire » (et je pense que la chose existe). Pourquoi appeler cela « sursalaire » quand il ne s’agit que d’un salaire supérieur à la valeur de la force de travail ? Je ne crois pas que cela soit contraire à aucun « dogme » que de penser que, de même qu’il peut être inférieur, le salaire puisse être supérieur à la valeur de la force de travail. Ce qui peut même arriver, dans des circonstances assez rares, pour des prolétaires ; dira-t-on alors que la classe capitaliste leur concède une part de la plus-value prélevée sur le pool social global de celle-ci ? (il me semble que sur le site Hic Salta, quelqu’un vous avez posé une question à ce propos relativement au salaire des dockers déchargeant les tankers sur les raffineries).

Qu’il s’agisse de membres des CMS productifs ou non, si le salaire est supérieur c’est (comme dans la situation inverse) à une modification de la partition de la journée de travail que l’on a affaire. Donc à une diminution du surtravail et par voie de conséquence de la plus-value. Comment alors le salaire pourrait contenir comme « sursalaire » une fraction de plus-value qui tout simplement n’a pas été produite. À moins de considérer qu’est octroyé ce qui potentiellement aurait pu être produit. Je sais que vous rejetez le terme de « rétrocession », si cela est tout à fait justifié en ce qui concerne les improductifs, je ne vois pas, dans la problématique qui est la tienne, d’autres termes en ce qui concerne les productifs (quel que soit le cheminement de cette « rétrocession »). Mais toujours étrange « rétrocession » de ce qui n’a pas existé. À mon avis, ce que l’on peut dire c’est que la masse totale de plus-value produite est affectée par ce salaire supérieur à la valeur de la force de travail, et que le montant de cette masse totale rend, selon les moments, la chose plus ou moins supportable pour la classe capitaliste.

Pour toutes sortes de raisons (« morale », historique, situation du marché du travail, division du travail, apparition de branches nouvelles, nécessité d’acheter l’allégeance dans des situations politiques ou sociales tendues …), le salaire des catégories en questions peut être supérieur à la valeur de leur force de travail. Mais, en considérant qu’il s’agit de travailleurs productifs (mais aussi pour la fraction improductive, largement la plus nombreuse, si le salaire est supérieur à la valeur, c’est la part de la plus-value captée comme profit par l’entreprise qui en pâtit), c’est à une diminution du temps de surtravail dans la journée que nous avons affaire : le travailleur travaille plus longtemps « pour lui ». Il n’est nul besoin d’invoquer une plus-value à « distribuer », c’est plutôt sa masse qui diminue. Non seulement on ne leur octroie pas ce qu’ils n’ont pas produit, mais encore il n’est nul besoin de faire appel à une tuyauterie de la plus-value en provenance du prolétariat pour expliquer que si leur salaire est supérieur à la valeur, c’est la journée de travail qui est modifiée en conséquence, la part du surtravail diminuant.

À noter que dès que la chose est possible ou si la nécessité s’en fait sentir plus rudement, la classe capitaliste et son État sautent sur toutes les occasions (quand elle ne les crée pas) pour rogner ce salaire et modifier en conséquence la partition de la journée : augmentation du nombre de diplômés, possibilité de faire venir dans les hôpitaux des médecins du « tiers-monde », utilisation des informaticiens indiens ou même israéliens, etc.. Non pas pour diminuer la plus-value qu’on leur distribue (sauf pour la fonction d’État et assimilés, mais là la plus-value ne fait pas que rétribuer le dit sursalaire) mais pour augmenter le taux d’exploitation.

Ce salaire au-dessus de sa valeur avec la consommation, les modes de vie qu’il autorise et les formes de conscience qui vont avec et, surtout, ce qui est essentiel, leur fonction dans le procès de production et de reproduction est amplement suffisant pour comprendre et expliquer la pratique et le positionnement social de ces catégories. Cela avec peut-être, j’en conviens, un peu plus de « jeu » que dans les études « empiriques » du Ménage à trois où, à mon avis, un certain schématisme dans la conception des classes et de leurs luttes provient d’un décalque immédiat sur elles des rapports de production. Finalement, ce qui m’intrigue le plus c’est que ce « sursalaire » (fraction de plus-value) placé au fondement de toutes les analyses, ces mêmes analyses pourraient s’en passer sans que cela change grand-chose.

