L’autre pays des pyramides
Alors que selon beaucoup d’observateurs, les pyramides financières repointent le bout de leur nez via la spéculation immobilière (voir plus loin), ce n’est pas la moindre ironie qu’un des contre-symboles persistant à la spectaculaire restructuration de Tirana soit la pyramide érigée à la fin des années 80 pour abriter un musée à la gloire du dictateur Enver Hoxha. Quartier général de l’OTAN pendant la guerre du Kosovo, cette bâtisse ( photo qui orne ce post) partiellement conçue par la fille du despote trônait en déshérence dans l’hypercentre de la ville quand des projets de démolition ont été évoqués, provoquant une levée de boucliers de quelques intellectuels et une opposition plus ou moins sourde de la population. La destruction du théâtre national de la ville et les protestations qui ont suivi ayant peut-être tempérées l’ardeur démolisseuse du pouvoir et de la municipalité, il a été finalement décidé de la rénover et d’en faire un » Centre pour les technologies créatives » destiné à la jeunesse. Ce sauvetage indiquant que les pyramides n’ont donc pas fini de hanter le pays ( cf le beau livre éponyme d’Ismail Kadaré : « Les apparitions pyramidales se manifestaient de manière cyclique sans que l’on pût jamais déterminer le moment où elles voyaient vraiment le jour, nul n’étant à même d’établir à coup sûr si ce qui advenait était l’avenir ou simplement le passé qui se mouvait à reculons à l’instar des écrevisses. On finissait ainsi par se dire que peut-être ni l’un ni l’autre n’étaient tels qu’on se les figurait, puisque tous deux pouvaient changer de sens comme les rames de métro parvenues au terminus. »)
Et, de fait, plus encore que le legs architectural de la stalinautarcie hoxhiste ( les bunkers de Tirana offrent un autre aperçu incontournable du délire du régime), ce sont les fameuses pyramides financières à l’origine de l’insurrection de 1997 qu’il est intéressant de revisiter dès lors qu’on ne les cantonne plus à l’anomalie périphérique ou au folklore balkanique. Ne serait-ce que parce que, comme le rappelle Smoki Musaraj dans l’introduction de son livre Tales from Albarado. Ponzi Logics of Accumulation in Post-socialist Albania, » Situées à la marge de l’Europe post guerre froide, les firmes pyramidales albanaises représentent pourtant une réalité endémique dans les économies capitalistes : les bulles spéculatives et les Krachs financiers. » Dans la foulée de ce que nous avons commencé dans la postface du livre, nous proposons donc ici quelques éléments pour recontextualiser ces pyramides albanaises dans le cours plus général du capitalisme mondial de l’époque et jusqu’à aujourd’hui.
Une facette centrale du post-socialisme et de sa crise
Précisons tout d’abord que nous n’établirons pas ici de distinction particulière entre systèmes dits pyramidaux et systèmes dits de Ponzi même si, en théorie, ils divergent du fait que, dans les premiers, certaines victimes peuvent être effectivement intéressées, un temps, à l’arnaque puisqu’elles sont rémunérées pour recruter de nouveaux pigeons, quoique, comme le rappellent plus d’un témoignage dans le livre de Musaraj cité plus haut, ils finissent tout aussi grugés que les autres ( voire doublement puisqu’ils sont considérés comme co-responsables…). D’ailleurs pour certains auteurs les pyramides albanaises cumulaient en fait les caractéristiques des deux systèmes et devraient donc être renommées « ponpyra » ( Edlira Thanas et Joseph Riotto, « The Spectacular Rise and Disastrous Collapse of a Financial Scheme: The Case of Albania« )
L’importance de ces « recruteurs » dans l’émergence et le succès des pyramides financières en Albanie souligne bien en tout cas le rôle crucial des rapports interpersonnels, de parenté ou de voisinage dans le drainage des fonds, héritage notamment de l’économie informelle de l’époque socialiste. Ainsi « Sude », une des pyramides les plus célèbres et la première à avoir fait faillite car elle n’était appuyée sur aucun investissement concret, descendait presque en ligne directe de ce qu’on appelait du temps du régime socialiste une « llotari » (loterie), c’est à dire une mise en commun de l’épargne au sein d’un collectif de salariés permettant d’allouer, à tour de rôle et par tirage au sort, un crédit informel à l’un des membres du collectif. On a retrouvé le même phénomène dans tous les pays ex-socialistes ayant connu des scandales liés aux pyramides financières ( pour mémoire : Tchéquie, Slovaquie, Bulgarie, Russie, Roumanie). Ainsi, évoquant la pyramide financière « Caritas », dans laquelle investirent un roumain sur cinq et qui fit vaciller le pays lors de sa faillite en 1994, Katherine Verdery dans What was Socialism and what comes next décrit un processus voisin : » Ces systèmes constituaient des cercles clos, utilisés uniquement par les travailleurs de l’entreprise et faisaient tourner une somme dont les limites étaient fixées par les contributions des membres ou par la firme elle-même. Beaucoup de ceux qui ont plus tard déposé leurs économies chez « Caritas », pensaient qu’il s’agissait d’un système équivalent à celui pratiqué sur leur lieu de travail. (..) C’est peut-être la longue expérience des roumains avec ces fonds d’entreprise qui les a disposés à faire confiance à « Caritas » si rapidement et si naïvement. » De même Musaraj note au au sujet de la « llotari » albanaise : » C’est précisément parce qu’elles étaient associées au libre marché et au capitalisme, que les pratiques économiques informelles en général, et le « fajd » [usure, terme provenant de l’époque ottomane devenu en albanais synonyme des pyramides] en particulier, étaient considérés comme légitimes et d’une certaine façon comme des institutions pionnières du capitalisme. »( in « The Magic of Pyramid Firms: Cosmologies of Speculation, Repertoires of Credit and Collapsed Finance« )
