Assemblées

Le tournant, qu’à l’instar d’autres, on peut qualifier d’assembléiste initié par les « assemblées des assemblées » de Commercy puis de St-Nazaire doit être considéré à sa juste mesure par rapport à l’ensemble du mouvement ( ainsi on comptait à St-Nazaire trois groupes différents de Gilets jaunes qui de surcroît se foutaient sur la gueule selon la presse locale) ainsi qu’au regard de certains précédents récents bien plus massifs et diffus comme les assemblées de quartier lors du mouvement des indignés ( José Luis Morena Pestana indique que « Selon les calculs, entre 2,2 et 7,4 millions de personnes ont participé aux activités du mouvement 15M. »). Néanmoins le discours sans ambiguïtés quant au racisme et à l’antisémitisme ou la volonté d’étendre le mouvement via des créations de maison du peuple ou la tenue d’assemblées devant les bureaux de vote a certainement permis une clarification « politique » salutaire quoique certains y ont vu une tentative de récupération par la gauche de la gauche classique. On retrouve bien évidemment en lisant les comptes-rendus détaillés ou en regardant les vidéos de ces réunions les longues tergiversations, liste de revendications, propositions d’actions parfois loufoques et pinaillages divers qui ont caractérisé tant les assemblées indignées que le mouvement nuit debout. Un joli exemple de ces controverses et complications est donné par cet extrait d’une séance plénière où l’on débat sur le fait de savoir si « la sortie du capitalisme » devait figurer dans la liste de revendication adoptée à l’issue de la seconde assemblée des assemblées :

« Un délégué : Je voulais juste demander qu’on enlève une chose, la revendication de sortir du capitalisme (ouh dans l’assemblée) ça me semble pas sérieux, ça me semble pas sérieux parce que, parce que ou bien on en sort, ou bien on en sort pas, mais ce n’est pas une revendication qu’on peut exprimer par rapport à nos ennemis ou par rapport à nos adversaires : on ne le revendique pas, on peut revendiquer une loi, ou l’abolition d’une loi, c’est une revendication, c’est quelque chose qu’on demande à quelqu’un. La sortie du capitalisme est quelque chose de beaucoup plus sérieux, que simplement une affirmation de type idéologique .
Claude : Oui je vois pas mal de visages qui opinent.
Donc juste sur ce point là, au moins en une seconde euh on met au vote qui est d’accord pour dire que ce n’est pas une revendication : levez vos cartons jaunes. Les votes semblent tendre vers le POUR.
 Je voulais le faire en trois points donc maintenant ceux qui veulent garder la revendication sur le capitalisme levez vos cartons verts . non, j’avais, non non… Vert. (confusion) Le copain propose de supprimer la revendication sur le capitalisme : ceux qui sont d’accord avec lui, j’avais dit de lever le carton jaune, ceux qui sont d’accord avec lui. Pour supprimer le capitalisme (sourire)… Pour supprimer la revendication. Ok donc maintenant, ceux qui sont pas d’accord, ceux qui veulent que ça reste dans le texte. Bon, il n’y a pas unanimité sur la proposition sur la proposition du copain, donc on garde ce qui a été proposé par la commission. (bruits dans la salle, aha anti anticapitaliste etc.. ambiance un peu tendue) »

Dans le même registre de « sortie du capitalisme » l’un des intervenants de l’assemblée des assemblées de Commercy avait été un peu plus précis : « Il faut rajouter au début de ce texte le fait que pour avoir un pays le plus démocratique possible, il faut multiplier les assemblées : sur les rond-points, les lieux de travail, les lieux d’étude… Sur la question du double-pouvoir : si des assemblées émergent partout y compris sur les lieux de travail, on sera sur un double-pouvoir et il faudra dégager l’État et le capital. » Si ce gilet jaune prenait pour le moins ses rêves pour la réalité, cela nous donne toutefois l’occasion de rappeler qu’il y a bien eu des situations de « double pouvoir assembléiste » il n’y a pas si longtemps en Europe, en l’occurrence de l’autre côté des Pyrénées. Une tradition souterraine que bien des auteurs oublient de mentionner quand ils évoquent les pratiques de « démocratie directe » dans les mouvements de ces dernières années.

