Quand dans cette pandémie globale, c’est un nouveau régime de prolifération des frontières qui se déploie, la multiplication du travail qui accompagnait la prolifération précédente est bien évidemment chamboulée. Et en première ligne de cette reconfiguration, dans l’urgence des mesures de confinement mais aussi dans le temps long de la pandémie, on trouve les travailleurs migrants (internes et internationaux) au Nord comme au Sud ainsi que, dans une bien moindre mesure – mais non négligeable pour un pays comme l’Italie – les travailleurs au noir. Nous proposons ici quelques éléments de de mise en perspective de cette situation du travail migrant dans le cours de la pandémie, et du « déconfinement », pour contribuer à cerner quelles nouvelles lignes de démarcation et de confrontation sont en train de se dessiner. Pour commencer nous évoquons la situation indienne.
L’annonce abrupte de la mise en confinement du sous-continent, selon ce qui commence à ressembler à une « stratégie du choc » déjà expérimentée avec la démonétisation surprise de 2016 ( Pour Arundathi Roy dans son texte « The Pandemic is a portal » paru dans le Financial Times le 4 avril « ces méthodes donnent l’impression que le premier ministre indien considère les citoyens comme des forces hostiles qu’il faut prendre par surprise, en embuscade et à qui on ne peut pas faire confiance ») a provoqué un déplacement massif de population, considéré par certains comme le plus important connu par le pays depuis la partition de 1947 avec le Pakistan. Au fil des comptes-rendus dans la presse indienne et internationale, on a vu la variété des secteurs dans lesquels ces travailleurs migrants obligés de quitter les villes étaient employés, qu’il s’agisse des entreprises automobiles de la zone économique spéciale de Gurgaon, du nettoyage des immeubles de bureaux de Delhi ou de conducteurs de rickshaw.
Visibilité et vieilles peurs
Arundathi Roy a décrit ce moment comme une mise au jour particulièrement brutale de la société indienne : » Le confinement a agi comme un précipité chimique qui illuminerait soudainement les choses cachées. Alors que les magasins, restaurants, les usines et les chantiers fermaient, alors que les riches et les classes moyennes s’enfermaient dans leurs gated communities, nos villes et mégapoles ont commencé à extruder leurs citoyens travailleurs – leurs travailleurs migrants- » Les foules de travailleurs quittant à pied les villes ou s’agglomérant dans les gares n’ont pas manqué de provoquer toutes sortes de commentaires méprisants ou condescendants sur les réseaux sociaux de la part de ceux qui s’accommodaient très bien du « régime d’invisibilisation » qui régnait jusque là. D’ailleurs si, comme le théorisait Olivier Voirol en 2005, il y a bien des luttes pour la visibilité ( on pense bien évidemment aux chasubles fluo des Gilets jaunes), un effet en retour sur les luttes de la visibilité nouvelle de certains phénomènes structurels ( le statistiques de surmortalité ou les vidéos successives de la promeneuse de Central Park puis de l’assassinat de George Floyd), il y a aussi certainement une lutte, plus classique serait-on tenté de dire, contre le dévoilement de la réalité des rapports sociaux. Ainsi ces moqueries et admonestations de certains membres d’une classe moyenne urbaine confortablement confinée n’étaient peut-être aussi que l’expression de plus d’une angoisse latente bien réelle. On en avait eu un exemple en juillet 2017 lors de la révolte des femmes de chambre d’une luxueuse « gated community » de la ville nouvelle Noida, qui s’apparente elle même à un ghetto de riches, qui avait fait grand bruit en Inde et à l’étranger et avait visiblement traumatisé ceux qui se croyaient jusque là à l’abri. Ainsi, Arun Kumar Singh, le chef de la police de Noida a expliqué au New-York Times , « qu’il a été très surpris de la façon dont les propriétaires se sont retournés contre leurs employés après la révolte, les accusant fallacieusement d’être des immigrants illégaux en provenance du Bangladesh. « Je leur ai demandé, comment se fait il alors qu’ils aient été accueilli chez vous pendant tant d’années ? » « C’est comme ça », lui a-t-on répondu, « le jour où vous avez un différent avec votre frère, le jour où votre frère devient un repris de justice ( « history-sheeter »), un Naxalite, autrement avant cela c’est votre frère. »