Si on ne peut bien entendu pas envoyer complètement promener les explications en termes de « naïveté » ou d »illettrisme financier » s’en contenter c’est par contre faire l’impasse sur la nature concrète de la transition post-socialiste et des dynamiques sociales qui l’ont animé. Verdery souligne d’ailleurs comment les pyramides s’inscrivent dans le cours plus général de la transition : « La constitution d’un capital politique par « Caritas » participait d’un processus plus large impliquant un système de classe reconfiguré et une nouvelle accumulation de richesse. Partout à travers l’ancien bloc soviétique, les entrepratchiks [néologisme forgé par l’auteur par la fusion d’entrepreneur et d’apparatchik] ont consolidé leur avantage en utilisant des connexions politiques issues du parti communiste et leur position dans l’appareil politique pour gagner le contrôle de la richesse et d’autres ressources. »(idem) Et tandis que les plus haut placés de ces entrepratchiks étaient d’ores et déjà en train de se constituer en nouvelle oligarchie post-socialiste, ce furent le plus souvent des anciens responsables de second ou troisième rang qui s’impliquèrent dans les pyramides financières, essayant par là, de tirer eux aussi leur épingle du jeu.
Si certains facteurs déterminants du rythme et de la pérennité de l’oligarchisation selon les pays ( précocité et ampleur des réformes de libéralisation sous l’ère socialiste, nature du secteur industriel hérité de cette dernière, présence ou non de ressources naturelles et type de thérapie de choc appliquée ) ont joué également sur l’envergure des phénomènes pyramidaux ( proportion de la population « impliquée », rapport au PIB annuel des sommes engagées, etc), celle-ci reflétait également la nature plus ou moins conflictuelle de la transition. Ainsi en Albanie, c’est aussi tout à la fois la fuite massive hors du pays et le démantèlement du secteur industriel du fait de la libéralisation certes mais aussi de grèves massives et de pillages et saccages généralisés qui expliquent l’ampleur inédite du phénomène pyramidal. En effet un très grand nombre de travailleurs expatriés supposant des envois de fonds massifs trouvant là, encore moins qu’ailleurs, où s’investir productivement ( l’effet effectivement « développementiste » ou non des envois des fonds des travailleurs expatriés dans de nombreuses régions du monde est toujours l’objet de nombreuses controverses dans la littérature académique).
« Phénomènes » spécifiquement post-socialistes, ces pyramides financières signalent bien la diversité des trajectoires que recoupe le terme de post-socialisme et ce jusqu’à aujourd’hui. Ainsi leur persistance ou ré-émergence sous la forme de paiement en nature dans le secteur de la construction ( exemple le plus courant : un promoteur immobilier « paye » ses fournisseurs et entrepreneurs avec des appartements de l’immeuble qu’ils sont en train de construire) connu par exemple sous le nom de « Klering » en Albanie, souligne certes une intégration inachevée à la division continentale du travail ( contrairement aux pays du groupe dit de Visegrad) mais aussi une trajectoire singulière des rapports sociaux domestiques. Fabio Mattioli dans « Financialization without liquidity: in-kind payments, forced credit, and authoritarianism at the periphery of Europe« , étudie ainsi l’équivalent macédonien du « Klering » albanais, la » kompenzacija » et il constate que si ce système de troc était très courant à l’ère socialiste, avec des caractéristiques spécifiques à l’économie « autogérée » yougoslave, il jouera un rôle central lors du changement de régime et de la guerre civile avant de devenir désormais un pilier d’un type spécifique de « financiarisation périphérique » : « Le cas de la Macédoine présente une voie spécifique vers la financiarisation dans les milieux périphériques, qui ne se caractérise pas seulement par des ménages endettés, une monnaie surévaluée et un manque de crédit aux entreprises , mais qui s’imbrique également à des structures de pouvoir autoritaires. La « kompenzacija », loin d’être un moyen bénin et informel de s’en sortir, apparaît de plus en plus comme un type de crédit forcé par lequel des entreprises et des individus liés au VMRO-DPMNE (parti au pouvoir) font pression sur les autres pour qu’ils acceptent des biens dont ils ne veulent pas et qui, dans un avenir prévisible, leur feront perdre de l’argent. » ( Mattioli « Financialization without Liquidity ») Moyen de contourner le plan et la bureaucratie devenue technique de survie en temps de guerre et de transition, la « kompenzacija » est donc désormais un instrument d’extorsion au service de l’oligarchie en place, avant peut-être, comme ses prédécesseurs albanais, de servir de catalyseur à une crise et qui sait ? Une insurrection…
L’importance des facteurs endogènes ne doit pas toutefois pas faire oublier le rôle central joué par les grandes institutions et puissances internationales qui supervisaient cette transition et les principes qu’elles tenaient mordicus à appliquer (voir notre postface pp. 185-187 du livre). Les crises financières et sociales en Bulgarie puis en Albanie, pays modèle rappelons le !, en 97 ( avec des déclinaisons moindres en Tchéquie et en Roumanie) puis l’année suivante en Russie furent les signes les plus spectaculaires de leur échec. Et au-delà de la crise conjoncturelle et à la large exception des pays dont l’accession progressive à l’Union Européenne allait permettre une modernisation progressive quoique parfois relative ( qu’on pense à la question foncière agricole aujourd’hui dans certains pays, notamment en Hongrie et en Tchéquie , qui fait les bonnes affaires de l’oligarchie illibérale ), c’est un nouveau statu-quo qui se met en place dans ces dernières années de la décennie 90.