Développé dans les luttes ouvrières sous la dictature franquiste ce qu’on a appelé la pratique assembléiste des ouvriers espagnols a atteint son acmé avec la transition démocratique des années 70. Dans un article reprenant une expression de l’époque « L’assemblée est notre arme fondamentale », le groupe Os Cangaceiros revenait en 1985 sur cette phase agitée et oubliée de l’histoire de l’autonomie ouvrière ( On peut sur le sujet se reporter également à l’ « Histoire de dix ans » publié à la même époque par l’Encyclopédie des Nuisances, ainsi qu’au livre espagnol Luchas autonomes en los anos setenta) : « Depuis la fin de la guerre civile, une idée devenue pratique fait son chemin en Espagne. Dés les premières grèves sauvages sous le franquisme, les prolétaires espagnols se sont organisés en assemblée. Si l’on peut en trouver l’origine dans une tradition libertaire chère aux espagnols, elle ne peut expliquer à elle seule l’émergence de la pratique assembléiste dans le mouvement social de ce pays. Les conditions qui ont présidé à l’écrasement du mouvement révolutionnaire espagnol ont contraint les prolétaires à se donner des formes de lutte spécifiques, à défendre l’idée de l’assemblée comme seule organisation possible de la communication, sans laquelle ils ne pouvaient agir. (…) En Espagne plus que nulle part ailleurs, les formes de représentativité politique ont été mises à mal. Plus qu’ailleurs ce qui parle et se meut au nom de la légalité a trouvé peu d’échos chez les pauvres. Des leçons tirées d’un affrontement direct et permanent pendant près de 40 ans contre l’État, les prolétaires espagnols en ont déduit une nécessité subjective de communiquer entre eux sans intermédiaires. La pratique assembléiste de réunion, discussion, de décision au moment d’une grève constitue tout le contraire du recours systématique à la médiation syndicale et tout cela contient une richesse spécifique aux luttes sociales en Espagne. »

Dans une brochure de Cajo Brendel et Henri Simon qui donne une description détaillée du champ de force de l’époque et de la naissance du mouvement assembléiste, « De l’anti-franquisme à l’après-franquisme. Illusions politiques et luttes de classe. » ( disponible sur le site archives autonomies),  on lit ce constat plus circonspect : «  Il a pu apparaître, comme nous l’avons dit, dans le courant de 1976, que ce fonctionnement d’assemblées et de délégations élues dans une multitude de luttes ouvrait la voie à un développement autonome des luttes · certains n’hésitaient pas à dire « révolutionnaire ». La chute a été pour ceux-là d’autant plus brutale que la mise en place des syndicats reconnus (y compris la CNT), du système légal de délégation et de discussions contractuelles reprenait le rôle qu’avait assumé transitoirement le système des assemblées, et ceci sans conflits majeurs (en tout cas pas différents de ceux des autres pays industriels de l’Ouest). On peut dire que pour la majorité des ouvriers, qui œuvraient dans les assemblées, le passage du spontané à l’institutionnel a été « normal » tant il est vrai que tant que le capital domine, ce sont les rouages mêmes du système qui apparaissent les plus propres à assumer une des fonctions essentielles : la discussion du prix de la force de travail. Les désillusions viennent de la méconnaissance de ce fait et de l’illusion qu’on peut maintenir en permanence une organisation de classe qui tirait sa vie réelle d’une période de lutte déterminée.
Ce n’est pas tant dans ces formes autonomes déjà analysées, déjà ambiguës lors des luttes et plus encore après, que les caractères de l’autonomie sont apparus, mais dans les moments fréquents dans l’Espagne de 76-77 où les nécessités de la lutte économique ont porté la lutte sur un autre terrain que l’usine et dans un cadre plus global que cette lutte économique. Nous ne retiendrons que trois des exemples cités plus haut : Sabadell, Vitoria, Roca pour souligner que la lutte a gagné rapidement la rue, suite à l’intervention de la police, qu’elle a englobé toute la population dans des comités de quartiers, que les femmes ont pu jouer dans la lutte un rôle direct et que, finalement, le dépassement de la politique (en termes de partis) se faisait par l’action collective des affrontements ou de l’auto-organisation de toutes les activités nécessaires à la poursuite de la lutte. Ce n’était plus la forme de cette auto-organisation qui devenait essentielle, mais les tâches qu’elle assumait et les buts qu’elle poursuivait. Sur ce terrain, il n’y avait pas de récupération possible parce que tout cela cessait avec la lutte elle-même, en redevenant les formes quotidiennes de la résistance à la domination du capital – seul refuge de l’autonomie en dehors des périodes d’affrontements directs et ouverts. »

