Quelle unité dans la diversité ?
Brève incursion dans l’analyse des révoltes rurales en Inde
Préalable : une typologie des luttes paysannes en Inde
Au vu de la grande variété des révoltes indiennes sous le colonialisme et après l’indépendance, il nous a semblé plus judicieux, pour donner une vue d’ensemble, de nous appuyer sur une des tentatives de typologie qui nous a semblé la plus simple et d’une certaine manière la plus « conciliable » avec la démarche des Subaltern Studies, celle proposée par Kathleen Gough dans son article « Indian Peasant Uprisings » paru en 1974 dans Economical and Political Weekly.
Gough rappelle d’abord, que contrairement à ce que prétend Barrington Moore dans Social Origins of Dictatorship and Democracy, « les révoltes paysannes ont été courantes, tout autant pendant la période de domination britannique que depuis, tous les États de l’Inde actuelle en ayant connu un certain nombre durant les deux derniers siècles. De fait, en faisant un recensement, j’ai compté 77 révoltes, la moins importante impliquant probablement plusieurs milliers de paysans, que ce soit au combat ou dans le soutien actif. Plus de 30 révoltes ont concerné plusieurs dizaines de millier de personnes. Douze, enfin, plusieurs centaines de milliers. (…) La fréquence de ces révoltes et le fait que 34 d’entre elles ont été le fait uniquement des hindous, me fait douter que le système des castes ait pu sérieusement jouer une rôle de frein à la rébellion paysanne. » Après avoir retracé l’histoire de oppression subie par les paysans indiens depuis le « Permanent Settlement » britannique qui introduisit la propriété privée dans les campagnes jusqu’à la campagne de modernisation sous l’égide de la Banque Mondiale, mieux connue sous le nom de « Révolution verte », Gough propose ce qu’elle qualifie elle-même de « classification sommaire des révoltes durant la domination britannique » et ce, « selon 5 types d’actions différents en termes de buts, d’idéologie et de méthodes d’organisation :
- 1) les rébellions de restauration pour chasser les Anglais et restaurer les anciens souverains et rapports sociaux
- 2) les mouvements religieux pour la libération d’une région ou d’un groupe ethnique sous une forme nouvelle de gouvernement
- 3) le banditisme social ( pour reprendre l’expression d’Hobsbawm)
- 4) la vengeance terroriste à des fins de justice collective
- 5) des insurrections de masse pour la réparation de certains torts subis.
Le premier et le second de ces types de révoltes sont transformateurs, dans le sens où celles-ci cherchaient depuis le début – et parvinrent parfois brièvement- à une restructuration de grande ampleur de la société. Les révoltes restauratrices regardaient toutefois vers le passé, tandis que les mouvements religieux des paysans indiens ont été « nativistes » dans le sens où ils combinaient des éléments de la culture et des valeurs traditionnelles avec des thèmes nouveaux, provenant parfois des groupes oppressés et qui s’organisaient autour de la vision utopique d’un Age d’or. Les troisième, quatrième et cinquième types de révoltes sont au départ réformistes puisqu’ils ne visent qu’à obtenir des changements partiels dans la société. Mais les troisième et cinquième types ont parfois néanmoins donné lieu à des mouvements de transformation plus importants et à la création de zones libérées. » Nous détaillons brièvement icc, en suivant l’article de Gough, chacun de ces types de révolte et leur histoire.
Les révoltes restauratrices
« Entre 1765 et 1857, une grande partie des révoltes étaient menées par des petits seigneurs hindous ou musulmans, des anciens collecteurs d’impôts du temps des Moghols, des chefs tribaux des régions montagneuses et des officiers militaires. Ils étaient soutenus par les masses paysannes et parfois d’anciens soldats. Les révoltes se dirigeaient soit contre la conquête elle-même et la levée d’impôts importants auprès des noblesses existantes, soit tenaient d’une revanche contre les britanniques après que ceux-ci aient dépossédé un zamindar ou un raj pour ne pas avoir payé ses impôts et l’ait remplacé par un officier de la compagnie, un usurier ou un aventurier quelconque. Le but de ces révoltes était l’annihilation complète ou l’expulsion des britanniques et le retour au précédent mode de gouvernement et aux anciens rapports sociaux dans les campagnes. Les paysans n’étaient ne se comportaient pas en loyalistes aveugles en participant à ces révoltes puisque les réformes britanniques en intensifiant l’extraction du surplus les avait largement paupérisé. » Ces mouvements mobilisèrent des milliers de combattants sur des échelles très importantes et menèrent parfois à l’expulsion des britanniques sur de vastes zones de l’Inde.