En effet après les fastes de la première braderie, les gagnants étaient désormais surtout intéressés à consolider leurs acquis comme le résumait Joel Hellman dans son article « Winners Take All: The Politics of Partial Reform in Postcommunist Transitions » : » « [Les gagnants de la première vague de privatisation et de libéralisation] se sont opposés aux nouvelles reformes qui menaçaient d’éliminer les avantages spéciaux et les distorsions de marché sur lesquels étaient fondés leurs gains lors de la première vague de réforme. Au lieu de constituer un pôle de soutien à la poursuite de la libéralisation, les gagnants à court terme ont essayé de bloquer l’économie dans un équilibre de réforme partielle qui génère pour eux de considérables rentes en même temps que des coûts faramineux pour la population. (…) Tandis que les modèles conventionnels de politique de réformes économiques s’appuient sur des hypothèses concernant le comportement des perdants de court terme, la transition post-communiste semble avoir surtout rencontré des obstacles à la poursuite des réformes de la part des gagnants de court terme. » Le résultat des thérapies de choc prenant la forme d’une « ruse de l’histoire » puisqu’elles permettaient la reconversion de la bureaucratie soviétique en une oligarchie désormais soucieuse de stabilité, et ce à tous les niveaux, trouvant d’ailleurs peut-être là un terrain d’entente avec de larges pans de la population. En effet, comme le résumait Yves Zlotowski dans « L’économie et la société russes après le choc de 1998 : rupture ou enlisement ? » : » Tout le problème est que la transition russe s’est réduite à une logique rentière de redistribution des biens existants pas à leur transformation. (…) La privatisation s’est faite sans restructuration. » Ce freinage ou abandon des restructurations constituant selon lui la base du « pacte social russe » fondé sur ‘une préférence pour l’emploi » ou comme au bon vieux temps de l’URSS sur « la déconnexion de la production et des évolutions de l’emploi. »
Les pyramides albanaises , leur écroulement et l’insurrection qui s’ensuivit manifestaient donc pleinement l’échec, certes partiel, mais lourd de conséquences pour l’avenir ( Poutine et son régime n’étant que la perpétuation à peine améliorée du statu-quo oligarchique évoqué plus haut), de la grande « révolution néo-libérale » initiée sur les ruines du bloc de l’est. Et ce n’est pas qu’à l’est de l’Europe que l’optimisme de ses promoteurs commençait à être lourdement démenti cette année là…
1997, année pivot
Pour faire simple nous qualifierons la période qui va de la chute du mur à la crise albanaise de 1997 de mondialisation de la restructuration. Après avoir réussi reprise en main et mise au pas dans l’ère métropolitaine centrale, la classe capitaliste et ses divers relais institutionnels se mirent à appliquer les mêmes recettes à une très grande partie du reste du monde. Ainsi le consensus de Washington, et son mantra » stabiliser, privatiser et libéraliser », théorisé au départ pour l’Amérique du sud, où son élève modèle était l’Argentine avec le succès ultérieur que l’on sait (cf l’Albanie décrétée « success story » de la transition en 1996 par le FMI), fut bientôt promu comme remède miracle un peu partout. Ce train de mesures institutionnelles accompagnant une très concrète extension et approfondissement de la division internationale du travail. Ainsi, selon les chiffres donnés par, le par ailleurs presque penaud, rapport de la Banque Mondiale sur la période, Economic Growth in the 1990s : Learning from a Decade of Reform, entre 1990 et 2000 les pays en développement virent leurs revenus tirés de l’exportation doubler passant de 12,5% du PIB à 25%. Selon le rapport, « Ce qui a distingué les années 90 a été la croissance rapide des investissements directs étrangers verticaux c’est à dire des investissements par des firmes qui décomposent géographiquement la production de biens finaux en étapes distinctes, choisissant généralement le lieu de chaque étape en fonction de l’abondance des facteurs. Parallèlement au progrès technologique et aux réformes politiques qui ont libéralisé le commerce et la finance, cet investissement a conduit à la création de réseaux de production mondiaux qui situent chaque étape de la production dans le pays où elle peut être réalisée au moindre coût. » Le tout étant doublé de flux de capitaux massifs, multipliés par exemple par 6 de 90 à 96 en Asie de l’est, grâce à l’abandon à peu près partout ( sauf partiellement en Chine et en Inde qui seront donc épargnés par la crise) de la traditionnelle « répression financière », clé de voute du « développementisme autoritaire ».