Cet échange était d’autant plus saisissant qu’il faisait en quelque sorte la somme des épouvantails les plus courants, avec l’immigré bangladais dont le spectre justifie la vaste politique de création d’apatrides en Assam ( nous y reviendrons plus loin), le mythe de ‘l’urban naxal », c’est à dire le partisan urbain de l’insurrection maoïste, qui sert de prétexte à la répression et au harcèlement de toutes les formes d’oppositions au pouvoir et enfin la figure du « Rowdy sheeter » évoqué par Vivek Dhareshwar et R. Srivastan dans leur article « « Perturbateurs fichés » ( « Rowdy-sheeters ») : un essai sur la subalternité et la politique » paru dans la revue Subaltern Studies, où l’on lit notamment ceci : « « La figure du « perturbateur » acquiert une élasticité sémantique et idéologique dans l’imaginaire de la classe moyenne en devenant l’objet de leur anxiété au sujet de ce qu’ils voient comme la criminalisation de la politique (‘goondaraj’ (1) ) et la menace que celle-ci représente pour leurs précaires privilèges de classe. Cette description idéologique et sociale imprègne ensuite les discours quotidiens des idéologues de la classe moyenne, de la gauche à la gauche et droite libérales, qui évoque la « lumpénisation » de la politique comme une explication de tout ce qui les dérange dans la vie politique et sociale de la nation. » Quand on ne peut plus conjurer une réalité, ne reste plus qu’à la criminaliser…
Dans le chapitre qu’il a rédigé pour le livre The Social Question in the 21th Century. A Global View (librement téléchargeable ici), un des grands sociologues du travail indien, Jan Breman, semble d’ailleurs envisager la perspective d’un véritable backlash : » La situation désespérée d’une force de travail condamnée à une circulation sans feu ni lieu semble démentir définitivement l’idée que la population rurale globale a atteint son maximum et va commencer à baisser à partir de 2020. Dans le pire scénario, la campagne pourrait rester la salle d’attente d’une armée de réserve du travail. Un retour du darwinisme social pourrait impliquer une fermeture de la ville à des arrivées supplémentaires de surnuméraires de l’hinterland. Enfermés dans leurs villages, ils seraient bien plus simples à contrôler que sur le front urbain. Maintenue loin de la vue dans leurs taudis ruraux, leur présence massive pourrait continuer à être ignorée et la politique d’abandon garantirait qu’ils resteraient nettement séparés des classes urbaines aisées. La plausibilité d’une telle « solution » est renforcée par la mentalité agressivement antagoniste de la bourgeoisie vis à vis de l’afflux de contingents toujours plus nombreux de paysans sans terres dans les villes. Ils sont considérés comme une classe dangereuse non pas tant parce qu’ils seraient enclins à être une menace pour l’ordre social ou politique mais parce que leur proximité polluante est considéré comme un danger sanitaire et un obstacle au bon développement de la morale civique. » Si on est certes pas obligé de gouter ce ton apocalyptique très à la mode désormais dans la critique sociale, et singulièrement quand il s’agit du rapport ville-campagne ( voir par exemple le prétentieux et brouillon Hinterland de Phil. A. Neel), il faut reconnaître une prescience certaine à Breman puisque des analystes prêtent au pouvoir la tentation de vouloir profiter de l’occasion pour « décongestionner » les villes. L’allusion à la caste ( « la proximité polluante ») et à l’écologie est également pertinente, selon qu’on considère d’ailleurs que l’épidémie a pour ainsi dédoublé le système de caste ou qu’on pense comme le chercheur Badri Narayan que la gigantesque migration de retour provoquée par le lockdown » a changé la dynamique de l’intouchabilité dans la société indienne et mis à jour une intouchabilité horizontale entre les corps qui va au-delà des castes et de la religion » et qui séparerait les habitants des villages et ceux qui reviennent des villes. De même que l’expérience partagée de l’exode aurait, toujours selon Narayan, « brisé les rigidités et les tabous de caste » entre les travailleurs migrants. Quoiqu’il en soit l’épidémie est certainement l’occasion d’une convergence de diverses sources historiques de la peur de la « pollution » : au sens presque littéral de la contamination, du système de caste ou encore de celle analysé par Mary Douglas (« La peur de la pollution c’est la peur que ressent le privilégié vis à vis de ceux au détriment desquels il exerce ses privilèges »).
