Ce livre du dissident historique, tant du régime stalinien que de celui de Berisha, Fatos Lubonja constitue un témoignage de l’évolution de la situation depuis Tirana et les cercles de l’intelligentsia démocratique et représente indéniablement une « bouffée d’air frais » face à la manie albanaise de tout ramener à un complot de tel ou tel camp, même si l’auteur n’abandonne jamais vraiment la classique condescendance des élites albanaises vis à vis du reste de la population, comme l’illustre par exemple le chapitre XXXVIII du livre traduit ci dessous :
» Après l’accord
« Nous voulons des armes !
On veut des armes !
Nous voulons des armes ! »
Une vague de cris a culminé et s’est brisée, et le flot humain a déferlé pour engloutir le plus grand arsenal de Berat.
Les gens ont pillé ce qu’ils pouvaient, Kalachnikovs, mitrailleuses lourdes, balles, mines, bombes, grenades. Ils sont sortis exaltés. Certains, kalachnikovs en bandoulière, sautent dans des camions qui se mirent en route avec fracas vers la ville la plus proche, Poliçan. Arrivés sur la place principale, ils tirent en l’air volée après volée, comme pour montrer qu’ils sont les maîtres de la ville. Après cette invasion, ils se sont dirigés vers Skrapar.
L’accord du 9 mars n’a pas convaincu le Sud de rendre les armes, mais a déclenché une réaction en chaîne d’attaques de dépôts d’armes et d’occupations de villes par des hommes armés.
A Skrapar, les insurgés de Berat ont rejoint une partie des habitants armés de la ville. Quelqu’un leur a indiqué le poste de police, en prétendant que des unités de police allaient être déployées pour débloquer une route pour le passage des troupes de Tirana. Les insurgés ont attaqué le poste de police et y ont mis le feu.
Des coups de feu du même type ont été entendus dans tout Fier, Lushnjë et Levan.
Le lendemain, tout le Sud, à l’exception de la ville de Korça, échappe à tout contrôle, avec des attaques contre des dépôts d’armes, le pillage des réserves alimentaires et la destruction de bâtiments publics. Au moins dix personnes ont été tuées et vingt blessées.
Ce soi-disant soulèvement avait-il des chefs ? Qui oserait le diriger, maintenant que Tirana avait fait des propositions de réconciliation ? Ou alors s’agissait-il d’un mouvement spontané ? Le partisans de Berisha prétendaient que non et pondaient des théories du complot qui se contredisent parfois entre elles. Sur la « carte de la rébellion », ils pointaient du doigt d’importants centres stratégiques comme Berat, qui avait également été la base aérienne d’où les deux MIG avaient décollé pour se réfugier en Italie. Il doit s’agir d’un plan militaire, disaient-ils, conçu par les services de renseignement étrangers, les Grecs surtout, voire la CIA elle-même, qui était sous l’influence du lobby grec. Ces fictions ont été transmises aux journalistes occidentaux, dont certains les ont transformées en nouvelles dignes d’intérêt pour le public occidental. « Le cauchemar de l’Épire du Nord : L’Albanie en danger » tel était le titre d’un article du Corriere della Sera du 12 mars, dans lequel l’auteur affirmait qu’un avocat grec bien connu, l’un des dirigeants les plus connus du mouvement de l’Epire en Grèce, dont le but était de rattacher la partie sud de l’Albanie à la Grèce, tentait de coordonner les efforts des insurgés albanais dans le sud. Il voyageait librement de Sarandë à Gjirokaster, Delvinë et Tepelenë, et rencontrait les chefs rebelles. L’article concluait : » La communauté internationale doit veiller à ce que les frontières de l’Albanie soient gardées et sécurisées contre l’infiltration d’éléments destructeurs. Les albanais doivent rester vigilants et ne pas tomber dans ce piège. »
Ce scénario avait été concocté par les gens de Berisha au cours des derniers jours, après qu’ils aient constaté que l’opposition à Tirana s’était assise à la table des négociations avec Berisha, tandis que le Sud poursuivait ses propres affaires. Mais dans la propagande de Berisha, le vieux récit de la réaction communiste prévalait toujours. Selon ce scénario, les anciens agents de Sigurimi et les officiers de l’ancien régime qui n’obéissaient pas à Tirana avaient organisé ce soulèvement pour tenter de revenir en arrière et de restaurer le communisme. Les communistes n’avaient-ils pas répété pendant cinquante ans qu’ils étaient arrivés au pouvoir dans un bain de sang et qu’ils ne le quitteraient que dans un bain de sang ? Maintenant, il était temps que le sang coule.
