Épidémies et confinement (V) : ordre domestique et « femmes de mauvaise vie »

Autre institution qui se généralise en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’hôpital-prison pour prostituées atteintes (ou soupçonnées de l’être) de maladies vénériennes constitue une étape et l’aboutissement provisoire d’un bien plus long « compagnonnage » entre épidémies, confinement, ordre domestique et prostitution. Comme le rappelle Engels dans un passage célèbre de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État  » :  » dans le monde moderne monogamie et prostitution sont bien des contraires, mais des contraires inséparables, les deux pôles d’un même état social ». On pourrait plus spécifiquement constater, à l’instar de bien des historiennes et historiens de la prostitution, que le traitement de cette dernière évolue selon les restructurations successives de la famille à travers l’histoire. Or les mesures de confinement prises par temps de ou sous prétexte d’épidémies ont souvent accompagné les changements dans cette articulation entre ordre domestique et « gestion » de la prostitution par les pouvoirs publics. C’est que chercheront modestement à illustrer les quelques notes qui suivent…

a suivre..

Épidémies et confinement (IV) : une nouvelle génération d’institutions

Toujours relativement « à rebours » des grands récits et raccourcis « panoptiques », se pencher sur la nouvelle génération d’institutions de confinement nées de la lutte contre les épidémies de la moitié du XIXe siècle à celle du XXe permet d’observer, à la marge, l’émergence d’un nouveau mode de gestion des populations qui accompagne les révolutions « microbiennes » et industrielles mais aussi les nombreux ressacs, vicissitudes et conflits qui en jalonnent l’histoire. En effet, quand la nécessité de l’isolement/confinement des malades se repose avec une urgence nouvelle pour faire notamment face à l’épidémie de tuberculose, ce ne sont certes pas que l’inexorable progrès médical et sanitaire ou le grand plan du Léviathan qui président aux décisions finalement prises mais bien les antagonismes sociaux de l’époque comme le montrent d’ailleurs en détail les textes de David Barnes et Randall Packard qui composent le cinquième chapitre de notre recueil.

Le sanatorium

Institution de soin et de confinement emblématique de la période, le sanatorium symbolise à sa manière ce champ de force. Comme le résume Alison Bashford dans « Cultures of confinement: tuberculosis, isolation and the sanatorium » ( in Isolation. Places and practices of exclusion) :  » Le sanatorium du début du XXe siècle était un lieu hybride à la généalogie particulière. Institution disciplinaire somme toute classique, le sanatorium a émergé de traditions multiples et ambigües de rites et pratiques d’isolation correctrices, thérapeutiques et éducatives : en partie hôpital, en partie prison, en partie école et dans ses diverses variantes publiques ou privées, en partie asile et en partie station thermale. » Surtout, ce qui n’était au départ qu’une initiative privée d’un médecin persuadé, contrairement à l’écrasante majorité de ses collègues, que la maladie n’était pas incurable, et qui prônait les vertus de l’air des montagnes pour ses malades autant par conviction que par opportunité ( sa belle-soeur tenant un spa dans les Sudètes, voir « The Evolution of the Sanatorium: The First Half-Century, 1854-1904 » de Peter Warren), ouvrit bientôt la voie à un vaste mouvement de création, à l’initiative du gouvernement impérial, de « Volksheilstätten » ( sanatoriums du peuple) à travers toute l’Allemagne. Si leur efficacité thérapeutique resta toujours l’objet de débats, ces institutions, vouées « au bien être de la classe ouvrière » « permettaient de contrecarrer les tendances socialistes et donc de renforcer le gouvernement national. La centralisation de la lutte contre la tuberculose et l’établissement d’un réseau de sanatoriums constituaient également une opportunité pour établir un cadre administratif à l’échelle du pays pouvant être utilisé pour la planification et l’exécution de futures mesures « hygiénico-sociales »( Eva Eylers « Planning the Nation: the sanatorium movement in Germany« ).

