On trouve une recension assez complète des diverses notes de Gramsci sur la « question subalterne » dans un document de travail du séminaire i>Lire les Cahiers de prison d’Antonio Gramsci.
Guido Liguori « Le concept de subalterne chez Gramsci »in Les Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines (MEFRIM), 2016
« Tout en gardant bien à l’esprit l’ancrage de l’action des individus dans la structure et dans la division de la société en classes – ce qui fait de Gramsci un marxiste –, il nous faut insister sur le fait qu’avec le couple dominants/subalternes Gramsci propose des catégories plus larges que les catégories marxistes classiques (bourgeois/prolétaires), dans la mesure où elles articulent mieux situation sociale et subjectivité, donnée structurelle et donnée culturelle et idéologique. La catégorie de « subalterne » s’inscrit donc dans un cadre d’enrichissement des catégories traditionnelles du marxisme. C’est d’ailleurs significatif en soi qu’en parlant de classes ou groupes sociaux subalternes Gramsci comprenne à la fois des groupes plus ou moins désagrégés et marginaux et le prolétariat industriel : à la fois les paysans sardes et les ouvriers turinois. En outre, l’usage que fait Gramsci du terme « subalterne » dans les lettres à Giulia Schucht renvoie à un usage encore plus large, essentiellement culturel. Cela nous renseigne sur le fait qu’avec ce mot Gramsci vise également la description d’un certain type de rapports de force culturels ainsi que psychologiques. »
Sur la réception de Gramsci en Inde
Dans le chapitre « Gramsci à Calcutta » de son livre Gramsci globale. Guida pratica alle interpretazioni di Gramsci nel mondo (p100-101), Michele Filippini émet l’hypothèse d’une rencontre entre Enrico Berlinguer, futur secrétaire du Parti Communiste Italien et le jeune Ranajit Guha à Budapest en Aout 1949, à l’occasion du Congrès International de la Jeunesse. Le futur leader stalinien aurait à cette occasion donné au jeune communiste Indien, qui effectuait à l’époque un long voyage à travers l’Europe, un exemplaire de Il Risorgimento de Gramsci, livre dans lequel se trouvait notamment le passage des Cahiers de prison intitulé « A la marge de l’histoire ( l’histoire des groupes sociaux subalternes) ». Cette version est toutefois très probablement fausse et c’est bien plutôt l’enseignement de Susobhan Sarkar, suivi au Presidency College de Calcutta, qui a permis au jeune Guha de découvrir l’oeuvre de Gramsci. Grand historien bengali, et membre du CPI, le Parti Communiste Indien, dont il avait d’ailleurs rédigé le manifeste, Susobhan Sarkar a effectivement été le premier, dans un article de novembre 1968 intitulé « La pensée de Gramsci » a tenter de faire connaître la pensée du théoricien italien. Dans son article « Susobhan Sarkar (1900-1982): A Personal Memoir », Barun De rappelle que Sarkar quoiqu’engagé au CPI avait gardé toute sa liberté : «. Ses écrits sur Antonio Gramsci, l’accent qu’il mettait sur les nouvelles perceptions des voies multiples de progrès historique, évoquées par Karl Marx dans la section sur les formations pré-capitalistes des Grundrisse et sa position courageuse pour la défense du marxisme démocratique en Tchécoslovaquie en 1968 rappellent qu’il n’avait rien à voir avec les luttes partisanes et fractionnelles qui parcouraient le socialisme à l’époque. »
Par ailleurs, dans une note pour la International Gramsci Society, Sobhanlal Dutta Gupta donne quelques détails supplémentaires sur l’histoire de la réception de la pensée de Gramsci en Inde. Malgré les efforts de Susobhan Sarkar, la répartition du courant communiste Indien entre pro-russes ( le CPI) et pro-chinois ( le CPI-M) ne facilitait pas la réception d’un marxisme hétérodoxe. Finalement, c’est à partir des années 80 que des séminaires sur Gramsci ont commencé à s’organiser, jusqu’à ce que sa pensée devienne incontournable tant dans la littérature académique que dans l’enseignement. Pour Dutta Gupta cet engouement tardif s’explique par la conjonctions des crises économiques (libéralisation), politiques et idéologiques (chute de l’URSS, montée de l’extrémisme hindou) des années 80/90 : « Tous ces facteurs, couplés à la marchandisation croissante de la culture, l’entrée des grands groupes et multinationales dans la vie publique indienne et leur contrôle toujours plus important de la conscience des masses indiennes, ont mené a une sérieuse remise en cause et Gramsci est apparu de plus en plus pertinent dans ce contexte. Les soubresauts d’une situation historique extrêmement complexe nécessitant un déplacement du rapport de force de la base à la superstructure, de l’économie à la culture, de la force à l’idéologie a rapproché Gramsci des universitaires et intellectuels marxistes indiens. »
Les subalternes et Gramsci
David Arnold « Gramsci et la subalternité paysanne en Inde », in The journal of peasant studies, 1984
ABSTRACT : « Des concepts gramsciens clés comme l’hégémonie et la révolution passive, jusqu’ici principalement utilisés pour analyser les sociétés industrielles occidentales, sont aussi pertinents pour étudier les sociétés paysannes. Appliquées de façon critique, les idées de Gramsci permettent de souligner d’une façon nouvelle l’importance centrale et la nature dialectique de la relation élite-subalterne dans l’Inde rurale des 19ème et 20ème siècle. Son insistance sur les aspects négatifs et conformistes de la culture et de l’idéologie paysanne doivent être néanmoins nuancés par une attention particulière portée aux forces et à la relative autonomie de la politique subalterne au sein de la structure générale de domination de l’élite. »
