Daniel Vaughan-Whitehead, Albania in Crisis. The Predictable Fall of a Shining Star

Critique la plus précise et la plus impitoyable des politiques de libéralisation menées dans l’Albanie post-socialiste, le livre de ce fonctionnaire de l’Organisation Internationale du Travail est aussi une remarquable défense du caractère « classiste » de l’insurrection de 1997. Tout la deuxième partie du livre est ainsi consacrée à démontrer, chiffres et témoignages à l’appui, comment les destructions d’entreprises durant le soulèvement correspondaient précisément aux secteurs où se pratiquaient l’exploitation la plus intense et les méthodes de management les plus brutales.

Comme il le conclut : « Le présent ouvrage, qui s’appuie principalement sur les résultats d’une enquête exhaustive auprès des entreprises, mais aussi sur un large éventail d’autres sources, présente des preuves solides que la récente vague de mécontentement a été générée non seulement par l’effondrement des schémas pyramidaux et la rébellion qui en a résulté à l’encontre des pouvoirs en place, mais aussi par de nombreux autres facteurs importants. Il s’agit notamment des problèmes sociaux qui se sont accumulés au cours des premières années de la réforme : augmentation du chômage, faiblesse des aides sociales, baisse des salaires et conditions de travail déplorables. La participation active des travailleurs au conflit et le nombre élevé d’entreprises détruites ou gravement endommagées, ainsi que le type d’entreprise généralement visé, constituent des preuves évidentes du mécontentement populaire à l’égard de la réforme. » ( voir également les passages traduits à la fin de la chronologie dans notre livre).

James Pettifer et Miranda Vickers, The Albanian Question : Reshaping the Balkans

Principaux historiens anglo-saxons de la transition post-socialiste albanaise, James Pettifer et Miranda Vickers avaient publié en janvier 1997, soit au tout début de ce qui allait devenir l’insurrection de mars, « Albania. From Anarchy to Balkan Identity », titre qui ne manquait certes pas d’une certaine prescience quoique plutôt à contretemps ce dont témoignait d’ailleurs également la couverture du livre ( une photo des locaux de la VEFA, la principale pyramide financière albanaise). En 2007, ils ont repris dans The Albanian Question : Reshaping the Balkans leurs analyses à l’aune du soulèvement.

Ce qui distingue plus particulièrement celles-ci est l’accent mis sur le legs « envériste », c’est à dire de la « stalinautarcie » d’Enver Hoxha. Pettifer et Vickers soulignent ainsi la continuité dans l’isolement et l’endogamie d’une classe dominante qui restait arcboutée sur son fragile bastion de Tirana et était surtout préoccupée de se faire bien voir des diplomates étrangers en vue d’une éventuelle passation de pouvoir sous tutelle occidentale. Du côté de la population, ils soulignent tout d’abord l’importance de la formation militaire du temps de « L’Albanie sentinelle du marxisme-léninisme » ( « Les albanais n’avaient pas besoin d’être formés aux méthodes de guérilla puisque celles-ci avaient été enseignées aux populations civiles depuis des décennies ») et surtout émettent une thèse assez surprenante quant au fond idéologique et social de la révolte : « Pour les étrangers, les événements ont été subsumés sous la bannière de « l’anarchie » alors qu’en fait ce qui se déroulait c’était une étape avancée d’un conflit entre deux traditions qui s’étaient formées sous le communisme : la tradition « envériste », avec son accent mis sur la révolution et le pouvoir populaire, qui pouvait également incorporer des éléments de nationalisme albanais et la tradition « économiste et technocratique » représentée par le président Berisha et son gouvernement. L’envérisme avait à sa manière un véritable contenu révolutionnaire qui était profondément ancré dans la conscience politique populaire. »

