«Il Lato Cattivo», éditorial du n.2,

«Il Lato Cattivo», éditorial du n.2,
(Juin 2016, pp. 3-5)

À quatre ans de notre première sortie papier, nous parvenons enfin à publier un deuxième numéro de «Il Lato Cattivo». Relativement au chaudron de suggestions qu’était le premier numéro, certaines «pistes» ont été suivies tandis que d’autres ont été abandonnées ou laissées en suspens: nous laissons au lecteur la tâche de les distinguer. Mais un si long silence mérite du moins quelques explications. Compte tenu de l’intense activité de publication et diffusion à laquelle nous nous sommes livrés – surtout sur internet, de nos propres textes comme de textes d’autrui, à propos des questions les plus diverses – et de quelques rencontres publiques qui ont été organisées, ce silence fut loin d’être absolu ou inactif. Cependant, il est vrai que le projet initial comportait une cadence semestrielle ou du moins annuelle pour la revue – et il en fut rien. La routine et les difficultés quotidiennes n’expliquent pas tout.
Disons en premier lieu que la période immédiatement consécutive à la crise de 2008 avait suscité, chez nous comme chez tant d’autres, des attentes qui se sont révélées être en grande partie le produit d’un quiproquo. Si les émeutes des banlieues françaises de 2005, le crash de 2008 et le mouvement grec la même année (pour ne s’en tenir qu’aux événements les plus frappants) pouvaient faire penser non seulement à un approfondissement soudain de l’antagonisme entre prolétariat et classe capitaliste, mais surtout à une simplification de cet antagonisme – on peut se représenter la chose à la façon des nœuds qui rencontrent la brosse à cheveux –, la suite des événements ne s’est pas déroulée ainsi. Au moment de la sortie du premier numéro, l’«ennui» était déjà visible, mais pas encore aussi explicite ; aujourd’hui il a pris de proportions éléphantesques et il serait absurde de faire comme si de rien n’était. La série entamée en 2009 avec la vague verte iranienne a été effectivement très dense: Occupy, Indignados, Québec, Printemps Arabes, Turquie, Brésil, Bosnie, jusqu’à la plus récente Umbrellas’ Revolution de Hong Kong; et de manière collatérale: EuroMaidan et l’éclatement de la guerre en Ukraine, les quatre millions de français descendus dans les rues pour la manifestation Je suis Charlie, la victoire électorale de Syriza en Grèce, l’ascension de Podemos en Espagne; la «crise des réfugiés», la très récente apparition du mouvement Nuit Debout en France. En annexe: la confrontation entre l’État Islamique et la soi-disant «révolution en marche» au Rojava, avec l’intervention de la coalition internationale. Une série extrêmement hétérogène, qui a mis au centre de la scène un seul acteur inattendu : la classe moyenne. Attention: ceci ne veut pas dire que le prolétariat vit sur une autre planète, au contraire. Le luttes du prolétariat existent (un peu) et ont bien eu lieu – aux marges, aux débuts ou dans les interstices, étrangères ou reléguées dans les arrières-lignes de formes politiques colossales: dans les usines de Port-Said et les mines du Donbass, dans les banlieues de Londres et Stockholm, dans les favelas brésiliennes, dans les chantiers navals de Hong Kong, etc. Avec un autre paradoxe : d’un coté cet enchaînement d’événements de rare intensité, de l’autre un capitalisme mondial en phase de stabilisation depuis 2010.
Face à cette réalité, il serait facile de tourner le regard ailleurs et de se dire: beaucoup de bruit pour rien. D’assumer, en somme, la posture aristocratique des désabusés à qui on ne la fait pas, et qui attendent des jours meilleurs – en se disant qu’au fond il n’y a rien qui mérite vraiment de nous interpeller dans ce qui se passe autour de nous, rien qui ne nous appelle à une compréhension. Ce serait justement très facile.
De l’autre coté, on retrouve les chanteurs rebelles des choses telles qu’elles sont. Un exemple parmi d’autres: lors des manifestations de l’automne 2014 à Hong Kong, David Graeber – nouvelle vedette de la contestation hipster et démo-libertaire – s’est déchaîné en triomphalismes : «À chaque fois qu’on déclare la fin du mouvement Occupy, on le voit ressurgir ailleurs : au Nigeria, en Turquie, au Brésil, en Bosnie […] L’année 2011 a bel et bien transformé la notion même de révolution démocratique.[…] Quand les historiens se pencheront sur cette année-là, ils la compareront sans doute à 1848: les insurrections quasi simultanées survenues à l’époque dans le monde entier n’ont pas abouti à une prise de pouvoir, mais elles ont néanmoins tout chamboulé.» (Le Mouvement Occupy se mondialise, in «Le Monde», 13 octobre 2014).