« Le terme « subalterne » n’est certes pas un choix entièrement heureux, puisqu’il invite, au moins en Anglais, à une confusion malvenue avec la terminologie militaire (…). De même il ne permet pas de se dispenser de désignations de classe plus spécifiques. Mais le terme dispose quand même de quelques avantages. Il souligne l’importance centrale de la relation de pouvoir entre les groupes sociaux : ils ne sont pas seulement propriétaires terriens et paysans mais dominants et subordonnés, conscients des implications et conséquences de leurs positions respectives, même si ce n’est pas nécessairement dans des termes signalant une conscience de classe très développée. Quand on étudie les paysans et d’autres groupes dans une société, comme l’Italie ou l’Inde de la moitié du 19ème, qui n’était pas encore devenue pleinement capitaliste, le langage de la subalternité peut en général être plus approprié que celui de la classe. Son usage renvoie aussi à la façon persistante dont Gramsci utilise des couplets dialectiques -hégémonie/subordination; force/consentement; actif/passif – pour faire ressortir les conflits et les contradictions qu’on trouve dans toutes les situations historiques (ce, encore une fois, en opposition à la pensée positiviste/déterministe). L’usage que Gramsci fait du terme subalterne nous invite de surcroît à apprécier les caractères communs des groupes subalternes dans leur ensemble – leur commune subordination, leur faiblesse intrinsèque, leurs forces limitées. » (p11)
« L’étude de la révolte dans ses diverses formes est toujours d’un intérêt particulier pour l’historien des classes subalternes. C’est souvent seulement en de telles occasions que les actions et les opinions des subalternes sont recensées dans les registres des élites et laissent ainsi des traces récupérables. Plus encore, le simple fait que la révolte paysanne ait lieue prouve qu’il existe un domaine politique séparé que la domination et l’hégémonie de l’élite a été incapable de totalement supplanter ou supprimer . Dans ce sens une révolte (…) peut révéler plus sur la nature des identités et conflits sous-jacent que l’étude de la vie quotidienne normale dans laquelle de tels rapports restent en sommeil ou latent. Les conséquences d’une révolte étaient trop considérables pour que les paysans s’y engagent spontanément sans préparations ni mouvements moins drastiques pour obtenir réparation du tort leur ayant été fait. La révolte n’était donc pas une sorte de réflexe automatique à des stimulus politiques ou économiques externes, c’était la praxis paysanne, l’expression à travers l’action paysanne de la conscience collective de la paysannerie. » (p17)
« Durant les 19 et 20ème siècle, la vieille organisation des relations entre élites et subalternes étaient minées par le colonialisme et le capitalisme. De nouveaux contrôles n’étaient établis que graduellement ( et souvent imparfaitement) via le développement du pouvoir de l’Etat colonial et l’essor de la bourgeoisie indienne. Durant cette période de transition, entre l’effondrement de l’ordre ancien et l’établissement du nouveau, la paysannerie a connu une période de désorientation et d’incertitude, incertaine quant à ses vieilles identités et leadership, mais largement hostile aux nouvelles forces tentant d’empiéter sur son terrain. Dans une telle transition, l’autonomie de la paysannerie, le besoin ressenti de s’organiser pour défendre ses intérêts, pour s’opposer aux changements ou pour rappeler les groupes dominants à leurs obligations vis à vis de la paysannerie, ont pu avoir une importance exceptionnelle. » (p20)
« Au travers de leurs découvertes empiriques et leurs théorisations plus générales, les contributeurs des Subaltern Studies ont tendu à aller au-delà de Gramsci en identifiant un plus grand degré d’autonomie et de cohésion interne à la politique paysanne dans l’Inde moderne que celui-ci n’en voyait dans son Italie natale. Mais une société qui conservait certaines de ces anciennes autonomies féodales, une société dans laquelle une large mesure du pouvoir de l’Etat ( et dans certains zones, le pouvoir économique) restait entre les mains d’un groupe dirigeant étranger et dans laquelle la bourgeoisie émergente devait encore établir son contrôle effectif sur la masse de la paysannerie, une telle société avait de fortes chances de connaitre une autonomie marquée de la paysannerie. Néanmoins, les contributeurs n’ont, en général, pas perdu de vue la nécessité de considérer la paysannerie en tant que classe subalterne, engagé dans diverses relations de subordination avec, à la fois les élites étrangères et indigènes et objet de différents types de contrôle, à la fois d’une coercition ouverte et d’une hégémonie plus subtile. (…) Les idées de Gramsci ne sont pas nécessairement des explications auto-suffisantes, ni ne sont universelles dans leur application. Mais elles attirent l’attention sur de nombreux aspects de la nature de la subordination et du contrôle qui sont d’une grande valeur pour ceux qui veulent comprendre la subalternité paysanne en Inde. » ( p23)
Ranajit Guha « Gramsci en Inde, hommage à un maître », in Journal of Modern Italian Studies, 2011 (Texte d’une allocution faite à la Fondation Gramsci de Rome en 2007)
« La fondation Gramsci m’a fait un grand honneur en m’invitant à parler de l’influence de Gramsci en Inde. Je ne peux le faire que comme un élève rendant hommage à son maître. Car c’est bien ce type de relation qu’entretiennent avec lui tous ceux qui ont participé à la conception et la mise en forme de notre projet, les Subaltern Studies. L’influence dans une telle relation est réciproque, les deux parties étant pleinement impliquées dans l’échange. C’est pour cela qu’une bonne leçon bénéficie à l’étudiant qui coopère mais tombe à plat avec celui qui ne s’engage pas. L’influence dans ce cas ressemble à ce que les biologistes appellent « l’adaptation ». Gramsci lui-même utilise le terme comme métaphore, quand il avance que la continuité peut créer une saine tradition si les personnes sont activement engagées dans ce qu’il décrit comme un « développement organique. »
Ce processus est selon lui « un problème d’éducation des masses, de leur « adaptation » en accords avec les exigences découlant des buts à atteindre. » Dans les sciences de la vie, l’adaptation a été un moment considérée comme une phénomène providentiel strictement limité à certains éco-systèmes selon un schéma pré-ordonné. Depuis Darwin néanmoins, il a été reconnu comme un processus entièrement hasardeux dans lequel l’organisme s’adapte de façon contingente là où il a la meilleure chance de survivre et de se reproduire.