Si on ne peut que saluer la volonté d’envoyer promener les poncifs ethniques ( sud contre nord, c’est à dire tosks contre gegs) chers aux journalistes et à certains universitaires, on peut tout de même douter de l’emprise réel de cette idéologie envériste, fantasmée par Berisha et ses relais, surtout après la radicalité dont a fait preuve la population dans le démantèlement du régime en 1990-1991 et que Pettifer et Vickers avait très bien documenté dans leur premier livre. The Albanian Question n’en constitue pas moins une référence incontournable pour qui souhaite comprendre le soulèvement dans son contexte national et régional ainsi que ses suites immédiates avec la tentative de putsch de Berisha en 1998…

Fatos Lubonja, The False Apocalypse. From Stalinism to Capitalism

Ce livre du dissident historique, tant du régime stalinien que de celui de Berisha, Fatos Lubonja constitue un témoignage de l’évolution de la situation depuis Tirana et les cercles de l’intelligentsia démocratique et représente indéniablement une « bouffée d’air frais » face à la manie albanaise de tout ramener à un complot de tel ou tel camp, même si l’auteur n’abandonne jamais vraiment la classique condescendance des élites albanaises vis à vis du reste de la population, comme l’illustre par exemple le chapitre XXXVIII du livre traduit ci dessous :

 » Après l’accord
« Nous voulons des armes !
On veut des armes !
Nous voulons des armes ! »
Une vague de cris a culminé et s’est brisée, et le flot humain a déferlé pour engloutir le plus grand arsenal de Berat.
Les gens ont pillé ce qu’ils pouvaient, Kalachnikovs, mitrailleuses lourdes, balles, mines, bombes, grenades. Ils sont sortis exaltés. Certains, kalachnikovs en bandoulière, sautent dans des camions qui se mirent en route avec fracas vers la ville la plus proche, Poliçan. Arrivés sur la place principale, ils tirent en l’air volée après volée, comme pour montrer qu’ils sont les maîtres de la ville. Après cette invasion, ils se sont dirigés vers Skrapar.
L’accord du 9 mars n’a pas convaincu le Sud de rendre les armes, mais a déclenché une réaction en chaîne d’attaques de dépôts d’armes et d’occupations de villes par des hommes armés.
A Skrapar, les insurgés de Berat ont rejoint une partie des habitants armés de la ville. Quelqu’un leur a indiqué le poste de police, en prétendant que des unités de police allaient être déployées pour débloquer une route pour le passage des troupes de Tirana. Les insurgés ont attaqué le poste de police et y ont mis le feu.
Des coups de feu du même type ont été entendus dans tout Fier, Lushnjë et Levan.
Le lendemain, tout le Sud, à l’exception de la ville de Korça, échappe à tout contrôle, avec des attaques contre des dépôts d’armes, le pillage des réserves alimentaires et la destruction de bâtiments publics. Au moins dix personnes ont été tuées et vingt blessées.
Ce soi-disant soulèvement avait-il des chefs ? Qui oserait le diriger, maintenant que Tirana avait fait des propositions de réconciliation ? Ou alors s’agissait-il d’un mouvement spontané ? Le partisans de Berisha prétendaient que non et pondaient des théories du complot qui se contredisent parfois entre elles. Sur la « carte de la rébellion », ils pointaient du doigt d’importants centres stratégiques comme Berat, qui avait également été la base aérienne d’où les deux MIG avaient décollé pour se réfugier en Italie. Il doit s’agir d’un plan militaire, disaient-ils, conçu par les services de renseignement étrangers, les Grecs surtout, voire la CIA elle-même, qui était sous l’influence du lobby grec. Ces fictions ont été transmises aux journalistes occidentaux, dont certains les ont transformées en nouvelles dignes d’intérêt pour le public occidental. « Le cauchemar de l’Épire du Nord : L’Albanie en danger » tel était le titre d’un article du Corriere della Sera du 12 mars, dans lequel l’auteur affirmait qu’un avocat grec bien connu, l’un des dirigeants les plus connus du mouvement de l’Epire en Grèce, dont le but était de rattacher la partie sud de l’Albanie à la Grèce, tentait de coordonner les efforts des insurgés albanais dans le sud. Il voyageait librement de Sarandë à Gjirokaster, Delvinë et Tepelenë, et rencontrait les chefs rebelles. L’article concluait :  » La communauté internationale doit veiller à ce que les frontières de l’Albanie soient gardées et sécurisées contre l’infiltration d’éléments destructeurs. Les albanais doivent rester vigilants et ne pas tomber dans ce piège. »