Je pense que si Baudelot, Establet et Malemort (je n’ai pas lu leur livre, ce n’est qu’une intuition), dans le contexte idéologique de la fin des années 60 / début 70, ont inventé cette usine à gaz, c’est en raison de leur opposition à la théorie officielle du PCF à l’époque, c’est-à-dire le « Capitalisme Monopoliste d’Etat » et les alliances de classes qu’elle induisait. Il fallait sauver le Prolétariat « en tant que tel ».

R.S, 15/04/2020

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[…]
Au moins une partie des remarques et objections de R.S. avaient fait l’objet de longues discussions entre B.A. et moi au cours de la période d’incubation des deux premiers épisodes du feuilleton devenus par la suite la Présentation et le chap. 1 du livre. Dans ce qui suit je vais essayer d’expliquer les raisons pour lesquelles nous avons trouvé qu’elles étaient insuffisantes.

Le premier problème qui me saute aux yeux dans ce que R.S. m’écrit – et ce n’est pas des moindres – c’est la quasi-absence de la lutte des classes comme dynamique du mode de production capitaliste. L’approche qu’il met en avant, celle des écarts (par le bas, mais surtout par le haut) vis-à-vis d’une valeur de la force de travail pour ainsi dire « de référence » me semble gommer le fait qu’il y a des salariés qui bien rarement obtiennent quelque chose sans l’arracher bec et ongles, et d’autres pour lesquels des salaires relativement élevés, sauf crise majeure, tendent plutôt à « couler de source ». Que ce constat soit extrêmement sommaire, qu’il y ait toutes sortes de situations intermédiaires à prendre en compte et de nuances à ajouter, ne change rien à l’affaire. Qu’est-ce qui n’est pas toujours « plus compliqué que cela » ?

R.S. semble mettre beaucoup d’emphase sur l’idée que la valeur de la force de travail est « un produit social et historique ». Mais étonnamment, dans le fond de ses raisonnements, le partage de la journée de travail et même la valeur de la force de travail apparaissent comme figées, tels qu’ils pourraient apparaître, au degré maximal d’abstraction (nécessaire mais pas suffisant en lui-même), dans un schéma ou une formule algébrique où le capital variable est donné et le taux d’exploitation est constant ; donc sans médiation et sans approximation vers le réel comme processus vivant, où le curseur entre travail nécessaire et surtravail n’est jamais donné une fois pour toutes parce que les fonctions fondamentales sous-jacentes, travail salarié et capital, sont personnifiées. La séparation entre lutte des classes et développement du capital d’une part, le prolétariat comme échangiste ordinaire (la force de travail comme marchandise normale) d’autre part – objets récurrents de critique chez Théorie Communiste – ne me semblent pas très loin ici. Car, s’il y a redéfinition permanente du curseur travail nécessaire/surtravail, s’il y a contrainte, violence du rapport social, en un mot (très approximatif) « rapport de force », quelle est la force sociale qui s’oppose à la pression exercée par le capital ? Ce qui est déterminant dans le partage entre travail nécessaire et surtravail c’est la l’affrontement entre prolétariat et du capital, et pas entre capital et travailleur collectif et combiné.