« Parmi ces soulèvements majeurs, il y eu la révolte de Rajah Chait Singh et d’autres zamindar de l’ Oudh ( actuellement Awadh) en 1778-81 ; la révolte ultérieure de Vizier Ali, le Nawab de l’Oudh récemment déposé, qui concerna les régions de Bénarès et Gorakhpur en 1799 ; les insurrections massives des polygars et de leurs paysans en 1801 ; le soulèvement des chuar de Mindnapore en 1799 ; la révolte du Raj Pazhassi – qui commandait des dizaines de millier de guérilleros- qui affecta la plus grande partie du Malabar entre 1796-1805 ; et juste ensuite l’insurrection menée plus au sud, à Travancore et Cochin, par Velu Thampi, le premier ministre de l’Etat du Travancore, à la tête d’une armée professionnelle de 30 000 hommes et un nombre encore plus important de paysans. La dernière de ces grandes insurrections avant la mutinerie, fut la fameuse révolte tribale des santal de 1855-1856, impliquant une armée paysanne de 30 à 50 milles hommes et plus de 10 milles assemblées de village. Toutes ces révoltes furent écrasées par les britanniques. » La plus emblématique de toutes fut la grande mutinerie de 1857-1858 : « Lancée par des soldats hindous et musulmans révoltés par leur condition et les offenses faites à leurs religions, elle impliqua des millions de paysans appauvris, des artisans ruinés, des nobles dépossédés, des chefs tribaux, des seigneurs, des leaders religieux ( hindous, musulmans, tribaux et sikhs), des fonctionnaires, des boutiquiers, des paysans des basses castes et des travailleurs des fabriques et des plantations européennes. Parmi les leaders on comptait les Rajas et nawabs avec à leur tête l’empereur de Delhi, la gentry locale, les chefs tribaux et chefs de village, dont certains se proclamèrent roi. La révolte n’était pas coordonnée centralement, mais se répandit de districts en districts à travers tout le nord et le centre de l’Inde et inspira quelques soulèvements avortés dans le sud. Le racisme des conquérants, leurs insultes à la religion, leur expulsion des seigneurs et avant tout la ruine de l’agriculture et des manufactures, tous ces éléments se combinèrent pour donner naissance à un cataclysme anti-impérialiste. »
Les mouvements religieux
Suite à l’échec de la mutinerie la plupart des princes rebelles et des seigneurs d’anciens régime furent soit exécutés soit exilés soit co-optés par le gouvernement, les révoltes paysannes se caractérisèrent donc à partir de ce moment là par une plus grande autonomie et par la prévalence de révoltes millénaristes qui existaient déjà avant la mutinerie et même la domination anglaise. Stephen Fuchs dans « Rebellious Prophets: A Study of Messianic Movements in Indian Religions » en décrit pas moins de 50 où, la plupart du temps, un prophète auto-proclamé entraîne de vastes masses de paysans dans une lutte radicale pour l’avénement d’un age d’or. Parmi ces révoltes, les plus connus furent les révoltes des Moplah du Malabar, des tribaux munda dans les années 1890 et celle des bhils au début du XX ème siècle. On trouve de nombreux articles dans les différents numéros des Subaltern Studies sur ces mouvements millénaristes.