Le même Graeber n’a pas laissé échapper l’occasion de plaider la cause de la «révolution en marche» au Rojava: «En 1937, mon père s’est porté volontaire pour combattre dans les Brigades internationales pour défendre la République espagnole. […] Les révolutionnaires espagnols espéraient créer une société libre qui serait un exemple pour tout le monde. Au lieu de cela, les puissances mondiales ont décrété une politique de « non-intervention » […] même après que Hitler et Mussolini, prétendument d’accords sur une non-intervention, aient commencé à engager des troupes et à fournir des armes pour renforcer le camp fasciste. Le résultat a été des années de guerre civile qui ont pris fin avec l’écrasement de la révolution et quelques-uns des plus sanglants massacres d’un siècle sanglant. Je n’ai jamais imaginé que la même chose pouvait se reproduire dans ma propre vie. […] La région autonome du Rojava, telle qu’elle existe aujourd’hui, est l’un des rares points lumineux — même très lumineux — issus de la tragédie de la révolution syrienne. […] S’il existe un parallèle à faire aujourd’hui avec les prétendus dévots et meurtriers phalangistes de Franco, ce ne pourrait être qu’avec l’État islamique. S’il y a un parallèle à faire avec les Mujeres Libres d’Espagne, ce ne pourrait être qu’avec les femmes courageuses qui défendent les barricades à Kobané. Est-ce que le monde et — cette fois-ci plus scandaleusement encore — la gauche internationale vont vraiment être complices en laissant l’histoire se répéter?» (Why is the world ignoring revolutionary kurds in Syria?, in «The Guardian», 8 octobre 2014). Pour une fois, nous nous retirons de la polémique. Graeber n’est pas un «récupérateur», et a l’air de croire aux foutaises qu’il écrit; tout simplement, il parle au nom des classes moyennes dont il une expression. Que le mode de production capitaliste puisse être quelque chose de plus qu’une politique ou, dans le meilleur des cas, un rapport de distribution, cela ne l’effleure nullement. Chaque limite du mouvement Occupy et de tout ce qui, des Alpes aux Andes, peut vaguement lui ressembler représente à ses yeux une nouveauté et un signe de force. Et Graeber n’est que la partie émergée de l’iceberg composé de toute une bande – dont font aussi partie des camarades plus proches et généralement moins naïfs – manifestement peu stimulée par l’hypothèse que le bouleversement révolutionnaire des rapport sociaux actuels, puisse et doive être autre chose que la simple et miraculeuse ubiquité d’Occupy – ou d’autres «mouvements sociaux» – dans le temps et dans l’espace.
Pour nous, il s’agissait d’échapper simultanément à ces deux postures : on ne peut pas sauver une construction théorique au prix de la réalité, ni se vouer à un simple éloge du présent, au prix du cadre théorique. Nous nous sommes tournés une énième fois vers la source – ce qui voulait dire: vers Marx – afin de parvenir à une compréhension de la période actuelle la plus dialectique possible, qui contienne donc dans la compréhension positive des choses, également sa fin inéluctable, sa destruction nécessaire. Ce qui apparaissait dans le premier numéro de «Il Lato Cattivo» comme l’«ère des émeutes» (formule proposée par le groupe/revue Blaumachen, disparu depuis) se précise comme une phase d’émeutes politiques caractérisées par le transclassisme, et par l’hégémonie de la classe qui l’exprime de la manière plus adéquate : la classe moyenne. Là aussi, il aurait été facile de s’accommoder du caractère transitoire de ces données, et de se dire que tout cela allait simplement changer. Encore faut-il être à même de dire pourquoi. Autrement dit: (faire) entrevoir ce à quoi pourrait ressembler le dépassement de la phase actuelle, sa fin inéluctable, sa destruction nécessaire ; montrer, en outre, en quoi la révolution communiste n’est pas une immense manif de rue ou un «mouvement social» étendu à l’échelle mondiale. Dans un texte de jeunesse, Marx écrit: «L’émeute industrielle si partielle soit-elle, renferme en elle une âme universelle. L’émeute politique si universelle soit-elle, dissimule sous sa forme colossale un esprit étroit» (Gloses marginales à l’article: « Le Roi de Prusse et la reforme sociale »). Pour reprendre et réactualiser la formule, il fallait la transposer dans la configuration présente du «hiéroglyphe social»: isoler les fondements respectifs de la «révolte politique» et de la «révolte industrielle» et tracer la ligne qui les sépare ; saisir le processus par lequel la première absorbe la seconde (aujourd’hui) ; se représenter le processus inverse – bouleversement de la praxis! – par lequel la seconde pourrait (demain?) dissoudre la première. Quel est, aujourd’hui, cet «esprit étroit» de la «révolte politique»? Qu’en est-il de la «révolte politique» et de son «âme universelle»? Le texte qui suit – et qui est aussi le seul à constituer ce numéro – essaie, entre autre, de fournir des réponses à de telles interrogations.
Il faut enfin souligner que, bien que l’écriture de ces pages nous ait coûté du temps et des efforts, rien ou presque rien de ce qu’on y trouvera n’est le fruit «original» de nos pauvres têtes trouées: c’est surtout le condensé d’innombrables bavardages avec des camarades proches ou lointains au cours des quatre dernières années.