R.S. écrit : « qu’il s’agisse de membres des CMS productifs ou non, si le salaire est supérieur c’est (comme dans la situation inverse) à une modification de la partition de la journée de travail que l’on a affaire. Donc à une diminution du surtravail et par voie de conséquence de la plus-value. Comment alors le salaire pourrait contenir comme “sursalaire” une fraction de pl qui tout simplement n’a pas été produite ? ». D’abord, pour qu’une certaine valeur de la force de travail demeure la norme sociale, il ne faut pas que les écarts (par le bas et par le haut) la remettent en question, sinon on assiste effectivement à un changement de la norme. Avec les salaires supérieurs de la CMS (productive ou improductive), on a des écarts si nombreux et en même temps si systématiquement à la faveur de segments particuliers du salariat, qu’il est impossible de ne pas en tenir compte et de résorber ces salaires supérieurs dans une moyenne comprenant aussi les salaires du prolétariat. Si, comme R.S. l’écrit, les salaires supérieurs de la CMS (productive ou improductive) interviennent au niveau du partage primaire de la journée de travail, et ne font que cela, il n’y aurait pas lieu de parler de « salaire au-dessus de sa valeur », pas plus que de parler de sursalaire. Ou bien on considère que « la contradiction en tant que force vivante c’est la contradiction entre surtravail et travail nécessaire, c’est-à-dire le prolétariat au sens strict de classe ouvrière » (TC 25, p. 155), et alors la classe moyenne salariée, en y intervenant, fait davantage qu’introduire une simple modification quantitative dans la position du curseur ; ou bien la classe moyenne salariée y est comprise d’emblée comme fraction de la classe ouvrière, et alors elle n’existe tout simplement pas.

En revanche, si « salaire au-dessus de sa valeur » il y a, on se demande bien pourquoi ce sont toujours (plus ou moins) les mêmes catégories qui le touchent. Il y dans le commentaire de R.S. une volonté – que j’avoue trouver suspecte – de rendre accidentel le lien entre fonction de la CMS dans le procès de travail/valorisation et salaire « au-dessus de sa valeur », tout en reconnaissant que c’est « structurel ». On peut tenir compte des exceptions à la règle, à condition de reconnaître que l’existence de ce lien est la règle, non l’exception.

Mais surtout : qu’est-ce qui fait histoire ? Le raisonnement de R.S. se développe comme si la lutte de classes n’était au mieux, pour la détermination de la valeur de la force de travail, qu’un facteur parmi d’autres. Lorsqu’il essaie d’expliquer la raison d’être de ce que nous, B.A. et moi, appelons le sursalaire de la CMS, il fait recours à une causalité multifactorielle : « Pour toutes sortes de raisons (« morale », historique, situation du marché du travail, division du travail, apparition de branches nouvelles, nécessité d’acheter l’allégeance dans des situations politiques ou sociales tendues …), le salaire des catégories en question peut être supérieur à la valeur de leur force de travail ». Lorsqu’on invoque des « nombreux éléments », neuf fois sur dix le poisson va être noyé dans l’eau. En l’espèce, ce raisonnement n’explique pas plus les salaires élevés des catégories en question qu’il n’explique les évolutions conjoncturelles des salaires en général, toutes catégories confondues. Pas besoin de petites mains dans les nouvelles branches ? Pas besoin d’ouvriers pour produire des armes en temps de guerre ? Les pénuries de main-d’oeuvre, on ne connaît pas chez les ouvriers ? Il n’empêche : pourquoi le salaire « supérieur à la valeur de leur force de travail » se conserve assez bien chez certains (les fameuses « catégories en question ») et si mal chez les autres ?

Par ailleurs, je me demande si toute cette emphase sur l’idée que la valeur de la force de travail est « un produit social et historique » ne viendrait du fait de nous attribuer une définition biologisante de la valeur de la force de travail, comme s’il ne s’agissait que du minimum vital (« Il est vrai que le cadre (en tant qu’exemplaire de l’espèce humaine) n’a pas besoin de plus d’espace et de calories » ; « …comme le terrassier a besoin de calories… ») ? Pourtant nous disons bien, et Baudelot Establet Malemort aussi, que le volume des besoins nécessaires à la constitution de la force de travail d’un cadre est en tant que est tel bien supérieur à celui d’un ouvrier, en raison de la formation initiale notamment (p. 27-28).