La petite voix de l’histoire
Et effectivement, c’est sa contingence qui peut, à elle seule, expliquer pourquoi la pensée de Gramsci a mieux prospéré dans des contrées éloignées de son continent de naissance. Même en Inde, malgré tout son succès, elle ne s’est pas implantée là ou on aurait pu s’attendre qu’elle le fasse mais dans un secteur tout différent de la vie en Asie du Sud. De fait, elle a défié toute prévision en choisissant comme terreau et propagateur un projet académique comme les Subaltern Studies plutôt que les deux partis communistes officiels. Et pour en rajouter dans l’ironie, le projet n’était pas situé dans le sous-continent quoiqu’il fusse tout a fait indien dans l’esprit et dans le champ de ses recherches.
Dans notre volonté d’apprendre de Gramsci nous étions entièrement autonomes et ne devions rien aux partis communistes dominants. Ils avaient scissionné en 1964 pour former le Part communiste d’Inde ( CPI) et le parti communiste d’Inde ( Marxiste) CPI (M) qui correspondaient pour l’un à une tendance pro-Moscou et pour l’autre une tendance plus radicale, pro chinoise. Aucun des deux n’avait d’usage de Gramsci dans leurs politiques ou leurs programmes. De fait, son nom était pratiquement inconnu de leurs militants et il n’y a aucun indice permettent de penser que leurs leaders aient prêté attention à son œuvre avant 1964. A ce moment là quelques intellectuels à la marge du plus petit et plus faible parti, le CPI, se son intéressés à la pensée gramscienne mais sans que cela ne prête à beaucoup de conséquences pour les politiques et le programme pro-soviétique de leur parti.
Notre projet, les Subaltern Studies, s’est tenu à la fois à distance du CPI et du CPI (M). Pour nous ils représentaient tous deux une extension de gauche de l’élite indienne au pouvoir. Ce n’était pas que nous étions apolitiques ou anti-communistes. Au contraire, nous nous considérions comme marxistes dans notre tentative de développer une critique radicale du colonialisme et du savoir colonialiste dans l’étude de l’histoire et des sociétés d’Asie du Sud. Nous nous opposions de ce fait aux deux partis communistes à cause de leur usage dogmatique et opportuniste du marxisme. Nos sympathies allaient aux mouvements paysans radicaux qui tiraient leur inspiration de la révolution chinoise et des idées de Mao Zedong. Connu sous le nom de mouvement naxalite ( de Naxalabari, le district rural dont était parti le mouvement) il avait été écrasé par les efforts combinés du Congrés et des deux PC dans une brutale série d’opérations contre-insurrectionnelles entre 68 et 71. Quoique défait organisationnellement, le mouvement a néanmoins laissé un vaste héritage de doutes et de questionnements. Depuis les années 70, cet héritage a été utilisé de façon créative par les intellectuels indiens dans de nombreux champs, en littérature et dans les arts vivants comme en histoire et dans les sciences sociales. Notre projet Subaltern Studies est largement reconnu comme une des forces motrices de cet ensemble intellectuel.
Ce qui avait rendu le mouvement naxal si puissant malgré sa courte carrière, tenait au mécontentement à l’échelle du pays quant aux fondations politiques de la nouvelle république indienne, à laquelle les britanniques avaient laissé le pouvoir au moment de finalement partir en 1947. Les catastrophes des années 40 – la guerre, la famine, la partition du sous-continent en deux États souverains dont résulta le déplacement de centaines de millier de réfugiés et des affrontements ethniques entrés dans l’histoire pour le nombre de viols et l’ampleur d’un massacre sans parallèle dans cette partie du monde – tout cela eut un impact dont les gens continuèrent à souffrir pendant des décennies après l’indépendance. Les pauvres ruraux et urbains, i-compris les classes moyennes paupérisées, attendaient du nouveau gouvernement de l’Inde indépendante qu’il leur vienne en aide. Mais l’élite gouvernante, représentée par le parti du Congrès, était trop occupée à consolider son emprise sur le patrimoine qu’elle avait hérité des britanniques.
Elle prit pour acquis le consentement du peuple qui avait constitué les armées non-violentes des luttes anti-impérialistes, campagne après campagne, depuis le début du 20ème siècle. Mais quand les maitres coloniaux furent forcés de partir et qu’une occupation étrangère de 200 ans s’achevait enfin, les légions démobilisées furent oubliées alors que les généraux se convertirent à leur nouvelle mission de manipuler l’appareil d’Etat afin d’assurer les intérêts des classes et communautés qu’ils représentaient. Initialement, les communistes et quelques autres groupes politiques de gauche ont essayé de résister à ce processus mais sans grand succès. L’élite dominante brisa la résistance en utilisant généreusement l’armée, la police et des lois draconiennes, puis persuada ses critiques de se contenter de leur rôle d’opposants parlementaires.
La manœuvre réussit, mais pas assez pour faire taire l’opposition croissante hors du parlement. A la fin des années 60, la misère des pauvres et des chômeurs, les avait mené à un tel désespoir qu’il ne suffisait que d’un étincelle pour tout embraser. Le mouvement paysan de Naxalbari fournit cette étincelle. Il commença comme un soulèvement local contre les propriétaires terriens mais devint vite le signal pour des micro-insurrections dans d’autres régions rurales. Il est significatif que le mouvement se répandit aussi dans les zones urbaines.