1997 allait s’avérer non seulement l’année de la crise et du tournant de la transition post-socialiste mais aussi plus généralement de cette mondialisation de la restructuration. En effet la panique financière qui gagna la Thaïlande en juillet suite au brusque retrait des banques japonaises de son marché monétaire et obligataire atteint bientôt la Malaisie, les Philippines puis Singapour avant de toucher en octobre l’Indonésie, Hong Kong et Taïwan et enfin la Corée du Sud en décembre (l’onde de choc frappant la Russie et le Brésil l’année suivante). Comme le constate le rapport de la Banque Mondiale : » La crise dans les pays de l’Est asiatique était surprenante, car elle ne partageait pas les caractéristiques de beaucoup de crises du taux de change précédentes : une croissance faible ou une production déclinante, un grand déséquilibre budgétaire, un fort endettement du secteur public ou une surévaluation de la monnaie. » En effet la nouveauté résidait dans l’importance prise par les investisseurs étrangers sur ces marchés et ses conséquences, notamment un endettement endémique des entreprises privées et la panique généralisée quand banques, assureurs et fonds de pension occidentaux se mirent à se retirer en catastrophe de l’eldorado est-asiatique.
Si elle n’entrava pas, bien au contraire, la poursuite de la mondialisation de la production ( les investissement directs étrangers dans la région ne connaissant même pas ne serait-ce qu’un fléchissement), ces crises financières en cascade eurent néanmoins des conséquences de long terme forts importantes. Pour bien les saisir, il vaut la peine de reproduire le tableau qu’en donnait Michel Aglietta dans Désordres dans le capitalisme mondial : » La crise asiatique de la fin 1997 a donné un coup fatal à l’ensemble de l’économie mondiale, obérant pour de longues années l’accroissement effectif de la demande domestique de nombreux pays industrialisés qui tiraient l’ensemble des échanges mondiaux. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’évolution de la demande intérieure de plusieurs pays asiatiques : dès 1998, elle a fortement baissé en Corée, à Singapour, en Thaïlande, en Malaisie, également au Japon. Aujourd’hui encore, c’est-à-dire plus de neuf ans après le début de la crise, la croissance de la demande domestique fait défaut en Asie : alors qu’elle gravitait autour de 10 % jusqu’en 1997, elle est maintenant à moins de 3 % en Corée, à 3,5 % à Taïwan. Même le Japon, entré en crise plusieurs années auparavant, a vu le rythme de croissance à moyen terme de sa demande intérieure ramené de 3,3 % début 1997 à moins de 1,6 % fin 2006. Ce ralentissement durable et structurel de la demande dans ces pays n’aurait pas engendré de pressions déflationnistes mondiales si l’offre avait suivi le mouvement, si les capacités de production avaient diminué en 1998 et suivi le rythme de la demande par la suite. Au contraire, en 1998, les capacités de production continuaient à se développer à un train soutenu, autour de 5 % l’an en Corée par exemple, alors que la demande domestique fondait . Exsangues financièrement, les entreprises asiatiques devaient néanmoins persévérer dans leur stratégie de croissance pour éviter la faillite. Étouffées par la chute de la demande intérieure, mais profitant de leur forte réactivité, elles ont alors consenti à une chute drastique de leurs prix de vente à l’étranger pour soutenir leur développement commercial sur ces marchés. Ainsi, un an après le déclenchement de la crise, les prix des exportations avaient diminué de 20 à 25 % en Corée et en Thaïlande, de 15 % à Taïwan, de 11 % en Malaisie. Les gains de parts de marché à l’exportation et la hausse des volumes de vente à l’étranger ont été tout aussi considérables que les baisses de prix. »
Bref, ces crises financières en ralentissant durablement le développement de la consommation intérieure des pays de l’Est asiatique et en les poussant à une fuite en avant dans l’exportisme posaient les bases d’un déséquilibre durable entre l’offre et la demande à l’échelle mondiale et préparaient le terrain à la crise mondiale qui allait secouer le monde dix ans plus tard.
Finance Ponzi
On a souvent invoqué pour analyser la période qui s’ouvre avec ce rapatriement massif de capitaux depuis l’est asiatique l’hypothèse d’instabilité financière de l’économiste keynésien Hyman Minsky. On trouve un bon exposé des théories de ce dernier dans l’article « Minsky, théoricien de l’instabilité financière » de Dominique Plihon. Ce dernier rappelle que Minsky « distingue trois types de comportements en ce qui concerne le financement des investissements : (1) le financement couvert (hedge financing) dans lequel le paiement des intérêts et du principal de la dette est couvert par le rendement attendu de l’investissement ; (2) le financement spéculatif (speculative financing), où le rendement anticipé de l’investissement ne couvre que le paiement des intérêts, la dette étant constamment reconduite ; enfin (3) le financement à la Ponzi (Ponzi financing), où les revenus de l’investissement ne permettent même pas de couvrir les charges d’intérêt, la survie du projet dépendant de la possibilité de s’endetter encore plus, ou de vendre des actifs. » L’instabilité se manifeste quand après une longue période de croissance sans accrocs, l’endettement s’accroît, les comportements à risque se multiplient et obligent à un resserrement de la politique monétaire qui fait basculer des investissements déjà spéculatifs dans la catégorie ponzi.