Le chassé-croisé des migrations
Si en Inde comme ailleurs l’imposition des mesures de distanciation sociale a donc agi comme un révélateur des inégalités, il est à noter que, d’une certaine manière cela traverse également la question de la migration. En effet, à côté des dénonciations convenues des riches qui auraient ramené le virus de leur voyage à l’étranger, a été souligné ici ou là sur des sites militants ( voir ci dessous image tirée du site Contercurrents) le contraste entre les efforts faits par l’État indien pour rapatrier certains travailleurs expatriés en Chine et en Italie au tout début de la crise et l’abandon quasi-total des migrants intérieurs.
Si la situation des travailleurs émigrés dans le golfe devient effectivement de plus en plus compliquée et que certains demandent d’ailleurs à être rapatriés, le contraste entre les deux migrations a été de nouveau souligné avec la collision mi mai entre les débuts de l’opération de rapatriement internationale vande mataram ( vive la patrie) pour les indiens bloqués à l’étranger avec ses avions et ses navires de guerre spécialement affrétés et les difficultés rencontrées par les migrants intérieurs soumis à toutes sortes de chicanes, obligés de faire des centaines de kilomètres, à pied, à vélo, de s’embarquer dans de périlleux voyages en mer voire de voyager cachés dans des bétonnières ou des containers, sans parler évidemment des nombreux drames qui ont jalonné cet exode. Et même après qu’ils aient été officiellement autorisés à rentrer chez eux, la difficulté à trouver un train, à payer le ticket voire tout bonnement à arriver sain et sauf, n’ont fait que souligner une fois plus l’indifférence fondamentale du pouvoir à leur égard. Au delà de l’abyssale maladresse de ce dernier dans la gestion de la crise, on peut considérer que c’est toute la labyrinthique et passionnante question des migrations en Inde (dont nous ne prétendons certes pas donner un aperçu un tant soit peu suffisant, on trouve par contre de très utiles synthèses sur le site géoconfluences) qui est peut-être en train de se reformuler. Et cette reformulation peut effectivement se lire au prisme de ce rapport entre migration interne et internationale, trop souvent négligé.
À l’aune du colonial
Notons tout d’abord que la période coloniale où ces deux migrations étaient articulées au système de plantation particulièrement dans la production de thé, en Inde et dans plusieurs pays de l’empire britannique est certes encore riche d’enseignements et n’a pas fini de faire sentir ses effets. Ainsi certains débats historiographiques récurrents sur ce système de la plantation offrent de surprenantes réverbérations, comme par exemple la question de savoir si il ne représentait qu’une série d' »enclaves » capitalistes au sein d’un océan de rapports pré-capitalistes. C’est ce que semblait penser, quoiqu’en l’agençant plus subtilement Gail Omvedt dans son article « Migration in Colonial India : the Articulation of Feudalism and Capitalism by the Colonial State ». Selon elle : « Les migrations de travail étaient la forme concrète d’articulation spécifique ( désarticulation articulée) entre deux secteurs : les zones rurales, où les rapports de production étaient principalement de nature féodale et les nouvelles mines, plantations et fabriques impérialistes qui étaient capitalistes dans le sens où les travailleurs vendaient leur force de travail au capital, même si ils la vendaient dans des conditions qu’on pouvait difficilement décrire comme libres. » Le rôle crucial de l’État colonial étant donc d’opérer l’ajustement entre ces deux secteurs. C’est ce que soulignait également Paul E. Baak dans son compte-rendu de la conférence sur les plantations capitalistes en Asie qui s’était tenue en 1990 à Amsterdam, quoique que pour parvenir à une conclusion différente : « Le rôle de l’État dans l’émergence et le développement des plantations dans l’Asie coloniale a été crucial. L’introduction et/ou la hausse des