La force du mouvement provenait de la confluence de deux courants générationnels de désillusion vis à vis de l’élite au pouvoir et des groupes dominants en Inde, c’est à dire contre l’autorité partout. La vieille génération était désillusionnée car les gouvernants n’avaient pas tenu les promesses d’un avenir meilleur grâce auxquelles ils avaient pu, en tant que leaders du mouvement nationaliste, mobiliser les masses dans la lutte pour l’indépendance. La jeune génération était désillusionnée car les partis, les gouvernements et de fait, toutes les institutions, allant du conseil de village et de la mairie ,aux écoles et aux usines, où les anciens, hommes et femmes, exerçaient l’autorité, avaient échoué à assurer à la jeunesse un future moins morne que l’univers dans lequel ils avaient grandi.
Ce double mécontentement générationnel stimula aussi les Subaltern Studies. Dans l’équipe éditoriale, composée des principaux contributeurs de la série publiée sous ce nom, je représentais la vieille génération et les autres la jeune, tous ayant au moins 25 ans de moins que moi. Je mentionne ce détail ontologique pour indiquer que notre projet était une partie organique de la vie et de son temps, qu’il participait au monde auquel il appartenait, et qu’il n’était pas un poste d’observation académique isolé. Enfant de l’expérience, ayant étudié la théorie, ce projet était ouvertement politique, ce qui choqua l’établissement académique qui a été le gardien des études sud-asiatiques à la fois en Angleterre et en Inde depuis le 19ème siècle.
Nous avons commencé à travailler au milieu des années 70 quand la vague naxalite était clairement retombée mais que les questions qu’elle avait soulevé restaient sans réponse. Nous cherchions à situer ces questions dans la contexte du passé colonial. Car ,en effet, la fin de la domination coloniale n’avaient en rien remplacé ou substantiellement modifié le principal appareil de la domination coloniale- c’est à dire l’Etat. Celui-ci avait été transféré au régime suivant. En conséquence, quand le pouvoir a été transmis aux dirigeants indiens et que, pourtant, se perpétuait sous le nouveau régime la misère endurée sous le précédent, la situation fâcheuse du présent renvoyait directement au passé immédiat. Grace à ce lien, un vaste espace s’ouvrait qui permettait que nos questions et nos préoccupations se cristallisent autour des thèmes croisés de l’Etat et de la société civile. Dans les deux champs, les leçons de Gramsci étaient d’une valeur inestimable. Néanmoins, afin d’en bénéficier, nous devions les adapter à l’expérience indienne, qui était, bien entendu significativement différente, de l’expérience occidentale sur laquelle se basait la pensée de Gramsci.
Pour commencer par l’État, notre questionnement partait de ce qui déconcertait beaucoup d’observateurs des premières années de la république. Pourquoi, demandaient-ils, les nouveaux dirigeants maintiennent-ils une telle distance vis a vis de gens dont ils ont été si proches durant la longue période des mouvements de masse anti coloniaux qui les ont mené au pouvoir ? Comme cela ressemblait à la distance qui séparait les colonisés des colonisateurs à l’époque de l’occupation étrangère ! Nous, pour notre part, avons utilisé ce sentiment populaire et répandu comme un signal pour prouver la nature de cette aliénation et s’interroger, à un niveau plus profond, pour savoir si il y avait quelque chose de commun entre ces deux États – le colonial et le national souverain- qui pourrait expliquer le phénomène. Dans notre effort pour comprendre cela, nous nous appuyions sur la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel et la théorie gramscienne de l’hégémonie.
L’État colonial en Asie du Sud fut développé par les britanniques, non via le consentement des peuples indigènes mais par la force. Le colonialisme était de fait une occupation étrangère de 190 ans basée entièrement sur le prétendu « droit de conquête ». Mais rien n’est plus doux au maître que l’amour de son serviteur. Et les britanniques étaient suffisamment astucieux pour combiner l’amour avec la peur. Mais, comme l’a conseillé il y a longtemps déjà le centaure au prince « Puisqu’il est difficile de les combiner, il vaut bien mieux être craint qu’être aimé si on ne peut pas être les deux. » Les britanniques apprirent avec l’expérience combien il était difficile d’être effectivement les deux dans un pays où ils n’étaient qu’une puissance occupante. Ils optèrent donc pour la peur comme principe de gouvernement. Ils réalisèrent néanmoins qu’une certaine quantité de soutien locale était essentielle si ils voulaient consolider leur domination. Ils utilisèrent divers moyens, idéologiques autant que matériels pour persuader les élites indiennes des vertus du régime, le Raj comme il était appelé, et réussirent bien assez pour le faire durer près de deux siècles. Ce n’est pas une surprise, si on considère que même en Irak, un pays si largement dévasté par les brutalités d’une force occupante, les collaborateurs ne manquent pas. La tâche que nous nous étions fixés était de rassembler ces moments particuliers d’une relation complexe dans une configuration générale de pouvoir.
Dans l’histoire de la période coloniale en Asie du Sud , le pouvoir correspond à un série d’inégalités non seulement entre les conquérants britanniques et leurs sujets indiens, mais aussi entre les dominants et dominés en terme de classe, caste, genre, age, etc au sein des hiérarchies de la société indigène. Ces relations inégales avec toutes leurs diversités et permutations dérivent d’un relation générale de domination et de subordination. Puisque ces deux termes s’impliquent mutuellement, ils nous permettent de conceptualiser les articulations du pouvoir dans tous ces aspects comme une interaction entre domination et subordination. Chacun de ces deux derniers termes, fonctionne a son tour comme une entité constituée par un paire d’éléments mutuellement déterminant- domination par la coercition et la persuasion, et la subordination par la collaboration et la résistance.