Donc, pour faire court, le rapatriement de capitaux suite à la crise asiatique de 1997 est venu alimenter la bulle internet et une fois les mirages de rentabilité de celle-ci évaporés via le krach de 2000, la réserve fédérale adopta une politique très accommodante qui vint alimenter une bulle immobilière entretenue également par toute sorte d’acteurs aux pratiques ponzifiantes, en l’occurrence bien plus préoccupés de faire s’endetter les gens que de savoir si ils étaient effectivement en mesure de rembourser ( voir par exemple sur le sujet « The U.S. Mortgage Crisis: Subprime or Systemic? » de Eric Tymoigne). Avant que ne se produise l’inévitable crash : « la Fed s’est comportée exactement comme le prévoit Minsky dans son schéma d’analyse. Celle-ci a augmenté brutalement ses taux directeurs à partir de 2004, pour essayer de freiner la montée de la dette et la hausse des prix immobiliers. Résultat : les ménages américains ont été pris à la gorge par la hausse de leurs charges financières indexées sur les taux d’intérêt. Les plus modestes sont devenus insolvables. Leurs maisons ont été mises en vente pour permettre aux banquiers d’être remboursés, ce qui a provoqué l’implosion de la bulle immobilière. » ( Plihon, idem)
Certes l’adjectif ponzi, référence au célèbre escroc inventeur des systèmes du même nom et petit joueur comparé à son lointain adepte Bernard Madoff, peut éventuellement permettre de rabattre toute l’analyse sur le champ éthique ou psychologique comme d’autres expressions ayant fait florès à l’époque ( » aléa moral », « exubérance irrationnelle », « banksters », etc ). Mais comme l’avaient déjà illustré en 1997 les ravages tant en Asie de l’internationalisation débridée des capitaux qu’en Europe de l’est l’application aveugle et doctrinaire des principes du consensus de Washington, le devenir « ponzi » de tout un cycle de mondialisation de la restructuration a finalement été longuement préparé, à leurs corps défendant évidemment, par ses principaux initiateurs. Le retour au bercail des plans d’ajustement, via la crise des dettes souveraines qui succède à celle des subprime, venant confirmer que la subordination relative de la production à la circulation incarnée par la financiarisation et le flux tendu ne permettait pas de surmonter toutes les contradictions propres à « la disjonction entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail » (Théorie Communiste) à l’échelle mondiale. Et d’ailleurs Ponzi et pyramides n’ont pas fini de hanter le monde…
Au fil des pyramides
Comme nous l’écrivons dans la postface du livre la condescendance générale qui a entouré la crise des pyramides albanaises en Occident paraît désormais bien présomptueuse. Et effectivement ne serait-ce que si l’on s’en tient au volet, disons, « folklorique » des phénomènes pyramidaux dans le capitalisme hautement développé, on ne se lasse pas d’être surpris de leur persistance (qui fait l’objet d’un très sérieux travail d’observation sur le site ponzitracker) : ainsi en 2019 aux États Unis ce sont 60 « Ponzi Scheme », représentant 3,5 milliards de dollars investis, qui ont été démantelés, un record depuis une décennie. Bizarrement, la critique marxiste s’est finalement peu saisie de cette réalité si ce n’est pour constater, assez paresseusement, que rackets légaux, illégaux et autres grandes et petites filouteries comptables ou bancaires, dont on nous annonce d’ailleurs une prochaine vague, sont indissociables du cours normal du capitalisme. Le graphomane déchu Zlavoj Zizeck écrit ainsi au sujet de Madoff dans First as Tragedy : « La tentation de transformer un business légitime en une pyramide est dans la nature même du procès de circulation capitaliste. Il n’y a pas d’endroit exact où le Rubicon a été franchi et où le business légal s’est transformé en système illégal : la dynamique même du capitalisme floute les frontières entre l’investissement légitime et la « spéculation sauvage » car l’investissement capitaliste est, dans son principe même, un pari risqué qu’un projet va s’avérer profitable, un emprunt sur le futur. »
David Harvey dans Seventeen Contradictions ( n’en jetez plus !) and the End of Capitalism considère quant à lui que les modes légaux et illégaux d’appropriation du travail social sont dans une relation symbiotique car » L’économie basée sur la dépossession est au cœur de ce que le capital représente fondamentalement. La dépossession directe de la valeur au niveau de la production n’est que la variante majeure de dépossessions qui nourrissent et maintiennent l’appropriation et l’accumulation par des personnes privées de larges portions de la richesse commune. » Bref les pyramides ne sont qu’un pôle extrême du grand arc de « l’accumulation par dépossession ». On peut signaler également l’analyse que donne l’anthropologue John Comaroff dans « Occult Economies and the Violence of Abstraction. Notes from the South African Postcolony » pour qui les pyramides participent de la prolifération mondiale des « économies occultes » qui accompagne la restructuration néo-libérale : « Ces stratagèmes couvrent un large éventail, depuis les chaînes de lettres jusqu’aux investissements spéculatifs agressifs sur les marchés boursiers du monde entier, en passant par les loteries nationales et les jeux d’argent à l’étranger, sans oublier les fonds mondiaux, qui ont donné lieu à une recrudescence des escroqueries de type « pump and dump ». Ces phénomènes ont un seul dénominateur commun, « l’attrait magique de faire de l’argent à partir de rien ». Comme les efforts visant à tisser de l’or à partir de la paille, une alchimie associée à une transition antérieure dans l’histoire économique de l’Europe, ils promettent de fournir des bénéfices surnaturels, de produire de la richesse sans production perceptible, de la valeur sans effort visible. »