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« Question Kurde », État islamique, USA et autres considérations

« Question Kurde », État islamique, USA et autres considérations

Il Lato Cattivo

[ octobre 2014 ]

Le texte qui suit a été initialement prévu pour une rencontre publique – qui s’est tenue à Bologne, début septembre 2014 – avec Daniele Pepino, auteur de l’article « Kurdistan, dans l’œil du cyclone » (dans Nutanak, n° 35, été 2014). N’ayant pu participer à cette rencontre, nous avons, ultérieurement, remanié le texte initial ; ce qui en résulte peut être lu soit comme une série de notes en marge de l’article de Pepino, soit comme un texte indépendant.
« Kurdistan, dans l’œil du cyclone » a le mérite de présenter d’une façon claire le cadre des forces politiques qui interviennent dans la région kurde ; mais l’article appelle une série de questions qu’il faut souligner. Au-delà de la simple mise en valeur de l’intervention des milices du PKK dans leur soutien aux Kurdes Yézidis menacés par l’EI dans le nord de l’Irak, l’auteur procède à une véritable apologie de cette organisation et de son prétendu tournant d’ «ouverture» (le confédéralisme démocratique). De plus, l’absence d’une description des forces sociales et des organisations qui en sont les expressions politiques, tend à faire apparaître leurs interventions comme comme de simples choix subjectifs opérés par des individus socialement indéterminés. Enfin, entre autres questions, celles du financement du PKK ou des alliances qui caractérisent le Moyen-Orient sont trop rapidement évoquées.
Il est vrai que pour aborder ces questions de manière plus complète il faudrait écrire plusieurs livres. Bien entendu, les notes qui suivent ne manqueront pas de rester lacunaires. Mais nous pensons qu’elles peuvent éclairer sous un axe différent aussi bien les récentes évolutions de la « question kurde » que les conflits qui enflamment, encore une fois, le Moyen-Orient. Sans oublier que si cela peut avoir une utilité quelconque pour nous ou pour d’autres, leur intérêt réside dans le fait de saisir, non la question de l’« autonomie » (quoi qu’elle puisse signifier), mais celle du communisme.

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Méthode dialectique : un gros malentendu ?

Méthode dialectique : un gros malentendu ?
Il Lato Cattivo
(août 2015)

« Etant donné ces circonstances, un exposé succinct et systématique de nos rapports avec la philosophie hégélienne, de la façon dont nous en sommes sortis et dont nous nous en sommes séparés, me parut s’imposer de plus en plus. » (Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande)