Néanmoins, il y a une asymétrie de base qui sous-tend cette structure à deux étages. La mutualité de la domination et de la subordination est logique et universelle, puisqu’on la retrouve dans toutes les variantes de relations inégales de pouvoir, partout et à toutes les époques. Mais la même chose n’est pas vraie pour leurs paires constitutives, qui ne s’impliquent mutuellement qu’à certaines conditions, c’est à dire contingentement. En tant que telle, plutôt que les abstractions domination et subordination, ce sont elles qui expriment concrètement la dynamique de l’expérience historique dans tout ses flux et reflux. Car c’est précisément ces éléments constitutifs de la domination et de la subordination qui distribuent leurs moments dans des combinaisons variées qui permettent de distinguer une société d’une autre et un événement d’un autre, selon les spécificité des relations de pouvoir propres à chacun.
Nous avons décrit, d’après Marx, de tels rapports comme la composition organique de la domination et de la subordination. Tout comme le caractère de chaque capital individuel – sa capacité à se reproduire et à s’étendre- et sa différence d’avec n’importe quel autre capital dépend de sa composition organique, c’est à dire du poids de sa partie constante relativement à sa partie variable, de même le caractère de la domination et de la subordination, interagissant dans n’importe quel contexte, dépend du poids relatif des éléments coercition et persuasion dans la domination et des éléments résistance et collaboration dans la subordination- dit autrement de la composition organique de cette relation de pouvoir. Considérée ainsi, l’hégémonie est une forme particulière de Domination, qui permet, dans la composition organique de la domination, que la persuasion prenne le pas sur la coercition. Cela fait de l’hégémonie un concept dynamique, qui laisse même la structure de domination la plus persuasive toujours et nécessairement sujette à une résistance dans notre projet. Cela nous permet, dans le même temps, d’éviter certaines ambiguïtés présentes dans l’usage que fait Gramsci de ces concepts, comme cela a été signalé par les éditeurs de la version anglaise des cahiers de prisons.
La raison pour laquelle, nous devons enlever toute ambiguité à la notion d’hégémonie, c’est que toute compréhension de l’expérience indienne suppose une distinction claire entre la persuasion et la coercition comme éléments constitutifs de la domination. Car c’est précisément la zone grise entre les deux que l’impérialisme libéral a exploité avec toute sa subtilité, pour amener le nationalisme libéral à collaborer. En d’autres termes, l’effacement de la distinction entre les deux était, pour les impérialistes, la condition nécessaire pour atteindre l’hégémonie sur les populations conquises et colonisées. L’histoire de la période est pleine d’épisodes dans lesquels le libéralisme indien a succombé initialement à cette ruse avant de s’en libérer. Je vais en citer une ici.
Gandhi a longtemps été inébranlable dans sa foi en la bonté de l’empire britannique. De fait, il souligne fièrement son loyalisme dans ses premiers écrits politiques. Néanmoins il se passa quelque chose en 1919 qui le fit changer radicalement d’opinion. En avril de cette année là, des troupes menée par un général britannique de l’armée des Indes fit feu sur une masse de paysans qui s’était réunis dans une foire rurale, à l’occasion d’une fête des moissons. Le général justifia son ordre de tirer en disant qu’on avait donné à la foule un peu de temps avant de se disperser mais qu’elle n’avait pas réagi assez vite. Cela fut accepté comme une explication adéquate et satisfaisante à sa sauvagerie, à la fois par les autorités coloniales et par le gouvernement britannique. Il fut loué pour les services rendus et honoré comme un héros par le public britannique quand il prit sa retraite.
Ce fut le signal pour Gandhi, le loyaliste dévoué, de tourner le dos à la collaboration et de rejoindre la résistance. Il expliqua ce changement en disant que jusqu’en 1919, il avait fait confiance au Raj pour défendre l’État de droit, mais les événements de ce printemps là avaient démontré qu’il avait tort et que le gouvernement colonial était « un régime satanique ». Ce qui est significatif ici, c’est qu’il a fallu le massacre d’innocents pour convertir un collaborateur en un adversaire implacable de l’impérialisme. Clairement, Gandhi, comme beaucoup de nationalistes libéraux, avait été dupé par l’idéologie colonialiste, son éducation et ses autres appareils et prenait une autocratie étrangère pour un État de droit. Ils oubliaient que l’État de droit supposait l’égalité de tous devant la loi comme condition sine qua non, et rien de moins qu’un État démocratique était à même de garantir une telle égalité à tous ses citoyens.
Mais, l’État colonial britannique en Asie du Sud était le parfait contraire de la démocratie. C’était une autocratie, un État qui n’avait pas de citoyens mais seulement des sujets – une domination sans hégémonie, comme nous l’avons défini. Le fait que la politique impériale ait pu cacher cette vérité élémentaire pendant si longtemps aux libéraux indiens les plus éclairés, donne la mesure de sa réussite. Quand on a enlevé les gants de velours, exposant ainsi les poings d’acier, les victimes se réveillèrent soudainement de leur transe pour réaliser que, dans un pays occupé, exploité et dominé par un pouvoir impérialiste moderne la seule égalité reconnue par les dirigeants était la commune subalternité de la totalité de la population sous leur domination. Les nationalistes libéraux, quant à eux, utilisèrent cette commune subalternité pour mobiliser le peuple dans la lutte anti-impérialiste sous la direction de Gandhi. Il insistait pour garder le mouvement absolument uni et s’opposait à toute forme de conflit de classe qu’il considérait comme entraînant la discorde.