Évidemment on pense ici au bon vieux pays de cocagne du » A-A’ » où l’argent s’engendre lui même sans passer par les affres de la production, bref au « capital fictif » et aux excès d’un « système de crédit où tout peut doubler et tripler, et se changer en pure chimère. » (Marx) Les pyramides, où il s’agit, rappelons le, de payer les premiers arrivés par de l’argent ponctionné sur les suivants, constituant effectivement l’incarnation la plus caricaturale, mais néanmoins ultime, « de l’accumulation de droits de tirage sur la valeur de ce qui reste à produire » ( Cedric Durand Le capital fictif, comment la finance s’approprie notre avenir). Les multiples ponzi ne faisant alors que scander la marche à l’abîme d’une financiarisation et « préemption croissante de la production future » (idem) hors de contrôle. (Selon Durand « La séquence Madoff est symptomatique d’une atmosphère de confiance aveugle dans les capacités de valorisation financière. ») Le rôle central de cette financiarisation tant dans le maintien à flot de la socialisation dans les métropoles que dans la mondialisation de la production amène toutefois à fortement relativiser le volet purement « fictif » de toute cette affaire. Et d’ailleurs les pyramides méritent peut-être mieux que ce statut de « symptôme de bout de chaîne » comme nous allons essayer de le montrer avec les cas récents du Liban, du marché immobilier chinois et du bitcoin ( au fait : n’étant bien entendu spécialiste de rien, tout ce qui suit comme ce qui précède est à prendre avec le « grano salis » de rigueur !)
Liban : la pyramide de l’État-rente
L’oligarchie libanaise a peut-être très mauvaise presse ces derniers temps mais elle restera probablement dans l’histoire pour l’inventivité dont elle aura fait preuve. On peut en effet considérer qu’elle a innové en mettant en place un modèle particulièrement habile et complet d’État-rente, c’est à dire un État fonctionnant exclusivement autour de la production de rentes pour l’élite du pays. A la suite des accords de Taëf d’octobre 1989, symbole du compromis entre les chefs de guerre issus de la guerre civile et la nouvelle bourgeoisie s’étant enrichie pendant ce temps dans les pays du golfe, le représentant le plus emblématique et proactif de cette dernière, Rafic Hariri pouvait se vanter que lui et son équipe de technocrates allaient transformer le pays, de Suisse du Moyen-Orient, qu’il n’avait jamais été, en un Singapour, qu’il n’est bien entendu jamais devenu. Les parallèles n’étaient toutefois pas entièrement oiseux, il s’agissait bien entendu de rétablir le drainage traditionnel de la rente pétrolière saoudienne et émirati mais aussi d’utiliser opportunistement le retour à la paix civile et les principes, alors très en vogue, de la restructuration néo-libérale pour créer des sources de rente domestiques. Plus précisément, comme le note Hannes Bauman dans sa très éclairante thèse Citizen Hariri and neoliberal politics in postwar Lebanon : » Hariri et ses technocrates ont mis en place des mécanismes de créations de rente néo-libéraux tandis que les élites rivales ont cherché à utiliser les dépenses sociales de l’État comme source de patronage. Les évolutions du conflit et de la coopération entre Hariri et ces élites rivales ont déterminé le cours du libéralisme au Liban. »
On peut distinguer trois principaux mécanismes de création de rente mis en place dans cette après-guerre : le confessionnalisme , c’est à dire la répartition des pouvoirs selon les diverses confessions coexistant dans le pays, un héritage de la colonisation renforcé après le conflit et qui garantit des sinécures politiques et bureaucratiques au divers chefs de factions et leurs affidés. Cette confessionnalisation a longtemps garanti la paix sociale et est, bien entendu, très étroitement associée à la distribution clientéliste des emplois et aides étatiques puisqu’elle permet, comme le dit autrement George Corm, » aux chefs communautaires de devenir les distributeurs exclusifs de passe-droits et d’avantages matériels » ( cité in Liban : capitalisme, État et pouvoir en crise de Frédéric Farah et Jérôme Maucourant). Cette mainmise sur l’administration ouvrant également, et classiquement, la voie à des rentes de monopole dans certains secteurs de l’économie, particulièrement dans un pays aussi dépendant des importations que le Liban, ce qui n’a d’ailleurs pas empêché Hariri de multiplier les accords de libre-échange. La seconde pompe à rente c’est la reconstruction de Beyrouth, pour laquelle Hariri s’est assuré que ce gigantesque chantier soit attribué à sa seule société Solidere, qui a pu mener expropriations et destructions tout azimut pour « revamper » le centre de la ville sur le mode du « playground pour oligarques » très en vogue dans la région et ailleurs.