Certains journalistes occidentaux ont avalé ce scénario, reprochant aux diplomates de leur pays de ne pas avoir réagi correctement au terrorisme des anciens communistes au début du mois de février, lorsque les arsenaux de Vlora ont été ouverts. Le nom de Kiço Mustaqi est apparu dans la presse occidentale. Cet officier supérieur, ancien ministre de la défense d’Enver Hoxha, condamné pour génocide, s’est réfugié en Grèce et serait le cerveau de la rébellion dans le Sud.
Ces théories du complot rendent Qorri [ alter-ego de Lubonja dans le livre ] furieux. Il savait comment elles opéraient, et cela l’agaçait plus encore que leur absurdité manifeste. Les gens de Berisha servaient ces explications aux Occidentaux, qui étaient enclins à les croire en raison de leurs connaissances limitées et de leur foi dans les stéréotypes. Et c’est ainsi que ces interprétations, investies du style et de l’autorité de la presse occidentale supposée impartiale et réputée, ont été recyclées par la télévision d’État, afin de convaincre les Albanais eux-mêmes de leur véracité.
La réalité de la réaction en chaîne qui a traversé le Sud après le 9 mars était compliquée et bien différente.
Après tout ce qui s’était passé, les habitants du Sud ne pouvaient plus faire confiance à l’accord du 9 mars. Berisha avait tout essayé contre eux. Après l’échec de la violence policière, il avait essayé l’état d’urgence, envoyant l’armée et même des avions pour les bombarder. Après l’échec de tout cela, il a soudainement annoncé : « Asseyons-nous et parlons de paix et de réconciliation ». Qui pouvait avaler cela ? L’opposition de Tirana lui a tendu la main au moment où il aurait dû capituler. Pire encore, elle avait conclu un accord en vendant le Sud. Selon l’accord, les gens du Sud devaient rendre leurs armes dans la semaine sans aucune garantie sur ce qui se passerait ensuite. Bien sûr, ils avaient peur de Tirana. L’instinct de conservation le plus élémentaire leur indiquait qu’il fallait qu’ils se défendent par eux-mêmes.
A ce désarroi du Sud s’ajoute le fait que l’accord du 9 mars affaiblissait encore plus l’autorité des institutions. Plus personne ne savait qui était responsable de l’Etat. Le monde criminel s’est manifesté, dans toute sa puissance, et a comblé ce vide. Les prisons ont été ouvertes et les détenus libérés profitent de l’agitation pour voler et piller.
Le peuple devait se défendre contre une armée qui pouvait le désarmer et l’emprisonner. Ils devaient se procurer de la nourriture et se protéger des criminels. La plupart d’entre eux pensaient donc qu’ils seraient plus en sécurité avec une arme.
Aucun leader ne coordonnait ces actions dans le Sud. C’est précisément parce qu’ils étaient faibles et sans chef que les gens tiraient en l’air, pour se sentir forts et protégés, et pour effrayer quiconque osait s’approcher : en fait, pour faire disparaître leur propre peur. Les gens se sont également dirigés vers les dépôts d’armes dans l’espoir de piller quelque chose qui vaille la peine d’être vendu.
Comme Qorri l’avait lu quelque part, les tournures les plus perverses des événements ne peuvent être prévues mais sont le produit de coïncidences. «