Ce scénario avait été concocté par les gens de Berisha au cours des derniers jours, après qu’ils aient constaté que l’opposition à Tirana s’était assise à la table des négociations avec Berisha, tandis que le Sud poursuivait ses propres affaires. Mais dans la propagande de Berisha, le vieux récit de la réaction communiste prévalait toujours. Selon ce scénario, les anciens agents de Sigurimi et les officiers de l’ancien régime qui n’obéissaient pas à Tirana avaient organisé ce soulèvement pour tenter de revenir en arrière et de restaurer le communisme. Les communistes n’avaient-ils pas répété pendant cinquante ans qu’ils étaient arrivés au pouvoir dans un bain de sang et qu’ils ne le quitteraient que dans un bain de sang ? Maintenant, il était temps que le sang coule.
Certains journalistes occidentaux ont avalé ce scénario, reprochant aux diplomates de leur pays de ne pas avoir réagi correctement au terrorisme des anciens communistes au début du mois de février, lorsque les arsenaux de Vlora ont été ouverts. Le nom de Kiço Mustaqi est apparu dans la presse occidentale. Cet officier supérieur, ancien ministre de la défense d’Enver Hoxha, condamné pour génocide, s’est réfugié en Grèce et serait le cerveau de la rébellion dans le Sud.
Ces théories du complot rendent Qorri [ alter-ego de Lubonja dans le livre ] furieux. Il savait comment elles opéraient, et cela l’agaçait plus encore que leur absurdité manifeste. Les gens de Berisha servaient ces explications aux Occidentaux, qui étaient enclins à les croire en raison de leurs connaissances limitées et de leur foi dans les stéréotypes. Et c’est ainsi que ces interprétations, investies du style et de l’autorité de la presse occidentale supposée impartiale et réputée, ont été recyclées par la télévision d’État, afin de convaincre les Albanais eux-mêmes de leur véracité.
La réalité de la réaction en chaîne qui a traversé le Sud après le 9 mars était compliquée et bien différente.
Après tout ce qui s’était passé, les habitants du Sud ne pouvaient plus faire confiance à l’accord du 9 mars. Berisha avait tout essayé contre eux. Après l’échec de la violence policière, il avait essayé l’état d’urgence, envoyant l’armée et même des avions pour les bombarder. Après l’échec de tout cela, il a soudainement annoncé : « Asseyons-nous et parlons de paix et de réconciliation ». Qui pouvait avaler cela ? L’opposition de Tirana lui a tendu la main au moment où il aurait dû capituler. Pire encore, elle avait conclu un accord en vendant le Sud. Selon l’accord, les gens du Sud devaient rendre leurs armes dans la semaine sans aucune garantie sur ce qui se passerait ensuite. Bien sûr, ils avaient peur de Tirana. L’instinct de conservation le plus élémentaire leur indiquait qu’il fallait qu’ils se défendent par eux-mêmes.