Le banditisme social
Gough classe plusieurs « mouvements » dans cette catégorie : Les thugee du Nord et du centre de l’Inde entre 1650 et 1850, les sanyasis et les fakir du Bengale à la fin du 18ème siècle, le militaire déchu Narasimha Reddi et ses hommes dans l’Andra-Pradesh en 1846-1847, les tribaux lodhas de Midnapore, qui devinrent une « caste criminelle » après avoir été expulsés de leur terre et les tribaux kallar de l’Inde du sud qui menaient des opérations de banditisme depuis les montagnes. « Ces groupes ne formant au bout du compte qu’une petite portion du très grand nombre de paysans, tribaux, propriétaires expropriés ou soldats démobilisés qui se tournaient vers le banditisme occasionnellement ou à temps plein au XVIII et XIX ème siècle, quand ils étaient privés de leurs sources de subsistances ou expulsés de leur territoire d’origine. »
Parmi les mieux organisés, les thuggee « étaient les plus nombreux et les plus haut en couleur des bandits indiens, les meilleurs d’entre eux combinant une perspective lointainement millénariste avec une certaine galanterie à la Robin des bois et un génie pour l’assassinat éclair. (…) Opérant par bande d’une douzaine d’hommes, ils quittaient régulièrement leurs villages d’origine et détroussaient les voyageurs fortunés à plusieurs miles de là, avant de les étrangler avec leurs écharpes jaunes. Ils partageaient parfois le butin avec les paysans locaux. (…) Les Thugee se recrutaient parmi les hors la loi, les paysans et les soldats démobilisés – principalement parmi les classes les plus défavorisées de la région. »
Les sanyasis et les fakir étaient, quant à eux « des religieux, paysans à l’origine, ayant été expulsés et rendus sans abris par les guerres, déprédations, et extorsions de revenus de la East India Company et de divers princes rivaux à la fin du XVIII ème siècle. Ils formèrent au départ des bandes de saints hommes et survivèrent comme mendiants. Alors que leur nombre explosait avec la grande famine de 1770, ils se joignirent à des soldats démobilisés et des zamindars expropriés, formèrent des troupes de bandits et ratissèrent la campagne, confisquant les stocks de céréales et les trésors des riches et les redistribuant à la paysannerie affamée. En cherchant à asseoir son autorité, la East India Company fit face à un vaste rébellion des sanyasis et des fakir en 1771 entre Rangpur et Dacca, rébellion qui défit une compagnie de sepoys et tua le commandant. Des bandes de 5 000 à 7000 bandits se répandirent alors sur la totalité du Bengale, mirent en place un gouvernement indépendant à Bogra et Mymensingh où ils massacrèrent un autre détachement britannique en 1773. D’autres affrontements eurent fréquemment lieu jusqu’à ce que le mouvement disparaisse autour de 1800. »
Sur le sujet citons également l’article de David Arnold, « Dacoity and Rural Crime in Madras, 1860-1940 » qui rappelle que certaines pratiques « criminelles » des ruraux servaient « à rappeler le pouvoir coercitif des pauvres, car si le propriétaire ou le marchand ne répondaient pas à leurs menaces en réduisant ses prix ou en faisant la charité, il avait de fortes chances d’être humilié ou volé. (…) Le crime n’était pas confiné à des communautés spécifiques. Y avaient recours de nombreuses couches de la société rurale dés que c’était nécessaire ou que l’opportunité se présentait. »
Les actes terroristes de vengeance ou de revanche face aux injustices
« En Inde chaque village a ses légendes au sujet d’actes de violence d’individus ou de petits groupes contre les propriétaires terriens, les agents des impôts, les usuriers ou toute autre autorité ou personne riche. Plus rarement, quand la souffrance est extrême et qu’il est impossible de chasser l’ennemi, des formes de violence peuvent émerger dans lesquelles les membres d’une minorité voire d’une région entière, se lance dans une série d’assassinats d’ennemis clés, ou alors brûle des bâtiments et autres propriétés. L’individu terroriste tue et risque sa vie pour toute sa communauté par vengeance mais aussi avec une fierté d’appartenance et un sens de la justice naturelle ; voire parfois avec la conviction religieuse que c’est son destin et la voie vers la rédemption. » Gough cite par exemple les assassinats à répétition de fonctionnaires britanniques par les moplah tout au long du dix-neuvième siècle comme correspondant à ce type de vengeance terroriste.