Enfin le troisième mécanisme principal de création de rente, et celui qui nous intéresse car c’est là que se niche la pyramide, c’est la gestion de la dette publique. Comme le retrace Bruno Marot au début de sa passionnante thèse Developing post-war Beirut (1990-2016): The political economy of ”pegged urbanization : » Dans la seconde moitié du XXe siècle, bien avant que la globalisation néo-libérale ne déclenche une féroce compétition pour attirer l’investissement étranger, une diaspora et une bourgeoisie locales fortunées et entreprenantes, l’essor de l’industrie régionale du pétrole, la persistance de régimes autocratiques et de conflits locaux dans les pays voisins et la construction d’un solide secteur financier et commercial ont permis que des flux financiers importants se dirigent vers la « république marchande » libanaise nouvellement indépendante. Au moment où le pays a émergé de la guerre au début des années 90, sa capacité à attirer des ressources financières extérieures est surprenamment devenu le pivot d’une stratégie de re-développement initié par l’élite; c’est ce qui a transformé ce pays de marchands en « république bancaire » au tournant du XXIe siècle. » Le pivot de ce pivot c’était l’établissement à partir de 1992, avant une officialisation en 1997, d’un taux de change fixe de la livre libanaise avec le dollar. Censé rassurer les investisseurs étrangers et la diaspora, faciliter l’extraversion du secteur financier domestique et augmenter le pouvoir d’achat des libanais en faisant baisser le coût des importations, ce taux de change fixe allait au bout du compte s’avérer « l’ingrédient critique du présent désastre » ( dixit Liban : capitalisme, État et pouvoir en crise ).
Il ne s’agissait certes pas d’une malencontreuse erreur de politique macro-économique mais bien de la mise en place délibérée d’un système pyramidal fondé sur la gestion de la dette publique libanaise. Car si ce taux fixe permettait en effet d’attirer les capitaux du golfe et l’argent de la diaspora – le Liban étant le quatrième récipiendaire au monde d’envoi de fonds d’expatriés rapportés au PIB, derrière le Tonga, le Kirghizstan, le Tadjikistan et loin devant l’Albanie- il allait aussi devenir la clé de voute d’une très juteuse source de rente pour l’oligarchie politico-financière. Le montage à la fois simple et complexe a été décrit en détail dans plusieurs études au titre évocateur : Extend and pretend. Libanon’s financial house of cards. How lebanon’s politicians and banks constructed a regulated ponzi scheme de Sami Halabi et Jacob Boswall ou encore le rapport de la Banque mondiale sur les finances publiques du pays plus sobrement intitulé Ponzi finance ? . Halabi et Boswall donnant dans une interview au quotidien l’Orient le Jour la plus synthétique description du système, nous nous permettons de la reproduire intégralement : » le Liban a compté depuis les années 1990 sur les secteurs bancaire, immobilier et touristique, pour attirer des capitaux en dollars. Or cet argent a principalement servi à alimenter un système qui fonctionne comme un schéma de Ponzi, profitant aux banques, ainsi qu’aux dirigeants politiques qui sont leurs clients. La Banque du Liban joue, elle, le rôle de clef de voûte de ce système qui a atteint ses limites aujourd’hui, tandis que l’État s’endette de son côté pour pouvoir payer les intérêts reversés à tous les bénéficiaires.
Le mécanisme, que nous avons détaillé dans l’étude, fonctionne comme suit : les banques commerciales attirent des dépôts, en dollars et en livres, dont elles placent une partie à la Banque du Liban (BDL), soit en tant que réserves obligatoires non rémunérées, soit, et c’est ce qui nous intéresse ici, en dépôts rémunérés à des taux d’intérêt plus élevés que ceux du marché.
La BDL offre ces taux généreux justement pour attirer les capitaux des banques commerciales, des fonds qu’elle va ensuite prêter à l’État libanais, qui doit s’endetter pour couvrir ses dépenses. Pour inciter les banques commerciales et la BDL à lui prêter, l’État offre, lui aussi, des taux d’intérêt élevés via ses obligations, en livres ou en devises.
Or l’État, qui en plus de ses dépenses – parmi lesquelles est inclus le service de la dette – ne génère pas suffisamment de revenus pour financer les intérêts qu’il a promis, doit donc davantage s’endetter auprès des banques et de la BDL, ce qui relance la boucle. Au final, les bénéfices des banques augmentent et la BDL peut couvrir ses pertes. Les grands perdants sont l’État, qui se retrouve de plus en plus endetté, et les contribuables, qui se font de plus en plus imposer pour permettre au système de perdurer quand la mécanique du système se grippe – donc quand il n’y a plus assez d’argent frais qui est déposé dans les banques du pays. »
Est-il besoin de préciser que, comme cela a été montré par Jad Chaaban dans « I’ve got the power : mapping connections betwenn lebanon’s banking sector and the ruling class », le secteur bancaire est totalement imbriqué à l’élite politique, que des proches de dirigeants soient à la tête de certaines banques ou que des politiciens siègent directement au conseil d’administration de celles-ci. Il faut certes mieux se tenir les coudes pour veiller sur le magot, ainsi selon le FMI sur 1,6 millions de comptes bancaires au Liban en 2015, 1% d’entre eux soit 16 000 comptes représentaient 50% de la valeur totale des dépôts. Et 0,1% des déposants soit 1600 personnes détenaient à elles seules 20% des dépôts. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le grand manitou de cette pyramide, le directeur de la banque centrale libanaise, Riad Salamé ( en passant le banquier central a la plus grande longévité en poste au monde, on comprend mieux pourquoi !) ait été jusque récemment l’homme de confiance des occidentaux, et en particulier des américains, dans le pays. Or on a découvert en 2021, que pendant plus d’une décennie la BDL a fait payer aux banques des commissions sur leurs achats massifs de bons du trésor, commissions payées à une société dirigé par le frère de Salamé et qui aurait ainsi empoché plusieurs centaines de millions d’euros. Depuis le début de la crise, entre comptes cachés en Suisse et soupçons de fuite à l’étranger, l’étoile du banquier central n’a certes cessé de pâlir…