taxes combinée avec différentes politiques foncières monétisèrent l’économie et accrurent la différentiation sociale qui en retour, que cela ait été voulu ou non, résultèrent en la plus grande disponibilité de travailleurs pour les plantations. De plus, le gouvernement offrait une assistance directe aux plantations en prenant des mesures qui facilitaient le recrutement de travailleurs, leur contrôle, l’acquisition de terres, l’accès au crédit et le transport des marchandises. Donc, pour ce qui est du travail, en disciplinant les « indigènes » de différentes parties de l’Asie indirectement ( ce qui facilitait le recrutement de la main d’oeuvre) et directement ( pour simplifier le contrôle du travail), l’État mobilisait les travailleurs dans des conditions qui au bout du compte les immobilisaient. Le rapport étroit entre les plantations et l’État a d’importantes implications théoriques. L’existence de divers liens entre l’État, les plantations et d’autres secteurs agraires démontre clairement que les plantations ne peuvent pas être considérées comme des enclaves et que les sociétés dans lesquelles elles sont situées ne peuvent pas être stigmatisées comme étant dualistes par nature. »
On pense ici bien évidemment aux actuelles Zones Économiques Spéciales (ZES) qui sont l’enjeu de tant de débats, luttes et manoeuvres politiques et économiques en Inde et que Mezzadra et Neilson décrivent de façon admirable dans le septième chapitre de La Frontière comme méthode : « Ponctuée de complexes résidentiels vides, de centres commerciaux, de zones spéciales consacrées aux nouvelles technologies, de « villages de services » habités par des populations privées de moyens de subsistance, et de vastes étendues de terres arides, Rajarhat [Ville nouvelle comprenant plusieurs ZES près de Calcutta] constitue une mine d’informations sur les styles variables de gouvernance, les métamorphoses du capital et du travail, et la violente production de l’espace dont s’accompagnent les stratégies d’accumulation dans le domaine de l’information. (…) Prise dans le Vortex du temps globalisé, Rajarhat constitue un espace densément frontiérisé où le récit qui sépare les modes de production du passé et ceux du présent vole en éclats. Vidé de toute agriculture et jamais envisagé comme un site de production industrielle, c’est un espace où les temps, les temporalités et les frontières temporelles ne peuvent ni être organisées suivant une chronologie progressive, ni rapporté au temps mort de la coprésence. « ( voir plus généralement les pages 305 à 314). Si on est certes loin des plantations, on peut tout de même considérer qu’on a ici un champ de force voisin entre migrations, État, insertion dans l’économie internationale et même modes de production. Ces ZES sont aussi devenu un des lieux de l’articulation entre migration interne et internationale en Inde. On sait que la diaspora indienne n’a certes pas joué le même rôle dans l’essor du pays que, pour la Chine, les « chinois d’outre-mer », Min Ye dans son étude comparative Diasporas and Foreign Direct Investment in China and India donne d’ailleurs une explication originale de cette différence : « Les institutions politiques de l’Inde et de la Chine ont peut-être eu moins d’influence dans la libéralisation qu’on le pensait précédemment. La réforme chinoise n’a pas été autocratique; elle s’est plutôt appuyée sur la diaspora entrepreunarial qui a aidé le gouvernement à mener ses nouvelles politiques et à réussir la libéralisation. Les acteurs politiques dans le pays – les leaders nationaux, les gouvernements locaux et les entrepreneurs- ont formé des liens forts avec les diasporas et amplifié leur influence. Cet alignement des idées et des projets de la diaspora et de groupes domestiques a permis aux institutions autoritaires chinoises de faciliter la diffusion de la libéralisation. Inversement, en Inde, les institutions démocratiques n’ont pas empêché le changement de politique; cependant du fait de