Les insurrections de masse
« Quatorze des révoltes étudiées furent des insurrections de masse dans lesquelles les paysans représentaient la seule force dominante. Ces révoltes étaient soudaines et dramatiques. Elles n’avaient pas d’idéologie religieuse ou de leader charismatique unique. Elles visaient au départ à réparer certains torts commis et étaient donc au début réformatrices. Elles commençaient de façon caractéristique avec des boycotts de masse pacifiques ou des revendications concernant la réparation d’injustices commises par les autorités mais ripostaient dés qu’elles étaient l’objet de représailles. (…) Plusieurs devinrent révolutionnaires en progressant. » Gough cite les exemples du ding de Rangpur en 1783, de celui de Bishnipur en 1789, la révolte des jat en 1809, des paysans du Mysore en 1830-31, des cultivateurs d’indigo au Bengale en 1860, des paysans du Deccan en 1875 et des moplah en 1921. « Tout ces soulèvements impliquaient des tenanciers ou des petits paysans et se dirigeaient contre les privations économiques résultant de la politique britannique et dans la plupart des cas également contre les exactions des propriétaires terriens. »
Avant d’aborder les soulèvements paysans modernes, Gough constate « Qu’à l’exception des premières révoltes pour expulser les britanniques et rétablir les principautés traditionnelles, les soulèvements dont nous avons parlé jusque là, étaient « pré-politique s» ( NDT : notion amplement critiquée par Guha) ou « primitifs » dans le sens spécifique qu’ils n’avaient pas d’objectifs clairs concernent le futur de l’État-nation et étaient de ce fait condamnés, dans une perspective révolutionnaire à l’échec. Ces révoltes étaient néanmoins politiquement progressistes puisqu’elles visaient à améliorer la situation de la société paysanne en combinant la libération de la domination étrangère avec certaines valeurs traditionnelles, la technologie moderne et le gouvernement populaire plutôt que d’en revenir aux structures sociales datant d’avant la domination britannique. Ces révoltes illustraient amplement les remarquables capacités organisationnelles de la paysannerie, sa discipline et sa solidarité, sa détermination à lutter contre l’impérialisme et l’exploitation, son inventivité et ses prouesses militaires et ses aspirations pour une société plus démocratique et égalitaire. Les plus importantes insurrections montrent également que, même en Inde, où les conflits inter-ethniques ont produit les plus tragiques holocaustes modernes, les paysans ont été capables de co-opérer dans leurs luttes de classe au-delà des lignes de caste, de religion ou de langue. »
Commentant cette typologie présentée par Kathleen Gough, Ghanshyam Shah dans sa passionnante revue de littérature « Social movements in India », précise que « cette classification quoiqu’utile, est néanmoins insatisfaisante. Elle est basée sur les buts apparents des révoltes plutôt que sur les classes de paysans impliqués et sur les stratégies adoptées pour atteindre leurs buts. Elle ignore également beaucoup de mouvements liés aux luttes de libération nationale. »
Nous traiterons sur ce site des mouvements paysans survenus après l’indépendance, ainsi de ce qu’on a appelé « les nouveaux mouvements sociaux » (fermiers, écologistes) et du naxalisme, à partir du mois de Mai.