L’assembléisme et l’enjeu de son extension à toutes les sphères de la société n’a pas concerné que l’Espagne à l’époque comme le rappelait l’historienne Raquel Varela dans une interview au site-revue A contretemps (« Pour une histoire populaire de la Révolution portugaise. ») : « La Révolution portugaise est une authentique révolution : non une simple situation pré- révolutionnaire mais une situation révolutionnaire, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’Etat entre dans une crise profonde et dans laquelle se généralise une situation de double pouvoir, de dualité de pouvoirs. Plus de trois millions de personnes, autrement dit plus d’un tiers de la population, sont investies dans des commissions de travailleurs, d’habitants (moradores) ou de soldats. Mais il n’y eut à aucun moment une unification, un Soviet unificateur. Il y a bien un double pouvoir qui parvient à s’organiser régionalement, par exemple à Setubal où émerge un Soviet, un « comité de lutte » qui contrôle toute la ville qui se situe dans l’une des principales régions industrielles du pays. Il y a également des embryons d’organisation de double pouvoir à Lisbonne et à Porto, mais on ne trouve à aucun moment un Soviet unificateur à un niveau national.
Mais cet aspect ne permet pas de comprendre pleinement la force des grèves dans la Révolution portugaise. L’autre dimension centrale, c’est que ces grèves furent majoritairement décidées et organisées dans le cadre d’assemblées générales et de commissions de travailleurs. Il s’agissait de grèves qui, très souvent, incluaient des revendications socialistes, par exemple le contrôle sur les comptes de l’usine, etc. Donc ces grèves allèrent souvent bien au-delà de revendications strictement syndicales et exprimèrent une politique de classe, une politique révolutionnaire. (…)
Les commissions d’habitant-e-s ont constitué d’authentiques « organes de décision locale ». Elles ont émergé presque immédiatement comme structure de décision locale, agissant comme un pouvoir parallèle face aux mairies en recomposition. (…)
Comme tous les organismes de dualité de pouvoir dans les processus révolutionnaires, ils ont été traversés par des luttes politiques pour leur direction, associées à un programme. La majorité des revendications portées par les commissions d’habitant-e-s consistaient en mesures d’urgence : droit au logement (en maintenant les populations dans leur logement ou leur quartier) ; infrastructures ; crèches ; installations sanitaires. Ces commissions étaient organisées par quartiers – et pas nécessairement sous une forme administrative, comme dans le cas des paroisses (freguesia) – et avaient donc une dimension qui associaient des formes de solidarité ou de conflit, mais hors des lieux de travail. »

Coup d’état contre-révolutionnaire du 25 novembre 1975 au Portugal, fin abrupt du mouvement en 78 en Espagne, cette courte période de « double pouvoir assembléiste » a bien vite sombré dans l’oubli. Pourtant ses échos furent loin d’être marginaux. Si Loren Goldner dans le livre qui lui a consacré, Ubu saved from drowning, tire un constat un peu amère : « La crise des dictatures en Grèce, Espagne et Portugal semblait à beaucoup ( à moi y compris) être le commencement d’une nouvelle période de révolte internationale de la classe ouvrière ; de fait, ils furent des extensions locales spéciales du ferment qui avait pris fin dans la plupart des pays en 73, avec des taches locales spéciales de liquidation à accomplir. » On peut également penser avec Raquel Varela : « la Révolution portugaise a reporté la contre-révolution néolibérale dans toute l’Europe. Le grand plan néolibéral est consécutif à la crise de 1973. Les premières grandes grèves de mineurs en Angleterre, alors que Thatcher est déjà ministre [de l’Education] ont lieu en 1973. La Révolution portugaise va conduire à une convulsion sociale en Espagne et en Grèce, et la bourgeoisie européenne craint alors une contagion en France et en Italie. Donc la Révolution portugaise reporte la mise en place des plans néolibéraux (flexibilisation du marché du travail, etc.) à la fin de la crise de 1981-1984. De mon point de vue, elle a joué ce rôle là, lié à l’effet de contagion, craint par les classes dirigeantes de France et d’Italie, deux pays centraux en Europe. Le mai 68 français a eu écho dans le monde entier, mais la Révolution portugaise aussi. Elle modifie complètement le rapport de forces en Europe, provoquant une peur très forte du côté de la bourgeoisie. Et la doctrine Carter va s’inspirer de la Révolution portugaise. Plus généralement, toutes les révolutions ont des effets au niveau mondial. »

 

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