Comment se fait-il alors que cette commune subalternité n’ait pas suffit à prévenir l’explosion nationale de mécontentement après la venue au pouvoir des leaders nationalistes ? La raison en est que, bien avant le colonialisme et la naissance du nationalisme, l’Inde avait été un pays déchiré par des divisions multiples entre les subalternes et l’élite dans la société civile. Incarné dans les hiérarchies de caste et de de classe, dans le genre et les rapports générationnels, etc, ces divisions avaient survécu à la plupart des efforts sporadiques de réforme au sein de la société indigène elle même. Les projets de réforme initiés par quelques uns des premiers administrateurs coloniaux et missionnaires chrétiens n’allèrent pas bien loin non plus.
L’analogie du Piémont utilisée par Gramsci, pour évoquer les reformes introduites par les conquérants dans certaines parties de l’Europe, n’a pas de parallèle en Asie du Sud. Là, l’unité forgée dans le front commun de la lutte nationale contre l’impérialisme s’est écroulée dès que l’occupation étrangère a pris fin et que l’élite nationaliste a commencé à diriger. Après le transfert du pouvoir, les vieilles divisions traditionnelles n’ont pas seulement refait surface, mais l’ont fait, en bien des aspects, avec encore plus de vigueur, alors que les groupes dominants exhibaient leur nouvelle importance, tandis que les subalternes se détournaient avec ressentiment. En d’autres termes, pour illustrer une nouvelle adaptation de la leçon gramscienne à la lumière de l’expérience indienne, la classe dirigeante, qui avait reçu les pleins pouvoir avec le consentement du peuple dans le mouvement pour l’indépendance, ne parvint pas à investir ce consentement dans une hégémonie lorsqu’elle prit les rênes du nouvel État souverain. Tout comme l’autocratie – une domination sans hégémonie- mise en place dans sa colonie du sous-continent par la démocratie parlementaire la plus avancée d’Europe se montra une exception dans la série d’Etat-nation hégémoniques occidentaux, de même le nouvel Etat nation Indien démontra que les anticipations de pouvoir dans une lutte basée sur l’adhésion populaire ne se convertissaient pas automatiquement en une hégémonie pour sa direction, même si elle mettait la main sur le pouvoir d’Etat. L’hégémonie en Asie du Sud a clairement été discontinue dans cette mesure, car elle devait être regagnée totalement par les leaders du mouvement national anti-impérialiste dans le processus de formation de l’Etat.
Dans le cas Indien, l’origine de cette discontinuité réside dans la nature même de la mobilisation. Dans notre projet, nous nous sommes penchés attentivement sur cette question pour découvrir, en détail, l’entrelacement de deux catégories différentes de mobilisation dans le mouvement nationaliste mené par Gandhi et son parti, le congrès national indien. Le courant de l’élite, organisé méticuleusement par Gandhi et institutionnalisé selon les critères parlementaires modernes, était très discipliné. La discipline était de fait la clé de voute de la construction de l’organisation par Gandhi. Basé sur des cadres dévoués idéologiquement et formés par lui et ses proches, il était gouverné par des lois qu’il avait lui même promulgué. L’autre courant était fait des vastes masses qui donnaient aux mobilisations nationalistes son ampleur et son énergie. La forme dans laquelle ces mobilisations apparaissaient dans les campagnes nationalistes était explicitement a-parlementaire et pré-moderne, dans le sens d’appartenance à une tradition remontant aux temps pré-modernes.
Les idiomes qui les caractérisaient, même dans les rassemblements et les marches urbaines, étaient ceux de foires rurales et des fêtes des moissons, de la pêche et la chasse communale, du travail collectif entrepris par les paysans dans leurs champs respectifs en tant que voisins et proches. Ce courant était donc indéniablement subalterne dans son articulation et son organisation. Du point de vue de l’élite nationaliste, néanmoins, il était beaucoup trop spontané et insuffisamment organisé pour remplir leurs objectifs. Ils le considéraient avec suspicion et se dissociaient publiquement de telles mobilisations subalternes dés qu’elles excédaient les limites imposées par l’élite. Une grande partie du drame de la mobilisation ghandienne consistait dans sa décision de terminer abruptement certains des mouvements populaires en cours pour des motifs disciplinaires, précisément dans ce type de tournant. Cet scission structurelle entre les courants de mobilisation de l’élite et des subalternes est ce qui a rendu impossible aux leaders nationalistes d’établir complètement leur hégémonie après leur accession au pouvoir. 60 après l’indépendance, ils y travaillent encore.
La dichotomie de la mobilisation nationaliste n’était qu’un symptôme de la politique et plus généralement de la vie indienne. C’était une ligne de fracture qui traversait toute la société. L’identification de cette scission structurelle de base en termes de recherches empiriques et sa conceptualisation théorique ,est ce qui a donné aux Subaltern Studies leur place dans les études sur l’Asie du sud , et peut-être aussi dans les études portant sur d’autres sociétés ou cultures partageant nos expériences. Gramsci a été notre guide dans cet aspect important de notre projet. Nous lui avons emprunté des mots et des idées clés. Mais ce qui nous a permis d’en profiter c’est leur capacité à s’adapter à la condition indienne. Il y a une ouverture dans sa pensée qui invite et encourage à l’adaptation.
Je considère que c’est peut-être l’aspect le plus influent et marquant de sa pensée.Dans sa lecture de Machiavel, il reconnaît lui même qu’une telle ouverture comme un signe indéniable de force. Dans la toute première phrase du Prince Moderne, il écrit « Le caractère fondamental du Prince, c’est de ne pas être un exposé systématique, mais un livre « vivant » Cela est vrai aussi de son œuvre. Contrairement à certains constructeurs de systèmes, il laisse à ses lecteurs une grande liberté de penser, d’absorber et des se rapproprier ses idées.