Analyse des luttes de la paysannerie indienne : un peu de contexte théorique
La démarche des Subaltern Studies s’inscrivait dans un cadre plus général de redécouverte dans les années 60-70, et sous l’influence des luttes anti-coloniales et de la guerre du Vietnam, du rôle des révoltes paysannes dans l’histoire. Nous n’évoquerons brièvement ici qu’une partie des contributions portant plus spécifiquement sur l’Asie du Sud, sachant qu’un pan entier des débats a porté sur le féodalisme européen ( notamment autour des thèses de Robert Brenner sur lesquelles nous reviendrons…)
L’un des premiers auteurs qui contribua à renouveler l’approche des révoltes paysannes fut Barrington Moore dans Social Origins of Dictatorship and Democracy, notamment dans le dernier chapitre intitulé « Peasants and Revolution » : « Le processus de modernisation commence avec des révolutions paysannes qui échouent. Il culmine durant le 20ème siècle avec des révolutions paysannes qui réussissent. On ne peut plus considérer comme sérieuse l’opinion selon laquelle le paysan est « un objet de l’histoire », une forme de vie sociale au dessus de laquelle passe le changement historique mais qui ne contribue en rien à la dynamique de ces changements. Pour ceux qui apprécient l’ironie historique, il est en effet curieux que le paysan, à l’ère moderne, ait été autant un agent de la révolution que la machine, qu’il est pleinement devenu un acteur historique effectif au même moment que la conquête de la machine. » Il présente plus généralement dans ce chapitre une typologie des conditions rendant plus ou moins propices les révoltes paysannes, s’appuyant pour cela sur un vaste ensemble d’exemples historiques : « Une société hautement segmentée, qui dépend de sanctions diffuses pour maintenir sa cohérence et pour extorquer le surplus à la paysannerie, est presque entièrement immunisée contre la révolte paysanne car l’opposition va probablement prendre la forme d’une création d’un nouveau segment. D’un autre côté, une bureaucratie agraire, ou une société qui dépend d’une autorité centrale pour extorquer ce surplus, est la plus vulnérable à de tels événements. (…) Cette hypothèse correspond aux faits principaux évoqués dans cette étude. La révolte paysanne a été un problème grave dans la Chine traditionnelle et la Russie Tsariste ; elle était relativement moins importante mais aussi souvent souterraine dans l’Europe médiévale ; elle était relativement notable au Japon à partir du 15ème siècle ; et n’est, pour ainsi dire, pas mentionnée dans l’histoire de l’Inde. » Ce constat lapidaire, après tout les sources écrites sont relativement rares pour la totalité de l’histoire de l’Inde pré-coloniale, ne manqua pas de provoquer une levée de boucliers des historiens indiens (ou pas voir entre autre Kathleen Gough plus haut), mais servit aussi, au bout de compte, de stimulant à toute une nouvelle vague de recherches sur le sujet.
Moore définit pour conclure le contexte le plus propice au succès d’une révolution paysanne : « Les causes les plus importantes des révolutions paysannes ont été l’absence d’une révolution commerciale dans l’agriculture menée par les classes de propriétaires terriens et la survie concomitante des institutions sociales paysannes à l’ère moderne, où elles sont sujettes à de nouvelles pressions et contraintes. (…) Les grandes bureaucraties agraires des monarchies absolues, icompris la Chine, ont été particulièrement susceptibles de donner naissance à la combinaison de facteurs qui favorisaient les révolutions paysannes. Leur force même leur permettait d’inhiber le développement d’une classe marchande et industrielle indépendante. » Si il n’est pas spécifiquement question de l’Inde ici, cette thèse de Moore sur un développement inachevé ou entravé ouvrant la voie à une révolution, fait toutefois écho aux nombreux débats sur la nature des rapports sociaux ( semi-féodaux, coloniaux ou capitalistes) dominants dans les campagnes indiennes, qui a agité (et agite encore) les cercles universitaires et militants marxistes du sous-continent. Nous proposerons un compte-rendu détaillé de ces débats sur ce site à l’occasion de la sortie du livre de Vivek Chibber, La théorie post-coloniale et le spectre du capital.
Pour en revenir aux révoltes paysannes, le débat va vite s’éloigner de telles généralités pour porter plus spécifiquement sur la question du rôle de telle ou telle des fractions de la paysannerie dans les révoltes et révolutions des pays du Sud. Rappelons tout d’abord que l’un des premiers à avoir souligné ce rôle, souvent occulté dans la théorie marxiste traditionnelle, c’est Frantz Fanon dans un passage lapidaire des Damnés de la terre : « La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes. Or, il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence seule, paye. Pour lui il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation c’est simplement un rapport de force. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force. ».