Cette précoce socialisation par le confinement resta toutefois longtemps, comme bien d’autres mesures sociales novatrices prises par le régime bismarckien, une spécificité allemande, objet d’ailleurs d’une certaine fierté nationale ( « Le ratio entre le nombre de citoyens et de sanatoriums et les statistiques de mortalité par tuberculose devinrent de fait un moyen de faire reconnaître la détermination de la nation à l’échelle européenne (…) Le nombre de sanatoriums devint un indicateur du degré de civilisation » Eva Eylers). En france comme le retrace David Barnes dans le texte traduit dans le recueil, les conflits autour de l’étiologie de la maladie et la frilosité de la bourgeoisie devant l’ampleur des mesures à prendre freinèrent toute grande initiative jusqu’à la première guerre mondiale, qui joua un rôle « cruellement décisif » dans la mise en place d’un véritable réseau de sanatoriums à l’échelle nationale ( voir Stephane Henry Vaincre la tuberculose (1879-1939) et la thèse de Philippe Grandvoinnet, Histoire des sanatoriums en France (1915-1945). Une architecture en quête de rendement thérapeutique ). Il ne suffisait donc pas que la tuberculose soit érigée un peu partout en symbole de la « dégénérescence » guettant la nation pour que les classes dominantes se décident à placer à l’isolement des pans entiers de la force de travail. On pourrait d’ailleurs, en marxiste paresseux, y lire l’inachèvement d’une subordination réelle du travail au capital qui ne se déploiera réellement qu’à partir de l’entre-deux guerres…

Quoiqu’il en soit, le terme de sanatorium continua donc de recouvrir un spectre des réalités bien différentes : mouroir, prison ( « L’admission dans un sanatorium public, que le gouvernement considérait comme la mesure la plus efficace pour lutter contre l’épidémie, ressemblait à l’entrée dans un camp de concentration : une fois à l’intérieur les patients perdaient leur liberté – non seulement toutes les activités étaient conduites selon un programme strict mais même les livres étaient contrôlés et la plupart des patients ne quittaient jamais l’institution vivants » William Johnston The Modern Epidemic. A History of Tuberculosis in Japan), « workhouse » ( voir par exemple la description de la vie dans le sanatorium d’Arequipa aux États-Unis par Susan Craddock dans « Engendered/endangered: women, tuberculosis, and the project of citizenship »), mais aussi institution mutualiste ( voir « La tuberculose, fondement de l’action médico-sociale mutualiste enseignante (1902-1940) » de Charlotte Siney-Lange) ou lieu de villégiature pour malades fortunés ( La montagne magique de Thomas Mann restant bien évidemment la référence incontournable dans ce registre). Diversité qui était le signe d’un indéniable succès, bien entendu facilité par la « révolution microbienne ».

La découverte par Koch du bacille de la tuberculose en 1882 démentait en effet les théories de l’hérédité qui régnaient absolument jusque là et justifiait, en établissant la contagiosité de la maladie, la mise à l’écart des malades. Notons que la thèse d’une tuberculose héréditaire continua toutefois d’être défendue par un certain nombre de sommités médicales et plus généralement que le mouvement eugéniste travailla désormais, avec plus ou moins de succès selon les pays, à réconcilier hérédité et mesures de confinement : « Beaucoup d’eugénistes soutenaient l’idée d’une ségrégation du reste de la société de ceux qui avaient hérité de « mauvaises moeurs ». Les dégénérés, notait-on souvent étaient le produit de l’incapacité de la société à ségréguer les individus non sains et en mesure de se reproduire (…) Mais l’objection principale soulevée contre la ségrégation eugénique était le coût généré par l’entretien à vie de ces dégénérés dans des institutions d’État. » ( Philip K. Wilson, « Bad Habits and Bad Genes: Early 20th-Century Eugenic Attempts to Eliminate Syphilis and Associated « Defects » from the United States« , voir également du même auteur « Confronting “Hereditary” Disease: Eugenic Attempts to Eliminate Tuberculosis in Progressive Era America« ) Un certain nombre de nouvelles institutions de confinement, telles les colonies d’épileptiques en Allemagne ou aux États-Unis, tenteront de mettre en pratique ce paradigme avant de finalement ouvrir la voie à des institutions d’assistance et de soin spécialisés plus classiques ( voir Djem Kissiov et alii « The Ohio Hospital for Epileptics—The First ‘Epilepsy Colony’ in America« )… Au tournant du siècle, le confinement, de plus ou moins longue durée, s’impose donc comme nouvel horizon sanitaire et ce, au-delà des controverses étiologiques.

Pourtant si « Le sanatorium apparaît à l’époque comme une institution sanitaire totalement moderne à l’encontre de l’hôpital, considéré comme vétuste et dépassé » (Stephane Henry Vaincre la tuberculose (1879-1939), ses vertus médicales effectives restaient et restent toujours l’objet de controverses. Plusieurs chercheurs arguant néanmoins que c’est la simple isolation des tuberculeux qui a permis le déclin de l’épidémie en Europe et aux États-Unis : « La tuberculose n’a pas décliné du fait d’une tendance inhérente de la maladie à décliner, ni à cause des facteurs économiques et sociaux déterminant le niveau de vie. La tuberculose, dans toutes les situations pour lesquelles nous avons des données historiques consistantes, a décliné grâce à la réduction des possibilités pour les patients atteints de tuberculose de répandre la maladie. » ( Leonard G. Wilson « The Historical Decline of Tuberculosis in Europe and America: Its Causes and Significance« ).