Les raisons d’exhumer cet essai presque inconnu de Roman Rosdolsky dépassent de beaucoup l’intérêt et la pertinence de son contenu. La volonté, pourtant louable, d’attirer un peu l’attention, contre l’oubli dans lequel il est tombé, sur l’œuvre de cet auteur auquel on doit non seulement reconnaître le mérite d’avoir largement participé à la « découverte » et à la diffusion des Grundrisse, à partir des années 1960, mais aussi celui d’avoir écrit d’importantes contributions théoriques : en premier lieu le jamais réédité Genèse et structure du « Capital » de Marx, mais aussi ce Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire », entre tous notable, et malencontreusement publié dans sa traduction italienne par un éditeur malheureux (Graphos, Gênes, 2005), cette volonté ne serait pas à elle seule suffisante. En réalité, ce qui nous intéresse le plus est de revenir sur la question de la dialectique et de la méthode dialectique, en la soustrayant à cet air d’évidence et de fausse familiarité qu’elle semble avoir, autant parmi ses rares partisans que ses nombreux ennemis. D’un côté, dans le cadre de la soi-disant « pensée critique » (lire : le crétinisme universitaire), la vogue post-moderne a prétendu classer une fois pour toutes l’aspiration marxiste au dépassement, avec l’équation dialectique = téléologie (1), en faveur d’une multitude de conceptions anti-dialectiques – nietzschéisme plus ou moins anarchisant, idéologie frenchy des micro-conflits (Foucault), du désir (Deleuze-Guattari) ou de l’événement (Badiou), ou encore, dans le meilleur des cas, des dialectiques repliées sur la négativité permanente (Adorno et Horkheimer) – qui sont autant de réformismes plus ou moins radicaux, tout comme le fut la pensée d’un autre champion oublié de l’anti-hégélianisme : ce Lucio Colletti de triste mémoire, d’abord partisan du PCI puis de Berlusconi, qui opposa l’ « opposition réelle » de Kant à l’unité des contraires hégélienne. D’un autre côté (le « nôtre », si on peut dire), si certains – en attendant des temps meilleurs – se sont contentés de ce que dans leur jeunesse on leur avait expliqué de la « négation de la négation », pour la plus grande gloire de la Doctrine éternelle, d’autres se sont réfugiés dans un hégéliano-marxisme ascétique, dans lequel le prolétariat est dissous dans l’automouvement du capital (2) (ce qui, si possible, est encore pire).
Le constat d’un tel panorama suffirait à lui seul à motiver la nécessité de revenir sur la question. A cela, nous ajouterons une autre considération d’ordre plus général : peu d’autres questions de nature philosophique ou épistémologique ont suscité autant de mots dits et écrits, et cela est d’autant plus vrai et symptomatique, si on compare la masse des commentaires et exégèses à la pénurie des indications explicites laissées par Marx : aujourd’hui comme hier, nous n’avons que la Postface à la deuxième édition du Capital, quelques lettres (3), et – si vraiment on le veut – quelques passages de compréhension difficile contenus dans les œuvres « de jeunesse » (le troisième des Manuscrits de 1844, principalement), à quoi on peut encore ajouter les observations éparses dans les œuvres tardives d’Engels, sur lequel nous reviendrons. Ceci étant, on doit avant tout se demander pourquoi Hegel a toujours été la bête noire des marxistes, et en second lieu pourquoi il est nouvellement devenu de bon ton de le traiter en chien crevé. De telles questions nous font soupçonner qu’il reste des choses essentielles à dire à ce propos, ce à quoi, par exemple, Rodolsky lui-même – bien qu’il s’en approche dans quelques passages – n’est pas parvenu.
Revenons à Marx. Comme déjà dit, le passage marxien le plus notable et significatif sur Hegel se trouve dans la Postface déjà citée, et la position dominante parmi les marxistes a consisté, grosso modo, à croire cette formulation sur parole. Voici le passage :

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Marx et la commune rurale russe: cui prodest?

Marx et la commune rurale russe: cui prodest?

Il Lato Cattivo
[ décembre 2014 ]

La crise actuelle du mode production capitaliste est, bien compréhensiblement, porteuse d’un nouveau intérêt pour Marx. Dans la profusion des publications – académiques ou non – qui apparaissent un peu partout, aux USA et en Europe mais pas seulement, certains travaux d’un certain intérêt ne tardent pas à percer. Il y a par contre, comme cela advient à chaque fois qu’une étude touche à la «marxologie», le défaut de vouloir découvrir et faire découvrir le vrai Marx, contre les faux Marx d’un passé généralement associé aux méchants souvenir du «socialisme réel». Enfants d’une téléologie qui voit dans l’histoire l’affrontement du Vrai et du Faux, des telles ambitions, bien qu’elles puissent parfois être fécondes, nous disent davantage sur les fantasmes des auteurs en question et sur leur époque que sur Marx lui-même. Chaque génération, comme l’écrivit Karel Kosík dans Dialectique du concret (Maspero, Paris, 1970), cherche et découvre dans le texte marxien ce qui est nécessaire pour exercer une prise théorique sur son présent et, par conséquent, met en relief certains aspects de Marx pour en écarter d’autres; chaque génération, en somme, s’abreuve à la source originelle pour la traduire (la trahir) une fois de plus. Le Marx évolutionniste et progressiste de la Seconde Internationale était-il une simple falsification? Ou était-ce plutôt la lecture plus naturelle que l’on pouvait donner de Marx, dans les conditions de la Belle Époque qui précédèrent la Première Guerre mondiale? Engels n’écrivit-il pas que la période des bouleversements violents, au moins pour les pays capitalistes les plus développés, était terminée?

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