Ce passage est cité en exergue de l’article de Hamza Alavi « Peasants and Revolution », paru en 1965 dans le Socialist Register, qui souligne la spécificité du rôle des « couches moyennes paysannes » qui « ne se tiennent pas entre les paysans riches et les paysans pauvres » mais « appartiennent à un secteur différent de l’économie paysanne. » Ce secteur échappant aux rapports de dépendance, ces paysans moyens seraient plus enclin à la révolte : « Les paysans pauvres sont au départ la classe la moins militante de la paysannerie. (…) Les paysans moyens, d’un autre côte, sont souvent initialement les éléments les plus militants et ils peuvent être des alliés puissants du mouvement prolétarien dans les campagnes, particulièrement en donnant le coup de départ à la révolution paysanne. »
Cette thèse sera également développée par Eric Wolf dans son étude comparative Les guerres Paysannes au XX ème siècle : « Nous avons pu le constater au Mexique, en Russie et en Chine, les mouvements révolutionnaires de la paysannerie semblent prendre naissance parmi les paysans ayant accès à la terre plutôt que parmi les paysans pauvres ou sans terre. Nous verrons que cela est également vrai de l’Algérie et de Cuba. La possession des terres donne au paysan propriétaire une certaine indépendance (…) Le paysan propriétaire a un potentiel d’indépendance qu’il peut convertir en révolte plus facilement. » (Traduction : Édition Maspéro 1971). Il revient sur ce paradoxe du « paysan moyen » dans sa conclusion : « Ce sont ces mêmes paysans qu’anthropologues et sociologues ruraux tendent à considérer comme les principaux tenants des traditions paysannes (…) C’est précisément cette couche sociale culturellement conservatrice qui contribue le plus à dynamiter l’ordre social paysan. Mais le paradoxe disparaîtra si l’on considère que la paysannerie moyenne est aussi la plus vulnérable aux changements économiques dus au commercialisme (…) Son équilibre instable est continuellement menacé par la croissance démographique, les empiétements des propriétaires rivaux, la perte des droits au pâturage, aux bois, à l’eau, la baisse des prix et les conditions défavorables du marché, les paiements à intérêt et les évictions. » Bref « C’est par son désir même de rester traditionnel que le paysan moyen ou libre devient révolutionnaire. » (ibid) Cette thèse, ainsi que celles, plus ou moins voisines, d’autres auteurs tels Jeffery M. Paige, Henry A. Landsberger ou Joel S. Migdal, donneront lieu à de nombreux débats, dont on trouve notamment une bonne recension dans l’article de Theda Skocpol, . « What Makes Peasants Revolutionary ? »
Pour en rester à l’Inde, cette thèse de la centralité du paysan moyen a été discutée par plusieurs auteurs. Ainsi Jacques Pouchepadass, dans son article « Les classes paysannes dans les mouvements agraires en Inde au XX ème siècle » qui passe en revue plusieurs mouvements paysans, constate : « Dans aucun de ces trois types de mobilisation paysanne, la paysannerie moyenne ne joue un rôle distinct par elle-même. Dans la plupart des mouvements, elle agit en union avec la paysannerie riche, mais il arrive aussi qu’au moins une partie de ses membres suivent la paysannerie pauvre quand celle-ci mène le jeu. Dans les autres cas, elle ne joue pas de rôle distinct du tout. Et jamais elle ne prend l’initiative d’un mouvement à elle seule. » Cela tient au fait que, selon Pouchepadass, le concept, déjà pour le moins nébuleux, de « paysan moyen » ne convient que très peu à l’Inde et que « l’utilisation forcée de cette catégorie dans un milieu social auquel elle est inadaptée tend à masquer la composition sociale réelle du mouvement. » Il indique ensuite d’autres facteurs rendant la thèse de Wolf/ Alavi inopérante, comme le poids des structures traditionnelles et des castes qui permettent à la paysannerie dominante de prendre la tête des mouvements et le choix par les communistes d’une stratégie unitaire qui « a permis dans une large mesure à la paysannerie dominante (…) de jouer son rôle moteur habituel. » On peut signaler également l’article de Neil Charlesworth « The ‘middle peasant thesis’ and the roots of rural agitation in India,1914-1947 » où l’auteur souligne qu’en Inde « la réalisation d’une large unité pour répondre à des revendications spécifiques et immédiates était plus importante pour l’effectivité de l’action politique paysanne que la réponse particulière d’un groupe de la paysannerie. Bien sûr, cela tient peut-être entièrement à une spécificité indienne, créée par l’absence d’une large paysannerie moyenne du type Wolf/Alavi. (…) Une paysannerie moyenne renforcée peut par contre être une conséquence de mouvements paysans offensifs, la distinction est cruciale : une conséquence et non une cause. »