liens assez faibles avec les réseaux diasporiques à l’étranger, l’industrie domestique a joué un rôle beaucoup plus central durant les réformes. » Or comme Min Ye le rappelle à partir des années 2000, les choses ont évoluées et l’ouverture aux « investissements diasporiques » s’est accélérée comme en Andhra Pradesh : » Comme le Tamil Nadu et le Gujarat, l’Andhra Pradesh (AP) est un des États qui a connu la croissance la plus forte grâce aux réformes. (…) Les connexions avec la diaspora et l’attitude entreprenante du gouvernement local sont deux facteurs importants du développement de l’AP. État ayant connu une forte immigration vers les États-Unis, l’AP a eu la chance d’avoir une diaspora dynamique et fortunée et depuis des années le parti qui domine l’État, Telegu Desam, s’est constamment engagé à faciliter son retour. La synergie a été remarquable et a mené au développement rapide de l’industrie informatique dans l’État. » Les ZES ont d’ailleurs fait l’objet d’une véritable frénésie législative avec notamment le Special Economic Zone Act voté à l’unanimité par le parlement en 2005 puis la réforme en 2013 du Land Acquisition Act par le gouvernement Modi dont un des « arguments de vente » était selon Ashok Swain » que de moins en moins d’indiens souhaitent rester fermiers et que les travailleurs sans terres des campagnes gagneraient à aller travailler dans la nouvelle économie industrielle. » ( « When States Decides Not to Listen »). Les très nombreuses résistances ont toutefois freiné plusieurs projets et le gouvernement lui-même a du renoncer à certaines velléités de dérégulation quoique, sous prétexte de crise sanitaire puis économique, l’État central et plusieurs États régionaux ont déjà annoncé qu’ils mettaient à la disposition des multinationales souhaitant se retirer de Chine des milliers d’hectares de terrains constructibles ( nous reviendrons sur tous ces points ultérieurement dans le texte). Si le repli protectionniste est une tentation historiquement récurrente pour une partie de la classe capitaliste, de la technocratie et de l’extrême-droite hindoue, la situation financière précaire de l’État risque fort de l’incliner à céder aux sirènes du dumping pour attirer les investissements internationaux. Et le poids croissant pris par la diaspora dans le développement économique du pays n’en sera que plus souligné, ne serait-ce que si le gouvernement utilise en cas de crise de financement son arme secrète, qui a servi plusieurs fois par le passé et qu’on évoque de nouveau, les « diaspora bonds », c’est à dire une « levée de fonds » directement auprès des expatriés. A côté des investissements directs de la riche diaspora, il y a bien sûr aussi les envois de fonds des travailleurs expatriés, dont l’Inde est depuis de nombreuses années le premier récipiendaire au monde, avec une dépendance certes moins élevée qu’ailleurs ( les envois de fonds représentent 4,1% du PIB contre 11% pour le Bangladesh et les Philippines) mais distribuée de façon très inégale selon les États (comme on le voit sur ce tableau tiré de l’article de Chinmay Tumbe « Remittance in India : Facts and Issues ») et les destinations de migration (Les envois de fonds en provenance des USA et du Canada et qui concernent principalement le Penjab étant en moyenne supérieur de 50% en valeur à ceux des expatriés du Golfe). Les effets d’une baisse importante de ces envois de fonds sur les régions concernées seront évidemment multiples. L’exemple du Kerala est tellement sollicité qu’il fait parfois l’effet d’une tarte à la crème, mais c’est pourtant là que va se manifester plus durement qu’ailleurs les effets de la crise sur l’articulation précédente entre travail migrant interne et international. Cet État dirigé depuis sa création par les communistes en coalition avec divers partis de gauche, qui semble pour l’instant avoir mieux géré la crise sanitaire que les autres est quasiment un cas d’école des effets et enjeux des envois de fonds des