Venons à la remarque sur l’aspect technique et l’aspect social, qui est peut-être la plus pertinente. R.S. écrit : « le “prestige” nécessaire au commandement est indissolublement lié au côté technique de sa direction du travail, il fait partie de son travail, c’est-à-dire de la valeur d’usage de sa force de travail qui doit être renouvelée pour fonctionner adéquatement chaque jour ». En même temps, R.S. rappelle aussi que la valeur d’usage de la force de travail est, pour le capital (productif), de créer plus de valeur qu’elle ne coûte. Mais il ajoute entre parenthèse : « cette indissociabilité est peut être, comme “faux frais” (…) le secret de ce salaire structurellement supérieur à la valeur et tout autant continuellement remis en cause par la modification des qualifications ». La remise en cause des qualifications ne remet pas en cause le principe de leur hiérarchie. Mais passons. Si le salaire paie, non pas le travail, mais la reproduction de la force de travail et que, de plus, le prestige et l’allégeance sont inclus dans le côté technique du travail d’encadrement, il n’y a aucune raison que leur coût de reproduction soit payé deux fois, une fois comme valeur de la force de travail et une fois comme « faux frais ». Ensuite, R.S. ajoute une nuance intéressante et symptomatique : « encore faut-il qu’elle (la force de travail, nda) s’applique adéquatement ». Justement. Dans le rapport entre l’ouvrier et le petit patron actif, physiquement présent, ce n’est pas à l’ouvrier de veiller à ce que sa propre force de travail soit appliquée adéquatement, d’évaluer s’il a bien ou mal travaillé, etc. C’est au patron de s’en occuper. En déléguant ses tâches à d’autres salariés, il leur confie aussi celle qui consiste à contrôler le travail des autres. Ce n’est certainement pas la seule tâche qu’il peut déléguer (il y en a beaucoup d’autres), mais celle-ci est qualitativement unique. Ce n’est pas la même chose que déléguer la comptabilité à un agent comptable. Et c’est cette tâche qui implique (et explique) le sursalaire. Ensuite, si l’on ne se satisfait pas d’une distinction entre « aspect technique » et « aspect social », on peut le dire autrement. Il n’en reste pas moins qu’il faut faire la différence entre des tâches qui impliquent l’organisation et le contrôle du travail autrui et de sa bonne exploitation, et d’autres qui ne l’impliquent pas. Seules les premières justifient le sursalaire.

R.S. écrit : « A noter que dès que la chose est possible ou si la nécessité s’en fait sentir plus rudement, la classe capitaliste et son Etat sautent sur toutes les occasions (quand elle ne les crée pas) pour rogner ce salaire et modifier en conséquence la partition de la journée : augmentation du nombre de diplômés, possibilité de faire venir dans les hôpitaux des médecins du « tiers-monde », utilisation des informaticiens indiens ou même israéliens, etc. ». Le fait que le capital s’attaque au salaire de la CMS ne dit rien de la définition de ce salaire : contient-il un surcroît de valeur ou pas ? De plus, la temporalité envisagée ici est vague. De même que pour les grands bouleversements de la base technique du mode de production capitaliste, qui n’excluent pas l’innovation à la marge, le moindre qu’on puisse dire c’est que ce n’est pas un processus homogène et continu, touchant en permanence l’ensemble des cadres et des professions intermédiaires.

R.S écrit aussi : « Je ne crois pas que cela soit contraire à aucun « dogme » que de penser que, de même qu’il peut être inférieur, le salaire puisse être supérieur à la valeur de la force de travail. Ce qui peut même arriver, dans des circonstances assez rares, pour des prolétaires ; dira-t-on alors que la classe capitaliste leur concède une part de la plus-value prélevée sur le pool social global de celle-ci ? (il me semble que sur le site Hic Salta, quelqu’un vous avez posé une question à ce propos relativement au salaire des dockers déchargeant les tankers sur les raffineries) ».

D’abord : il est vrai que nous avons admis la possibilité du paiement du salaire en-dessous de la valeur de la force de travail. Il aurait fallu préciser qu’il ne peut s’agir que d’écarts épisodiques par rapport à norme sociale, sinon – comme je disais plus haut – il y a modification générale de la norme. Et il aurait fallu mieux préciser ce que nous sous-entendions par là, à savoir l’OS immigré de première génération, reposant pour une partie de la reproduction de sa force de travail – formation scolaire (aussi infime soit-elle), cadre familial – sur une autre aire nationale. Mais on ne peut pas toujours tout dire.