De la « composition de classe », pour reprendre le terme opéraïste, les recherches vont ensuite se porter sur les modes de lutte en tant que tel, comme dans l’article fondateur de Michael Adas « From avoidance to confrontation : Peasant protest in Precolonial and Colonial Asia ». L’auteur rappelle tout d’abord que « Quoique des formes spécifiques de protestation par l’évitement ( « avoidance »), telles que la fuite des esclaves dans les zones de plantation ou la migration des serfs vers les villes dans l’Europe médiévale et des paysans vers les frontières de la Russie tsariste, ont reçu une place importante dans la littérature historique sur quelques sociétés et périodes de l’histoire, les protestations par l’évitement ont rarement été analysées systématiquement comme un phénomène en soi. Il y a eu peu d’études détaillées des diverses formes que peut prendre la protestation par l’évitement et des façons dont elle est déterminée par le contexte socio-politique dans lequel elle se développe. » S’appuyant sur l’histoire de plusieurs sociétés asiatiques et africaines, Adas souligne « Qu’une des contradictions les plus cruelles de l’ère de la colonisation résulte de la situation dans laquelle, la hausse de la population et la centralisation politique ont forcé les paysanneries d’Afrique et d’Asie à adopter des méthodes de protestation supposant une confrontation avec le régime en place plutôt que de s’appuyer sur la résistance par l’évitement, et ce, au moment même où l’amélioration de l’organisation militaire et de l’armement, transformaient de tels affrontements en des exercices d’une futilité mortelle. » C’est dans ce contexte de passage de la protestation par l’évitement aux mobilisations collectives et à l’affrontement direct, et à leur échec éventuel ( là encore ce ne fut pas le cas en Inde) qu’Adas inscrit l’histoire des guérillas : « La guerre de guérilla s’est montrée capable de contrebalancer les avantages d’une plus grande puissance de feu et de la mécanisation dont bénéficiaient les armées conventionnelles coloniales (…) L’évitement et les confrontations sélectives ont été combinés pour miner beaucoup des avantages que l’industrialisation avait donné aux groupes de l’élite coloniale dans leur lutte constante avec les classes rurales. »
Ces protestations paysannes par l’évitement vont trouver en James C. Scott leur historien emblématique au travers de ses nombreux ouvrages dont, et c’est presque une exception parmi les auteurs que nous avons cité, certains ont été traduit en français, ainsi La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne et Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné. Nous renvoyons donc le lecteur vers ces ouvrages et les articles parus en français.
Notons tout de même que, contrairement à beaucoup d’autres, Scott s’intéresse à l’autonomie effective de la paysannerie dans la mesure aussi où elle s’oppose aux élites nationalistes et/ou communistes. Ainsi dans son article de 1979, « Revolution in the Revolution : Peasants and Commissars » il rappelle que les traits constants de l’activité insurrectionnelle paysanne ( localisme, désir d’autarcie, égalitarisme, pensée millénariste – « Quand ce qui passe pour une idéologie révolutionnaire moderne atteint la paysannerie, celle-ci l’intègre dans ses croyances et valeurs existantes. (…) L’évolution historique du radicalisme paysan est plus un processus d’addition que de substitution. ») ne se dissipent pas dans « la lutte nationale » et ne manquent pas bientôt de se retrouver en porte à faux avec le nouveau régime qu’elles ont contribuées à faire émerger. Bien plus tard, revenant, dans son introduction au livre Decoding Subaltern Politics. Ideology, disguise, and resistance in agrarian politics, sur les illusions et l’optimisme de son début de carrière, il constatera « La désillusion n’est pas tant venue de la paysannerie que de ceux qui ont pris le pouvoir en son nom et avec son soutien, et qui ont ensuite commencé à lui imposer par la force des formes utopistes de collectivisation. La paysannerie comme l’élite révolutionnaire avait des attentes utopiques concernant le nouvel ordre qui se mettait en place mais il était clair que leurs utopies respectives différaient radicalement. » Rétablir le rôle révolutionnaire de la paysannerie dans l’histoire, c’était certes désormais aussi reconnaître, que partout elle avait été la première victime des révolutions mêmes qu’elle avait initié.