expatriés. Qu’il s’agisse des très nombreux effets positifs en terme de démographie ( l’État a engagé sa transition démographique bien avant les autres) et de famille ( plus grande proportion de familles nucléaires qui investissent massivement dans l’éducation des enfants), de rapport ville-campagne ( comme le rappelle Tumbe: « Les envois de fonds massifs dans les zones rurales ces trois dernières décennies sont une des raisons pour lesquelles la division rural-urbain est relativement faible au Kerala et au Penjab »), de qualité du système de soin ou de l’efficience de celui d’aide sociale. Mais sont aussi souvent évoqués quelques contrecoups qui semblent tenir de la « maladie hollandaise » ou des affres habituels d’une économie rentière que ce soit dans la baisse des investissements productifs, du taux de participation à la force de travail, du boom immobilier ou des effets sur le paysage, avec la multiplication des » Gulf Pockets » ou des « Remittance Landscapes« . Et surtout l’État est devenu extrêmement dépendant au travail migrant interne. Selon la passionnante étude « God’s Own Workforce. Unravelling Labour Migration to Kerala » menée pour le Centre for Migration and Inclusive Development par Benoy Peter et Vishnu Narendran, l’État aurait accueilli en 2017 jusqu’à 4 millions de travailleurs migrants. Ceux-ci provenaient, selon l’étude détaillée menée par les auteurs, de 194 districts de plus de 25 États indiens, empruntant pour cela des corridors d’acheminement de plus en plus long comme l’illustre cette carte tirée de » God’s Own Workforce ». Peter et Narendran rappelle que les motifs d’entamer un si long voyage sont évidents : » « Le Kerala offre les meilleurs taux de salaire du pays dans le secteur informel, parfois le double de la moyenne nationale dans beaucoup de secteurs. Faute de disponibilité de la force de travail locale due à l’avancement démographique et ses effets afférents dans la pyramide des âges, l’État est presque entièrement dépendant du travail migrant. » Les affectations spécifiques selon les régions et les travailleurs ( jeunes hommes seuls dans la construction et l’industrie, jeunes femmes seules dans le textile et la pisciculture, famille de tribaux dans les plantations) semblent aussi marquées qu’ailleurs en Inde alors pourtant que l’État est choisi souvent comme destination par ces travailleurs du fait de sa grande communauté musulmane et des faibles discriminations de caste.
Une baisse des envois de fonds des kéralais expatriés dans les pays du golfe aura donc des répercussions importante sur de nombreuses communautés rurales à travers tout le sous-continent. Remarquons que cet effet en retour de l’évolution de l’interaction entre migration interne et internationale risque d’être important dans de nombreuses parties du monde si on pense par exemple à la frénésie de constructions dans les villes de l’est de l’Europe ou de ce que Alice Hochschild a appelé des « care chains » ou « chaine de care », c’est à dire « une série de liens personnels entre des personnes à travers le monde basés sur le travail payé ou non payé de soin » aux enfants ou aux parents âgés, ou pour être plus précis « une situation où un ménage qui envoie une personne à l’étranger travailler dans le secteur du « care » emploie lui même un travailleur migrant pour remplir les tâches de soins » ( Kindler et alii « Care Needs and Migration for Domestic-Work Ukraine-Poland » ). Un repli de long terme des chaines d’approvisionnement en force de travail à l’échelle mondiale sera donc nécessairement dédoublé d’un repli des chaines de circulation du travail à l’échelle régionale et nationale. Dans ce contexte, l’enclave, trop peu étudiée comme objet géographique mais trop sollicitée comme métaphore, constitue une notion certes peu « productive »(2).
Un autre débat récurrent sur les migrations à l’ère coloniale qui ne manque pas de faire écho à la situation actuelle porte sur la sempiternelle question du « travail libre ».