Neil McFarlane dans un article fouillé, « Hospitals, Housing, and Tuberculosis in Glasgow, 1911-51″, avance par contre que le recours au sanatorium, devenu massif en Angleterre depuis que le National Insurance Act de 1911 prévoyait une subvention pour les séjours en sana, ce qui en fit une manne très profitable pour certains prestataires privés, permettait surtout de ne pas s’attaquer véritablement aux conditions de logement qui constituaient une des principales causes de prévalence de la maladie dans la capitale écossaise :  » Le traitement institutionnel de la tuberculose à Glasgow fut en très grande partie un gâchis de temps, d’argent et d’efforts avant l’introduction de chimiothérapies efficaces. Bien qu’ayant la plus grande proportion de lits réservés aux tuberculeux de Grande-Bretagne, Glasgow vit la situation se détériorer gravement dans les années 30. (…) Le traitement en institution, quoique couteux, constituait la solution la plus simple et la moins chère au problème de la tuberculose. Il fournissait, peut-être involontairement, un écran de fumée masquant les conditions sociales qui prédisposaient effectivement à la maladie. Médicalement ce fut un échec complet mais politiquement ce fut une grande réussite. » On remarquera que pour Alain Cottereau qui souligne dans son article « La tuberculose : maladie urbaine ou maladie de l’usure au travail ? Critique d’une épidémiologie officielle : le cas de Paris. », le rôle du « glissement écologique »dans l’épidémiologie officielle de la tuberculose, c’est à dire la « transposition en termes de rapports avec l’environnement des problèmes qui relèvent des rapports sociaux », l’attention portée à l’insalubrité des logements ou à l’alcoolisme permettait au contraire d’occulter la responsabilité de l’usure au travail…

Si il a pu donc parfois être instrumentalisé de façon délibérée pour ajourner des réformes structurelles ou au contraire les mettre en valeur pour contrer l’essor du mouvement ouvrier, le sanatorium était en tout cas toujours soumis aux contingences du développement de la socialisation dans les pays industriels que ce soit la médicalisation progressive, du fait de l’ampleur de l’épidémie, des anciennes institutions d’assistance ( ainsi les « workhouse » anglais voir Leonard G. Wilson « The Historical Decline of Tuberculosis in Europe and America p. 23 du pdf) ou la mobilisation de masse pour la guerre moderne. Il faut noter également que si il constitue la première institution de confinement médical « volontaire », au point qu’en france on adopte en 1924 un décret pour limiter le séjour à six mois dans les institutions publiques, il fut également un terrain d’affrontement entre des malades qui s’organisent pour défendre leurs droits et des médecins arcboutés sur leurs prérogatives ( Voir la contribution de Dominique Dessertine et Olivier Faure « Malades et sanatoriums dans l’entre-deux guerres » au recueil Peurs et Terreurs face à la Contagion, pp. 233-234). Le caractère pour le moins kaléidoscopique de cette institution « d’une transition » tant sociale que médicale et sa disparition soudaine, après une dernière apogée au début des années 50, dés lors que se généralisèrent les traitements modernes, invitant en tout cas à se méfier des grandes généralisations progressistes ou « biopolitiques » quant au rapport entre épidémies et confinement…