Les éditeurs de la version anglaise des cahiers de prison disent leur inconfort quant à ce qu’ils caractérisent comme le caractère inachevé et fragmentaire de son contenu. Nous n’avons aucun problème avec cela. Bien au contraire, cela a été sa façon de nous dire que tout projet est nécessairement inachevé et que le travail doit se poursuivre. Notre humble projet Subaltern Studies n’a fait que commencer et il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. »
Notons aussi un article de Partha Chatterjee, « On Gramsci Fundamental Mistake » et celui de Asok Sen « The frontiers of the Prison Notebooks » paru tout deux dans Economical and Political Weekly en 1988, dans lesquels les auteurs défendent la singularité de la démarche du théoricien italien contre un certain nombre d’orthodoxes et de mécanistes et particulièrement son attention aux écheveaux complexes des situations historiques, même les plus canonisées. On peut aussi se reporter à un article plus tardif de Chatterjee « Controverses en Inde autour de l’Inde coloniale »paru dans Le Monde diplomatique en 2006 dans lequel il tente de justifier le « tournant » de la revue à la fin des années 80 par la reconnaissance que « les histoires de la subalternité étaient fragmentaires, inarticulées et incomplètes » et qu’il fallait que « les formes de conscience subalternes soumises à un régime quotidien de subordination deviennent (elles aussi) un objet d’étude. »
A ce sujet, signalons enfin un article de 1988 de Arun K. Patnaik : « Le concept gramscien de sens commun : vers une théorie de la conscience subalterne dans les processus hégémoniques » qui part de cette interrogation : « quel est la nature de la pratique des groupes subalternes quand ils sont sujets à la domination et la direction du bloc dirigeant ? » et pointe les limites d’un marxisme qui réduit la « non-rébellion » « à un cooptation et une coercition complète par les idées dominantes » et souligne au contraire « La subjectivité originelle des travailleurs en accord avec leur existence n’est pas préemptée par la subordination de ces travailleurs à la classe dominante. Dans un procès de lutte de classe continu ce qui est central pour l’hégémonie de la bourgeoisie c’est de savoir comment produire et reproduire les limites de la pensée originelle des groupes subalternes »
Critiques et Perspectives
La toute première critique du travail des Subaltern Studies, celle de Suneet Chopra « Missing correct perspective » paru dans Social Scientist en 1982, reproche aux auteurs de ne pas suivre le programme gramscien d’étude des classes subalternes et d’en fourvoyer les termes :
« L’approche de Guha ne parvient pas à faire la distinction entre la définition gramscienne de l’ élite, qui correspond à l’avant-garde léniniste, et celle de Mosca, Pareto et des positivistes en général, qui correspond à une oligarchie. »
On trouve une critique détaillée et pourtant surprenamment malhonnête ( il ne s’appuie au bout du compte que sur deux interviews de Gayatri Chakravorty Spivak) de l’usage du concept de subalterne par les Subaltern Studies dans les textes Marcus E Green : «Rethinking the subaltern and the question of censorship in Gramsci’s Prison Notebooks »et« Gramsci Cannot Speak: Presentations and Interpretations of Gramsci’s Concept of the Subaltern. »
Pour cet auteur, les « subalternistes » auraient repris à leur compte la thèse selon laquelle « Gramsci utilisait le terme « groupes sociaux subalternes » pour masquer ou chiffrer le terme prolétariat afin de tromper la censure carcérale »(Rethinking) , et ainsi « les chercheurs des Subaltern Studies ont limité la conception extensive donnée par Gramsci à la subalternité. Dans ce sens, les Subaltern Studies ont ouvert Gramsci à une nouvelle lecture qui souligne l’importance du subalterne dans son œuvre, mais ont aussitôt condamné cette ouverture en mésinterprétant le sens du subalterne dans ses écrits.»(Ibid) En effet Green prête beaucoup à un Gramsci qui ne peut : « Finalement, pour Gramsci, la subalternité n’est pas limité aux relations de classe : elle est constituée à travers l’exclusion, la domination et la marginalisation dans leurs diverses formes et compte-tenu de sa compréhension orientée vers la praxis de la subalternité, l’analyse critique de ces conditions est vitale pour leur transformation. » (Ibid)
Aijaz Ahmad, dans un article fouillé sur la théorie de Gramsci et les usages qu’on peut en faire dans la situation indienne et particulièrement face à la montée de l’extrémisme Hindou, « Fascism and National Culture : Reading Gramsci in the Days of Hindutva »(Social Scientist,1993) s’en prenait lui vertement aux subalternistes : «Gramsci est présenté comme le théoricien des superstructures culturelles à un tel point que toute idée de structure comme la condition de possibilité et comme horizon limité de cette superstructure disparaît simplement ; le culturalisme de gauche peut donc être postulé comme étant un domaine autonome sans relation nécessaire avec la politique de classe. Dans au moins une école historiographique très influente, le terme attrape-tout de subalternité est utilisé conceptuellement comme une alternative aux catégories marxistes classiques de structure de classe et politiquement comme une arme pour attaquer la gauche organisée ; dans ses multiples déploiements, le terme de subalternité devient si mobile et indéterminé que virtuellement tout le monde devient, dans une situation ou une autre, un subalterne. Dans cette même école d’historiographie, les invocations de Gramsci sont combinées de façon routinières avec les plus extrêmes dénonciations des Lumières, du rationalisme et de l’historicisme – les mêmes éléments que Gramsci considérait comme les conditions indispensables à sa pensée. »