-a suivre-
L’informel
C’est aussi un certain équilibre de l’informalisation qui n’est plus tenable comme le résumait bien un appel lancé fin mars par le Working People Charter, une coalition de syndicats, d’activistes et de chercheurs qui tente de regrouper diverses initiatives de soutien aux travailleurs migrants, : » Parmi les graves défis posés par la pandémie de Covid 19, il y a celui travailleurs migrants qui viennent des campagnes en ville pour trouver du travail et qui ont été les plus fortement impactés. Alors que plusieurs gouvernements d’États (régionaux) ont annoncé des plans de soutien et que le ministre des finances de l’État fédéral annoncé également un plan économique devant bénéficier aux populations pauvres et migrantes, ils continuent de laisser de côté cette partie substantielle de la force de travail- 139 millions de personnes !
En effet ces mesures sont réservées aux bénéficiaires des schémas d’aide existants, ce qui n’inclut pas les migrants qui n’ont pas été en mesure de se faire enregistrer, et aux personnes disposant de papier d’identité et d’une domiciliation, ce que la plupart des migrants ne possèdent pas dans les villes où ils travaillent. Venant des groupes les plus marginalisés socialement – qu’il s’agisse des castes et tribus défavorisées ou des OBC ( Other Backward Class) et des musulmans- les migrants constituent aussi les catégories les plus pauvres et les plus vulnérables du pays. Un confinement national et les mesures de distanciation sociale, constituent la stratégie centrale de prévention du développement de la pandémie en Inde. Pour les travailleurs migrants cela signifie la perte de leur emploi et de leurs salaires car leurs lieux de travail ferment. Comme ils sont payés à la tâche ou à la journée, ils n’ont pas d’employeurs fixes à qui demander un congé payé. Même lorsqu’ils travaillent depuis longtemps dans le même établissement, ils n’ont pas de contrat de travail attestant de leur statut d’employé.
Dans le même temps, ils ne sont pas prise en compte par le système d’aide social dans l’État dans lequel ils travaillent. Sans carte d’identité, qui indiquerait un domicile dans cet État, les travailleurs migrants ne sont pas en mesure d’accéder à la nourriture, l’eau, les soins de santé et le logement. Ils ont au contraire recours au logement dans des implantations illégales, y compris en plein air ( soit dans la rue, à côté des voies ferrés et sur des terrains publiques ou privés), dans des locations informelles qui sont souvent congestionnées et dangereuses pour la santé ou encore sur leur lieu de travail ( dans les chantiers, les usines et les hôtels et les restaurants). Ces derniers jours, alors que les lieux de travail ont été fermés du fait du confinement, les travailleurs migrants ont été virés de leur emploi, n’ont pas reçu les arriérés de salaire qui leur étaient dues et n’ont plus aucun moyen de gagner leur vie dans des villes où ils sont piégés. Beaucoup ont été obligé de quitter le logement qu’ils louaient car ils n’étaient plus en mesure de payer le loyer et ceux qui vivaient sur leur lieu de travail ont été obligé de les quitter. Sans argent pour se nourrir, sans lieux où dormir et sans transport pour rentrer dans leur village natal, de nombreux travailleurs se sont retrouvés à errer dans les villes confrontés à la faim, l’incertitude et de graves risques sanitaires.