Pour ce qui est du salaire des dockers et cas assimilés, la réponse reste la même que pour notre interlocuteur sur le site HS : « Le sursalaire est a priori systématique et ne résulte pas des luttes, le marchandage de la force de travail est épisodique. Ce dernier ne peut fonctionner que de manière limitée dans la mesure où telle ou telle fraction du prolétariat, par le biais d’une médiation syndicale ou politique, parvient à se constituer en closed shop. Mais il est important de préciser que si ce marchandage arrive à se perpétuer pour un certain temps, cela ne va pas sans le maintien d’un rapport de force collectif. (…) Pour la CMS, que ce soit dans le privé ou dans le public, le sursalaire – grand ou petit – est là, et c’est tout ; même si elle peut lutter pour le défendre, elle ne lutte pas pour l’obtenir. La différence est de taille. (…) ». C’est ce marchandage, en raison de son caractère épisodique, qui peut correspondre à l’idée d’écart par le haut par rapport à la valeur de la force de travail.

Je prie d’ailleurs de noter que nous n’avons pas manqué de signaler cette question, relative aux ouvriers les mieux payés, dans la note 15 p. 373 du Ménage à trois. Et je ne crois que cela soit contraire à aucun dogme que d’utiliser, pour ce genre de situations que R.S. reconnaît être « assez rares », la vielle notion d’aristocratie ouvrière, à condition de lui conférer une signification différente par rapport à celle de Lénine… et de mettre l’accent sur le qualificatif « ouvrière ». Peut-on sérieusement croire que ces salaires ouvriers plus élevés soient le cadeau des monopoles, qu’ils puissent se maintenir sans rapport de force ? J’ai un camarade qui est docker dans le port de Gênes. Il gagne bien sa vie et, surtout, il lui arrive souvent de pouvoir partir après 6 heures de boulot. C’est néanmoins un travail dur, parfois épuisant, souvent dangereux, et il faut faire les nuits. Mais surtout, s’il est devenu docker c’est que son père l’était ici-même (impossible autrement). Le jour où il en ira de même pour les ingénieurs on en reparlera.

R.S. écrit que la forme salaire n’est pas qu’un simple changement de nom de la valeur de la force de travail. C’est vrai, et c’est justement pour cette raison que nous ne voyons pas d’inconvénient à penser qu’un salaire puisse inclure une partie de plus-value. Si le profit industriel peut apparaître comme rémunérant le capitaliste qui travaille, comme le dit Marx dans le passage des Théorie de la plus-value cité par R.S., c’est d’abord parce que la forme fétiche (« prix du travail ») peut occulter la nature du revenu (valeur de la force de travail ou plus-value). Et alors pourquoi pas l’hybridation des deux ? Que le salaire soit «de manière générale très différencié » c’est censé expliquer quoi ? Encore faut-il savoir de quelle hiérarchie des salaires on parle : celle de 1863 ou celle de 2020 ? Si l’on considère – à juste titre selon moi – que « ne serait-ce que comme simple constatation historique, les “nouvelles classes moyennes” sont liées à la subsomption réelle du travail sous le capital » (R.S., La classe moyenne en elle-même), ce n’est qu’en fonction des caractéristiques de celle-ci que cet élément peut avoir une quelconque pertinence.

Quoi qu’il en soit, il est bien beau d’insister sur la métamorphose du concept en forme(s) phénoménale(s), mais alors allons jusqu’au bout : « Qu’il s’agisse de membres des CMS productifs ou non, si le salaire est supérieur c’est (comme dans la situation inverse) à une modification de la partition de la journée de travail que l’on a affaire. Comment alors le salaire pourrait contenir comme “sursalaire” une fraction de pl qui tout simplement n’a pas été produite. A moins de considérer qu’est octroyé ce qui potentiellement aurait pu être produit. Je sais que vous rejetez le terme de “rétrocession”, si cela est tout à fait justifié en ce qui concerne les improductifs, je ne vois pas, dans la problématique qui est la tienne, d’autres termes en ce qui concerne les productifs (quel que soit le cheminement de cette “rétrocession”). Mais toujours étrange “rétrocession” de ce qui n’a pas existé ». La forme salaire n’est pas plus un simple changement de nom de la valeur de la force de travail qu’un simple changement de nom du travail nécessaire. Quand le capitaliste paie le salaire, la valeur de la force de travail a été créée, la plus-value aussi. À ce moment-là, l’équivalent valeur du sursalaire existe logiquement (dans la plus-value). C’est tout. On peut aussi envisager que les salaires du cycle n ne sont pas payés avec la valeur créée au cycle n, mais plutôt au cycle n-1 etc. Ça revient au même.