Une des critiques les plus pertinentes de l’usage des concepts gramsciens par les Subaltern Studies se trouve, selon nous, dans le livre Subalternity, Antagonism, Autonomy de Massimo Modonesi. Tout d’abord cet auteur rappelle que la connaissance de la pensée de Gramsci dans le monde anglo-saxon a été déterminée par la forme sous laquelle furent publiés les Cahiers de Prison, c’est à dire des extraits organisés de façon thématique et non chronologique (comme la version des Editons Sociales en France par exemple) qui « ne respecte pas la logique séquentielle du développement de la pensée de Gramsci en prison », le caractère fragmentaire des concepts gramsciens facilitant de surcroit l’appropriation par d’autres penseurs mais ouvrant également la voie à des confusions. La critique de Modonesi ne s’arrête toutefois pas à ce problème bibliographique et analyse de près plusieurs textes subalternistes : « les auteurs (Guha et Chatterjee) présentent l’équilibre instable d’une conscience composée et mise sous tension par des tendances opposées conservatrices et transformatrices. Cet équilibre instable et les tensions qui en découlent, correspond à la notion de subalternité forgée par Gramsci et permet d’ouvrir la compréhension de l’expérience de subordination comme un processus de subjectivation politique. Dans le même temps, et il semble que ce soit le défaut majeur de l’approche théorique du Groupe des Subaltern Studies, cette contradiction est dissoute quand Guha associe la subalternité avec une « sphère autonome » : «C’est une sphère autonome puisqu’elle ne trouve pas son origine dans la politique de l’élite et que son existence n’en dépend pas non plus. »(Guha) La relation dialectique disparaît, transformée en dualisme,en polarité et, avec elle, est éliminée -même temporairement- l’aspect dépendant et subordonné de la subalternité, l’autonomie relative – l’autonomisation comme processus- devient intégrale, absolue, sans la médiation du procès accidenté et combiné que Gramsci décompose dans les six points. Si la subalternité est autonome et la spontanéité consciente, pourquoi tant de mots différents ? » En fin de compte la revue et le groupe semblent osciller entre les deux pôles sans parvenir à les réconcilier : « D’un côté, la subalternité comme politique autonome qui exalte la rébellion et ses résultats partiels, toujours inscrits dans une consolidation culturelle de communautés en résistance. Et de l’autre, la subalternité comme expression de l’efficacité de la domination qui encourage une histoire de l’impossibilité de la victoire et de l’échec permanent des projets et vœux exprimés dans les mouvements paysans. L’assimilation nominale de phénomènes différenciés a crée une ambiguité théorique, qui, si elle permet l’avancée des études historiques, a fait obstruction à la réflexion théorique. »
Enfin Cosimo Zene dans The Political Philosophies of Antonio Gramsci and B.R. Ambedkar critique les Subaltern Studies à partir de la réalité indienne : « Si j’ai été inspiré par les expérimentations du collectif des Subaltern Studies, je suis resté critique de leur façon de « domestiquer la pensée révolutionnaire de Gramsci » (Ahmad, voir plus haut) et de leur incapacité à aborder la « subalternité profondément enracinée » c’est à dire de ne pas s’attaquer plus directement au problème des castes et de l’intouchabilité. (…) Selon moi le concept gramscien de subalternité comme approche globale impliquant une critique socio-culturelle de la subalternité, désigne clairement les ex-intouchables comme la quintessence du subalterne et plus précisément le mouvement/chemin des Dalits de l’auto-apitoiement à la conscience, qui est plus fortement exprimé par l’expérience des femmes Dalits. »
Le livre que Cosimo Zene dirige et qui présente 14 contributions d’auteurs d’horizon variés, propose notamment un parallèle intéressant entre la pensée de Gramsci et celle d’Ambedkar, personnage encore très peu connu en France. Comme Zene le résume dans sa préface :
« Notre question initiale « Pourquoi devrions nous traiter conjointement de Gramsci et d’Ambedkar autour de la question de la subalternité ? » nous a fourni un premier cadre basique de référence qui allait bientôt être enrichi de nouvelles questions plus spécifiques et plus profondes. Dés le départ, il nous semblait clair que si la méthodologie gramscienne de « l’histoire intégrale » devait être appliquée à l’étude de la subalternité en Asie du Sud, alors Ambedkar et les Dalits devaient jouer un rôle important et ce sur plusieurs points :
- 1 la dimension historique et politique de la subalternité et la fonction des leaders et intellectuels étaient des questions importantes tant pour Gramsci que pour Ambedkar
- 2 la position des Dalits et intouchables dans les sociétés sud-asiatiques reflète largement les caractéristiques des subalternes, telles qu’elles sont décrites par Gramsci avec notamment différents degrés/niveaux de subalternité (Q25)
- 3 La lecture que donne Ambekar de « L’histoire et l’expérience de l’intouchabilité » fournissait un exemple clair de « traces » laissées dans l’histoire par les subalternes et est d’une pertinence décisive pour « un historien intégral gramscien »
- 4 nous avions le sentiment que l’influence de la pensée de Gramsci en Asie du Sud, quoiqu’ayant inspiré le projet des Subaltern Studies, n’avait pas atteint son plein potentiel justement car il manquait une réflexion locale substantielle, telle que celle fournie par Ambedkar et d’autres leaders Dalits, comme meilleur expression de l’auto-réflexion sublaterne ;
- 5 Gramsci et Ambedkar étaient contemporains et ils ont tous deux développés leur pensée politique dans les mêmes circonstances internationales critiques – l’entre-deux guerre- et ils prirent en compte une plus grande hypothèse ( le développement des lois internationales et de la démocratie ) dans les solutions qu’ils mettaient en avant ;
- 6 Ils cherchaient tous deux une réponse globale à la subalternité et à l’intouchabilité, via une combinaison de réflexion théorique et d’engagement politique pratique ;
- 7 la solution de la crise connue au sein de la formulation de « concepts internationaux » – égalité, citoyenneté, légitimité, démocratie, la loi, etc- ne peut être atteinte, selon eux, sans prendre en compte la présence des subalternes et des dalist au centre de cette crise, puique leur exclusion révèle le caractère essentiel de cette crise elle même ;
- 8 pour Ambedkar et Gramsci, la religion est une dimension cruciale de la politique et un facteur décisif pour l’auto-émancipation des subalternes. (…)