Beaucoup, à travers le pays sont partis à pied vers leur village, couvrant de longues distances avec leurs enfants en bas âge et sans nourriture, eau ou soutien. Aux frontières ( des différents États fédérés) ils doivent longuement faire la queue aux checkpoint de la police, ce qui les expose encore plus et invalide le confinement. Même si ils parviennent à regagner leur village, ils vont faire face à une manque d’argent dramatique puisqu’ils ont perdu la principale source de revenu de la famille. Ils ne seront pas en mesure d’accéder à des soins satisfaisants et font face au contraire à la stigmatisation de la part des communautés et des services de santé locaux qui les accusent d’avoir amené le virus. »
Rappelons que 80% de la main d’oeuvre ( hors agriculture) indienne travaille dans le secteur dit informel soit à peu près 350 millions de personnes, proportion qu’on retrouve un peu partout en Asie du sud et au delà. Et de la Thaïlande au Bangladesh, les gouvernements sont donc obligés d’inventer de nouveaux moyens pour secourir cette « majorité invisible » qui se retrouve, dans le confinement, face à la perspective d’échanger l’assurance toute relative d’échapper au coronavirus contre le risque certain de mourir de faim à moyen terme. Si il est beaucoup trop tôt pour envisager que quoi ce soit change dans l’informalisation de masse, elle ne constitue néanmoins nullement quelque chose immuable et d’inéluctable. Dans leur introduction au classique, quoique déjà ancien, recueil The Informal Economy, Studies in Advanced less Developed Countries Manuel Castells et Alejandro Portes notait » Puisque l’économie informelle ne résulte pas d’une caractéristique intrinsèque des activités concernées mais de la définition sociale de l’intervention de l’État, les frontières du secteur informel vont varier substantiellement selon différents contextes et circonstances historiques. (…) Les frontières mouvantes de l’économie informelle seront au bout du compte déterminées par les dynamiques des luttes sociales et du « bargaining » politique. » Et ils concluaient en en appelant à un « nouveau contrat social dans lequel le gouvernement garantirait un standard de vie minimum et la sécurité aux personnes en tant que personnes et non comme travailleurs, ce qui permettrait d’affronter les conséquences les plus destructrices socialement de la décentralisation et de l’informalité. »
Or en Inde, si l’on en croit les travaux de la chercheuse Rina Agarwala, c’est une sorte de compromis de ce type qui s’est mis en place. -à suivre-
NOTES
(1) : Le rôle des goons ( hommes de main et truands) dans la vie politique indienne a été magistralement illustré par les spectaculaires déboires en juillet du gangster Vikas Dubey, qui négociait son immunité auprès des divers politiciens de l’État contre la garantie du vote Brahmane en Uttra Pradesh. Comme le rappelle Amy Kazmin dans son article « Gangster’s tale sheds light on India’s gritty grassroots politics » (FT 15/08) » Dubey était « agnostique quant à ses affiliations partisanes, allant là où soufflait le vent. » Mais après avoir tué 8 officiers de police venus l’arrêter début juillet, il a du entrer dans la clandestinité. Ratrappé une semaine plus tard, il est, comme l’avaient prévu les réseaux sociaux, mort en tentant de s’échapper de la voiture de police qui l’amenait au commisariat. Comme le rappelait Milan Vaishnav, l’auteur de When Crime Pays: Money and Muscle in Indian Politics « Il y a des Vikas Dubey dans probablement tous les districts d’Inde. Le lien entre politiciens, criminels et policiers est comme un triangle de fer » ( cite dans Kazmin). Le même Vaishnav indiquait en 2017 : « Les parlementaires qui ont été condamnés ou inculpés pour des crimes graves ont trois fois plus de chances que les autres de gagner des élections parlementaires. » Ainsi 34% des membres du parlement, la Lok Sabha, ont été l’objet d’enquêtes criminelles, chiffre en augmentation. Parmi les diverses explications, notamment le déclin du Congrès qui a amené ses anciens alliés de la pègre à se présenter eux-mêmes aux élections, Vaishnav évoquait aussi le vote des pauvres : « Forcer l’État à remplir ses fonctions les plus basiques – construire une école, donner une subvention, repaver une route- est un métier qui suppose de cogner quelques têtes. Et ce parfois littéralement. Qui de plus adapté à la situation que quelqu’un qui « sait résoudre les problèmes » ? Si le système ne marche pas pour vous, un député violent peut être un bon allié. » (The Economist Février 2017)
(2) : Notons que la disparition récente des enclaves indo-bangladaises, laisse orphelins les amateurs de l’art de la frontièrisation poussée à son absurdité maximale, voir à ce sujet le très bel article de Willem van Schendel « Stateless in South Asia: The Making of the India-Bangladesh Enclaves » dont nous tirons cette photo où un habitant d’une de ses enclaves pose devant sa maison avec un pied dans chaque pays.
Merci pour ce texte foisonnant et extrêmement stimulant, j’attends la suite avec impatience. Ou au moins une conclusion, car il s’achève bizarrement.