Il faut dire que c’est lui qui, lorsque les fonds du golfe et de la diaspora ont brusquement commencé à se tarir à partir de 2016 et mis à jour la pyramide, a tout de même tenté une calamiteuse opération de sauvetage, judicieusement nommée « opérations d’ingénierie financière », consistant à offrir des taux d’intérêt encore plus exorbitants ( jusqu’à 44% !) aux banques libanaises pour qu’elles fassent des dépôts en dollars à la BDL. Mais il était déjà trop tard, quoique pas pour tout le monde, car si bientôt le pays fut obligé de faire défaut sur le paiement d’une partie de sa dette, les comptes bancaires étant gelés, le contrôle des capitaux rétabli et le taux de change fixe bientôt abandonné, les plus agiles des oligarques surent tout à la fois massivement rapatrier leurs avoirs à l’abri hors du pays et se débarrasser auprès de fonds vautours anglo-saxons des titres de dette souveraine libanaise qu’ils détenaient encore ( voir l’étude de Nicholas Noe The great sell-off : how lebanon’s banking sector sold off the country’s financial future to foreign interests). Devant tant de dévouement au bien commun, on hésite à en rajouter sur les conséquences calamiteuses à court terme ( la presse s’en est fait très largement l’écho avant et après l’explosion du port de Beyrouth) et à long terme financièrement ( à 170% du PIB la dette est une des plus énorme du monde) et productivement ( » Le modèle de croissance d’après-guerre s’est fondé sur un effondrement graduel mais systématique de la productivité agricole et industrielle via un processus d’éviction du travail productif avec une double dépendance à l’égard du travail des étrangers au Liban et du travail des libanais à l’étranger » Nizar Hariri et alii « La crise libanaise ravage un marché du travail déjà dysfonctionnel « ).
Sans revenir sur les palinodies gouvernementales (la Banque Mondiale s’est tout de même plaint que la mauvaise volonté des dirigeants libanais menait à une « dépression délibérée » de l’économie, un comble !) et les révoltes successives qui font l’actualité du pays depuis le début de la crise, on peut par contre noter que cette pyramide de l’État-rente aux caractéristiques effectivement très libanaises ( à noter toutefois que le précédent albanais a été évoqué par plusieurs commentateurs) ne reflète pas moins à sa manière des phénomènes plus généraux de par le monde. Ainsi la dette publique peut être aussi une belle aubaine sous d’autres cieux, qu’on regarde la dette américaine qui vient d’atteindre 31 trillions de dollars alors que « la part des 1% les plus riches dans sa détention est passée entre 1970 et 2010 de 16 à plus de 40%. La part des intérêts fédéraux perçus a évolué dans les mêmes proportions. Comme les prélèvements fiscaux sont insuffisamment redistributifs, les intérêts de la dette publique ont contribué à la concentration des revenus parmi les 1 % les plus riches. » (Durand Le capital fictif). L’oligarchisation n’est effectivement pas une spécificité levantine !
Autre « troublant » écho, dans sa thèse Developing post-war Beirut (1990-2016) Marot parle d’un capitalisme libanais « dirigé par la banque centrale » [« central-bank led capitalism »] : « En tant que gardien du capitalisme libanais dans un environnement gouvernemental précaire qui lui laissait beaucoup d’espace de liberté, la Banque du Liban a acquis des pouvoirs politiques importants. Les gouvernements successifs, la très grande majorité des membres du parlement, les membres de l’administration et les banquiers beyrouthins lui ont laissé carte blanche pour assurer la stabilité du pays et protéger, directement et indirectement, les intérêts individuels et collectifs de l’élite. » De ce fait, avec « son mix d’interventions monétaires et macro-prudentielles proactives (..) elle a précédé beaucoup d’autres banques centrales de par le monde dans les stratégies adoptées après la crise financière de 2008. » Une caricature d’indépendance de la banque centrale virant à l’omnipotence ? A voir, au moment où même les plus fervents adeptes du concept admettent que FED et BCE, si elles ont peut-être d’un côté acquis trop de pouvoir politique , se voient de l’autre attribuer tout azimut un rôle probablement au dessus de leurs moyens. Briser l’inflation salariale, prêter en dernier ressort, socialiser les pertes voire précipiter une crise (cf le coup de Volcker en 1979) c’est une chose mais s’ériger en tête de pont du green new-deal s’en est une autre ( ou dit autrement : mener la lutte des classes est une chose, s’y substituer en est une autre).
Enfin, dernier parallèle plus périlleux mais tout de même : l’incapacité des luttes à Beyrouth ou Tripoli -pourtant nombreuses, vivaces (sans chefs, ni partis) et ayant envoyé fièrement boulé le confessionnalisme- si ce n’est à abréger les affres de l’agonie de cette provocation permanente qu’est l’État-rente libanais du moins à se figurer un tant soit peu comment y parvenir, en dit long sur le chemin qui reste à parcourir là bas mais tout autant ici et ailleurs pour espérer bouleverser réellement les rapports sociaux…
Marché immobilier chinois : pyramide et reproduction