Les hôpitaux d’isolement

Si l’Allemagne fut longtemps en pointe dans le développement « sanatorial », c’est l’Angleterre qui a, quant à elle, ouverte la voie à une autre institution de confinement emblématique de la fin du XIXe et du début du XXe, les hôpitaux d’isolement réservés aux personnes frappées par les grandes épidémies de la période ( Choléra, variole, typhus, fièvre typhoïde, scarlatine, etc). Cette histoire des hôpitaux d’isolement est indissociable des diverses mesures de santé publique qui vont dessiner un « modèle anglais » dans la seconde moitié du XIXe siècle. En effet comme le rappelle Dorothy Porter dans Health, Civilization and the State : « Le véritable impact des maladies infectieuses sur le système britannique de santé publique ne fut pas simplement de stimuler la création de lois sanitaires mais au bout du compte de légitimer le pouvoir de l’État à passer outre la liberté individuelle afin de réduire la menace de certaines maladies perçues comme évitables. » Cet élargissement progressif des prérogatives de l’État en matière de santé peut effectivement se lire au fil des législations adoptées : les « Compulsory Vaccination Acts » de 1853 et 1867, imposant aux parents la vaccination de leurs enfants, les « Contagious Diseases Act » successifs ( 1864, 1866, 1869), qui prévoyaient examens médicaux obligatoires et confinement pour les prostituées, le « Sanitary Act » de 1866 imposant aux collectivités locales l’assainissement des rues et des logements dont le spectre d’intervention est élargi par le « Public Health Act » de 1875, et enfin l' »Infectious Disease (Notification) Act » de 1889 d’abord obligatoire à Londres puis dans tout le pays en 1899 qui obligeaient logeurs et médecins à notifier tout cas de maladies infectieuses aux autorités sanitaires locales, ces dernières pouvant décréter par la suite le confinement obligatoire du malade.

Comme le retrace en détail Peter Baldwin dans Contagion and the State in Europe, 1830-1930 des structures de confinement des malades, certes donc légalisées et généralisées tardivement, sont mises en place dés les années 1860 et toutes sortes de méthodes informelles permettent aux autorités locales de forcer les personnes malades à se soumettre avant que les amendes pour non notification et non isolement ne soient imposées. Comme il le souligne, les nouvelles structures d’isolement précèdent la révolution microbienne avant d’en devenir évidemment les « compagnons de route » :  » La connaissance [grâce aux découvertes de Koch] des moyens spécifiques par lesquels se transmettaient le choléra rendait les techniques d’inspection, d’isolation et de désinfection plus efficaces mais ces procédures avaient été adoptées et élaborées bien avant que le bacille ait fait son apparition sur la scène épidémiologique. » Ce qu’il appelle le « néo-quarantinisme » anglais va progressivement gagner les autres grands États européens au départ réticents, probablement du fait du souvenir cuisant des émeutes cholériques des années 1830 et 1840 ( voir le chapitre à ce sujet dans notre recueil). Après quelques atermoiements et le retour du choléra, les lois allemande sur les maladies contagieuses de 1900 et française sur la protection de la santé publique de 1902 entérinent plus ou moins directement le recours au confinement obligatoire des malades.

Un correspondant du Times notait en 1888 : « Tandis que les anglais vont à Paris et à Berlin pour étudier la médecine et la chirurgie, c’est à Londres que les docteurs et les responsables de l’hygiène publique du monde entier se rendent pour étudier le fonctionnement des hôpitaux d’isolement des malades infectieux » (cité dans Contagion, Isolation, and Biopolitics in Victorian London de Matthew L. Newsom Kerr) Pourtant des oppositions se manifestèrent longtemps dans ce « berceau anglais » : contre la vaccination obligatoire surtout mais aussi contre l’extension du « Contagious Diseases Act » ( voir « Opposition to the Contagious Diseases Acts, 1864-1886 » de Margaret Hamilton), contre les « bouillons de culture » que représentaient parfois ces hôpitaux d’isolement qui mélangeaient toutes sortes de malades ( voir « Scarlet Fever and Confinement : the Edwardian Debate over Isolation Hospitals » de John M. Eyler) et provenaient des différentes classes de la société : « La résistance découlait en partie d’un refus d’accepter les violations des principaux légaux et libéraux que supposaient un programme disciplinaire à grande échelle. Ces principes – du respect du code de procédure, du droit de l’individu, de l’égalité devant la loi, etc – ont constitué un contrepoint historique aux exigences du pouvoir et ont été utilisés pour s’opposer au système disciplinaire non seulement par ses cibles issues de la classe ouvrière et aussi par des fractions importantes de la classe dominante. » Miles Ogborn « Law and Discipline in Nineteenth Century English State Formation: The Contagious Diseases Acts of 1864, 1866 and 1869″). Néanmoins, effet probable de la popularisation des thèses « microbiennes », Dorothy et Roy Porter constatent dans « The Enforcement of Health: The British Debate » que « les Infectious Disesases Acts de 1889 et 1899 n’ont rencontré que peu d’opposition publique. Quand des pouvoirs comparables de mise à l’écart des malades avaient été instaurés pendant l’épidémie de choléra de 1832, la population avait réagi avec des émeutes de masse (…) Cette nouvelle docilité du public britannique suggère que dans le dernier quart du XIXe la population s’était habituée aux nouvelles rationalités médicales qui pouvaient supposer une restriction des libertés ».