R.S. écrit que les analyses « empiriques » contenues dans le Ménage à trois pourraient se passer de la théorie du sursalaire sans que cela change grand-chose. Je ne le pense pas. Ne serait-ce que parce que le rattachement de la CMS à un revenu spécifique nous a amené à traiter la question de la CMS et de l’interclassisme de façon plus tranchée que dans les analyses produites sur le sujet depuis une décennie. Je pense que notre approche met le doigt sur la légèreté de beaucoup de discours et d’analyses faites par le passé dans notre milieu, où la notion d’interclassisme a été utilisée à tors et à travers et où des flatulences de la CMS ont été parfois transformés en grandes étapes de l’histoire ; où l’on en vient à expliquer l’interclassisme actuel par l’opacité des rapports de distribution (est-ce nouveau?), ou à proclamer que toutes les luttes de la période actuelle sont interclassistes parce que… la période est ainsi faite. La notion de sursalaire donne une base de classe claire à la compréhension de l’interclassisme et des mouvements de la CMS, et si on peut toujours affiner et ajouter de la complexité (où en trouve-t-on autant que dans nos chapitres sur la Tunisie et l’Égypte?), ça doit toujours être sans se départir de cet acquis, que la CMS est un vecteur de l’exploitation du prolétariat. Le reproche de « schématisme », je l’assume, je le revendique même.

R.S. fait l’hypothèse que la théorie de la rétrocession de la plus-value de Baudelot, Establet et Malemort viendrait de leur opposition à la théorie officielle du PCF de l’époque, et des alliances de classes qu’elle impliquait. Je dirais plutôt qu’ils y étaient favorables, du moins sur le principe de la politique d’alliances. On le dit p. 34. Qu’importent leurs dissensions avec la ligne officielle, ou leurs buts avoués ou inavoués ? Ne peut-on pas tomber sur une vraie découverte malgré des buts douteux ou discutables ? N’y-a-t-il pas d’autres avant eux qui sont partis pour l’Orient et ont découvert des Indes à Occident ? Bref, la remarque de R.S. me paraît relever d’un procès d’intentions qui n’a pas grand intérêt.

En conclusion, que nous (B.A. et moi) ayons raison d’appeler « sursalaire » le sursalaire, et de considérer que c’est de la plus-value, la question qui fonde notre théorie demeure entière pour ceux qui veulent bien l’entendre. À savoir que ce « plus » qui s’ajoute à la valeur de la force de travail n’est pas un élément aléatoire, ce n’est pas une oscillation occasionnelle. Ce n’est pas non plus une sorte de noix de coco tombée du cocotier et que le premier venu pourrait ramasser. Ce supplément concerne une masse nombreuse et des catégories socio-professionnelle délimitées. Et – point fondamental – il est généralement versé sans qu’il y ait besoin de le réclamer. Qu’ensuite il soit réduit et que cela entraîne de la bagarre, c’est une autre paire de manches.

Ou bien on considère que le salariat comme rapport de production et rapport de distribution et la distinction entre travail simple et travail complexe «  permettent d’introduire structurellement l’importance et la pertinence de la hiérarchie des revenu » (R.S., La classe moyenne en elle-même), et donc suffisent à expliquer cette hiérarchie ; ou bien on considère qu’il y a là un petit truc qui pose problème. Un épistémologue appellerait ça une anomalie. Dans le cadre d’un paradigme constitué, d’une science normale dirait T. Kuhn (cf. La structure des révolutions scientifiques), il suffit un « ajustement ad hoc » pour régler l’affaire sans faire éclater le système. La théorie du sursalaire n’a pas vocation à être davantage.

Vice-versa, s’en tenir aux écarts par rapport à la valeur de la force de travail « de référence », et l’expliquer en invoquant « toutes sortes de raisons », ne me paraît pas satisfaisant. Aussi – si je puis me permettre – ça fait un peu petit joueur.

R.F., 28/04/2020