A ce désarroi du Sud s’ajoute le fait que l’accord du 9 mars affaiblissait encore plus l’autorité des institutions. Plus personne ne savait qui était responsable de l’Etat. Le monde criminel s’est manifesté, dans toute sa puissance, et a comblé ce vide. Les prisons ont été ouvertes et les détenus libérés profitent de l’agitation pour voler et piller.
Le peuple devait se défendre contre une armée qui pouvait le désarmer et l’emprisonner. Ils devaient se procurer de la nourriture et se protéger des criminels. La plupart d’entre eux pensaient donc qu’ils seraient plus en sécurité avec une arme.
Aucun leader ne coordonnait ces actions dans le Sud. C’est précisément parce qu’ils étaient faibles et sans chef que les gens tiraient en l’air, pour se sentir forts et protégés, et pour effrayer quiconque osait s’approcher : en fait, pour faire disparaître leur propre peur. Les gens se sont également dirigés vers les dépôts d’armes dans l’espoir de piller quelque chose qui vaille la peine d’être vendu.
Comme Qorri l’avait lu quelque part, les tournures les plus perverses des événements ne peuvent être prévues mais sont le produit de coïncidences. « 

Communisme : « Albanie, le prolétariat s’affronte à l’État Bourgeois »

« La lutte du prolétariat en Albanie a apporté un souffle d’air frais dans l’atmosphère étouffante de la paix sociale qui aujourd’hui. bien trop souvent encore, endort les réflexes de classe des prolétaires. Par leurs actes dénonçant clairement l’ensemble des structures de l’Etat comme étant leur ennemi, les prolétaires en Albanie ont renoué avec les traditions de lutte de notre classe que tant d’années de défense de la démocratie -que ce soit au nom del ‘antifascisme ou de l’anticommunisme- ont bel et bien rejetées dans l’oubli. Les exemples de rupture d’avec le respect de la propriété privée, d’avec le règlement des conflits par les voies des tribunaux, … sont tellement rares aujourd’hui que nous prenons ici le temps et l’espace de raconter ce qui s’est passé en Albanie, et d’élaborer une périodisation afin de définir les moments les plus importants de l’évolution des rapports de forces entre révolution et contre-révolution dans ce pays. » Lire la suite sur leur site (où l’on peut télécharger le n°46 dans lequel ce long panorama a été publié).

Mouvement Communiste : « Une insurrection prolétarienne inachevée »

« Inachevée, hésitant à franchir son propre Rubicon, le fleuve Shkumbin qui partage l’Albanie en son milieu, après avoir embrasé les villes du Sud, intimidée par les chiens de guerre des services secrets que l’Etat avait mobilisé en toute hâte et lâché dans les rues de Tirana, vidée de son énergie révolutionnaire par les militants du Parti Socialiste 1 agissant au sein des comités de Salut Public, l’insurrection classiste albanaise a dégénéré en luttes claniques et règlements de compte entre bandes armées tout en servant de masse de manœuvre au PS afin de peser dans le repartage des prérogatives étatiques.

La fuite individuelle hors du pays, organisée par les mafias côtières, est redevenue la solution du désespoir après avoir signifié dans les premiers jours du soulèvement un acte de défiance politique et même de désertion, s’agissant des militaires.

Sauvé par l’habileté manœuvrière du PS à la tête du gouvernement de Salut National et par son double jeu qui lui a permis d’endosser la légitimité institutionnelle et celle de la rue, l’Etat capitaliste albanais n’administre pour autant plus grand chose et s’en remet à la protection italienne pour restaurer un ordre unitaire sur le territoire, rétablir son monopole de la violence contre “ le peuple en armes ” et reprendre le contrôle des points stratégiques (aéroport, ports, dépôts alimentaires, axes routiers et frontières). Au plus fort de l’insurrection la désagrégation de l’institution militaire, les désertions massives des conscrits, leur passage aux insurgés, l’assaut des casernes, avaient fait de l’Albanie un “ dépôt d’armes sans gardiens ”. » Lire la suite ici ou sur leur site

Alan Woods :  » The Meaning of the Albanian Revolution »

Texte écrit à chaud ( le 16 mars) par le trotskyste britannique Alan Woods, « The Meaning of the Albanian Revolution » offre un panorama historique classique mais complet et donne des développements intéressants sur le rôle pour le moins ambigüe du FMI dans la gestion de l’essor des pyramides financières tout en déplorant classiquement l’absence d’une direction révolutionnaire…