Mais, allant au-delà de l’opposition simple et nette entre principes démocratiques et pratiques de confinement, Alison Bashford et Carolyn Strange rappellent dans leur introduction, « Isolation and exclusion in the modern world » au recueil Isolation. Places and practices of exclusion qu' »en même temps que la codification et l’extension des droits et des libertés à l’époque moderne, les États libéraux démocratiques mirent en place de plus en plus de façons différentes d’isoler des personnes considérées comme un danger pour elles-mêmes ou les autres. Au XXe siècle, un large spectre de pratiques d’exclusion classifiaient et confinaient non seulement le mauvais, le malade et le fou mais aussi ceux considérés comme racialement inférieurs, intellectuellement inaptes et potentiellement dangereux. Dans l’occident post-lumières les nouvelles imaginations politiques de la liberté – inventée comme droit inaliénable- créaient la possibilité même de sa suppression comme nouvelle forme de punition. » Matthew L. Newsom Kerr va dans le même sens dans Contagion, Isolation, and Biopolitics in Victorian London :  » Le libéralisme permettait à la fois un discours de protestation et de résistance au confinement illégitime ( dans les hôpitaux psychiatriques, dans les lieux de quarantaine, les workhouses, les prisons, etc) et dans le même temps validait le principe de base du confinement dans des institutions d’État. » Selon cet auteur, les hôpitaux d’isolement, dont il analyse en détail le fonctionnement, sont en fait l’un de ces lieux où s’inventa cette « gouvernementalité libérale ».

En effet :  » Au cours du XIXe l’hôpital cessa de représenter un lieu d’exclusion et de pouvoir négatif et commença à incarner la gouvernance positive de l’espace urbain et de la population des villes. Il est important de noter que ce changement se produisit alors que les responsables britanniques de la santé tenaient fermement à l’idée que la quarantaine était, dans ses aspects essentiels, une pratique de gens simples et retardataires. Un écrivain américain résumait succinctement la position britannique. Il reconnaissait que l’isolation à l’hôpital constituait « essentiellement une quarantaine sporadique et locale » mais insistait sur le fait que « dans les pays hautement civilisés, elle était plus perfectionnée et efficace sur tous les plans que la quarantaine classique ou de frontière ». L’isolation différait en tout point des quarantaines abruptes pratiquées par des peuples mal gouvernés et les nations moins civilisées. En l’espace d’une centaine d’années, la contagion avait disparu puis ré-émergée comme projet central du gouvernement urbain moderne, mais sous un mode de gouvernementalité largement différent. La gestion des maladies contagieuses fut moins l’exercice d’un pouvoir direct, intrusif ( comme dans la quarantaine et la ville en temps de peste) et fut intégrée à une stratégie générale de gouvernement indirect et s’appuyant sur les probabilités. » Le système d’isolement hospitalier représentant le champ où se déployaient  » défis et opportunités de la réconciliation du gouvernement libéral avec le désir d’éradiquer les épidémies. » ( Contagion, Isolation, and Biopolitics in Victorian London, p.71)

On retrouve « bien sûr » ici les réflexions de Foucault dans ses cours de 1977-78 au Collège de France réunis et publiés sous le titre Sécurité, territoire, population. Sans certes prétendre rendre les subtilités de cette énième « secousse généalogique » de son oeuvre, une assez longue citation permettra toutefois de comprendre comment, quoiqu’à la marge, ces hôpitaux d’isolement s’inscrivaient pleinement dans les objectifs et contradictions d’une nouvelle « prise en charge des populations » : « Si effectivement les faits de population, les processus économiques obéissent à des processus naturels, ça veut dire quoi ? Ça veut dire bien sûr que, bien sûr, il n’y aura non seulement aucune justification, mais même tout simplement aucun intérêt à essayer de leur imposer des systèmes réglementaires d’injonctions, d’impératifs, d’interdictions. Le rôle de l’État, et par conséquent la forme de gouvernementalité qui va désormais être prescrite, cette forme de gouvernementalité va avoir pour principe fondamental de respecter les processus naturels, ou en tout cas d’en tenir compte, de les faire jouer ou de jouer avec eux. C’est à dire que d’une part, l’intervention de la gouvernementalité étatique devra être limitée, mais cette limite qui sera posée à la gouvernementalité ne sera pas simplement une sorte de borne négative. A l’intérieur du champ ainsi délimité va apparaître tout un domaine d’interventions, d’interventions possibles, d’interventions nécessaires, mais qui n’auront pas forcément, qui n’auront pas d’une façon générale et qui très souvent n’auront pas du tout la forme de l’intervention réglementaire. Il va falloir manipuler, il va falloir susciter, il va falloir faciliter, il va falloir laisser faire, il va falloir autrement dit, gérer et non plus réglementer. Cette gestion aura essentiellement pour objectif, non pas tellement d’empêcher les choses, mais de faire en sorte que les régulations nécessaires et naturelles jouent ou encore de faire des régulations qui pénétreront les régulations naturelles. Il va donc falloir encadrer les phénomènes naturels de telle manière qu’ils ne dévient pas ou encore qu’une intervention maladroite, arbitraire, aveugle ne les fasse pas dévier. C’est à dire qu’il va falloir mettre en place des mécanismes de sécurité. (…) De là, enfin, l’inscription de la liberté, non seulement comme droit des individus, légitimement opposés au pouvoir, aux usurpations, aux abus du souverain ou du gouvernement mais de la liberté devenue un élément indispensable à la gouvernementalité elle-même. On ne peut bien gouverner maintenant qu’à la condition qu’effectivement la liberté ou un certain nombre de formes de liberté soient respectées. Ne pas respecter la liberté, c’est non seulement exercer des abus de droit par rapport à la loi mais c’est surtout ne pas savoir gouverner comme il faut. L’intégration des libertés et des limites propres à cette liberté à l’intérieur du champ de la pratique gouvernementale, c’est devenu maintenant un impératif.  » ( Sécurité, territoire, population, pp. 360-361)

La lutte contre les épidémies par le confinement représentait donc dans ce cadre une ligne de crête toute particulière. Et si le développement des analyses quantitatives et de la statistique permettront une analyse toujours plus fine du risque et de sa prévention ( notamment autour de l’épidémie de variole, voir Foucault idem pp. 62-63) même « l’individualisation du phénomène collectif de la maladie » n’empêchera pas que se repose le problème. Dans un autre texte contemporain des cours au Collège de France, « L’évolution de la notion d' »individu dangereux » dans la psychiatrie légale », où il articulait la gestion des risques à la notion d’individus dangereux, Foucault évoquait ainsi la « responsabilité sans faute » d’un créateur de risque inconscient du mal qu’il peut infliger. Or, si Foucault ne le signale pas directement, une incarnation majeure de cette « responsabilité sans faute » c’est le « porteur sain » de l’épidémie. Dés la seconde moitié du XIXe la question va hanter les autorités sanitaires occidentales et aura même ses vedettes comme la coriace cuisinière Mary Mallon surnommée « Typhoid Mary » ( voir Typhoid Mary. Captive of the Public’s Health de Judith Walzer Leavitt) qui en se soustrayant au confinement qui lui avait été imposé par les autorités sanitaires répandit une fièvre typhoïde dont elle était porteuse saine et alimenta d’épiques débats sur la compatibilité entre préoccupations sanitaires et droits individuels aux États-Unis. Ces débats ont continué par la suite de se poser, dans les sphère juridiques et médicales, notamment autour de la mise à l’isolement obligatoire des tuberculeux ( voir « Temporarily Detained : Tuberculous Alcoholics in Seattle, 1949 through 1960″ de Barron H. Lerner et, notamment, « Tuberculosis, culture and coercion » du spécialiste de la question Richard Cocker). Le retour en force, dans la pandémie de Covid-19, d’hôpitaux d’isolement temporaires en Chine et à Hong-Kong guère plus riants que leurs prédécesseurs et, en france notamment, les diverses pirouettes rhétoriques sous-orwelliennes ou sous-libertariennes autour du rapport entre « vaccination et liberté » venant bien entendu faire écho aux débats du passé.

Pour ce qui est des hôpitaux d’isolement, qu’on peut certes ériger en moment nécessaire d’une santé publique moderne et même d’une « citoyenneté sanitaire » en gestation ou, au contraire, en goulag edouardien, jalon de la longue lignée de camps du XXe siècle, il est tout de même bon de rappeler que leur existence était indissociable des flux et reflux des réformes d’assainissement urbain et d’encadrement de la pauvreté ( voir le troisième chapitre du livre de Kerr) eux même reflets des conflits autour du travail libre ( cette liberté « devenue impératif ») et de sa reproduction que venait compliquer et densifier une conception nouvelle de la contagion permettant de jeter les bases de la nouvelle articulation par l’État du biologique au social dont le douloureux enfantement marque toute la première moitié du XXe siècle.

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