Aspects élémentaires de l’insurrection paysanne
Ce n’est donc certes pas un hasard si c’est James C. Scott qui a rédigé l’avant propos de la réédition de 1999 du livre de Ranajit Guha Les aspects élémentaires de l’insurrection paysanne dans l’Inde Coloniale, dans laquelle il rappelle d’ailleurs que le livre était devenu aux Etats-Unis une sorte de « classique de l’underground ».
Nous présentons ici une traduction de très larges extraits de l’introduction de Guha, qui date, elle, de 1982 :
« L’historiographie de l’insurrection paysanne dans l’Inde coloniale est aussi ancienne que le colonialisme lui même. Elle est née au croisement des préoccupations politiques de l’East India Company et d’une vision de l’histoire typique du 18ème siècle – une vision de l’Histoire comme politique et du passé comme guide pour le futur- que celles-ci portaient. Leur préoccupation était d’empêcher que leurs possessions nouvellement acquises ne se désintègrent, comme l’empire moghole moribond, sous l’impact des insurrections paysannes. Car les troubles agraires, dans de nombreuses formes et à de nombreuses échelles, allant de l’émeute locale jusqu’à des campagnes quasi-militaires s’étendant à de nombreux districts, furent endémiques durant les trois premiers quarts de la domination britannique et jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. (…)
L’insurrection était donc l’antithèse nécessaire du colonialisme durant l’entièreté de la phase qui court de ses débuts jusqu’à sa majorité. La tension de cette relation supposait que le régime puisse se reporter à des archives afin de comprendre la nature et la motivation de toute explosion importante de violence à la lumière d’expériences précédentes et de pouvoir, en les comprenant, les réprimer. L’historiographie intervint ici pour fournir ce discours vital à l’Etat. C’est pour cela que les tout premiers récits des insurrections paysannes de l’époque de la domination britannique furent écrits sous la forme de divers documents administratifs – dépêches sur les opérations de contre-insurrection, procès-verbaux des administrations locales sur les mesures à prendre pour faire face à une insurrection encore active et rapports d’enquêtes sur certains des troubles les plus importants. Dans toute cette littérature, connue dans la profession sous l’appellation de « sources primaires », on peut voir l’âme administrative lutter pour tenter de comprendre ces phénomènes inattendus au moyen de l’analogie. (…)
Le discours sur l’insurrection paysanne a donc clairement fait ses débuts comme un discours du pouvoir. Rationnel dans sa présentation du passé comme linéaire et séculier plutôt que cyclique et mythique, il n’avait pas d’autre raison d’être que la raison d’État. Mobilisé au service du régime comme un instrument direct de sa volonté, il ne cherchait même pas à masquer son caractère partisan. De fait, il convergeait souvent, dans ses formes narratives et analytiques, avec ce qui était explicitement l’écriture officielle. En effet, la pratique administrative avait fait de la nécessité pour les magistrats ou les juges de construire leurs rapports sur les insurrections locales comme des récits historiques, une convention, comme en témoignent les séries classiques de « récits des événements » produites par les chefs de district pris dans les troubles des années de la grande Mutinerie. Et là encore, l’explication causale utilisée en Occident pour parvenir à ce que ces praticiens croyaient être la vérité historique, servaient uniquement, dans l’historiographie colonialiste, à justifier la loi et de l’ordre – la vérité de la force par laquelle les britanniques avaient annexé le sous-continent. Comme l’expriment les autorités judiciaires de Calcutta dans une déclaration peu de temps après l’insurrection menée par Titu Mir, c’était « un objectif de la plus haute importance » pour le gouvernement « que d’enquêter pleinement sur les causes ayant donné lieu ( à ces troubles) afin que les motifs ayant motivé les insurgés puissent être correctement compris et que les mesures, considérées opportunes, soient adoptées pour prévenir un renouvellement de troubles similaires. » La causalité était harnachée à la contre-insurrection et le sens de l’histoire converti en préoccupation administrative.
On peut difficilement sur-estimer l’importance de telles représentations. En faisant de la sureté de l’État la problématique centrale de l’insurrection paysanne, elle assimilait cette dernière à un simple aspect de la trajectoire du colonialisme. En d’autres termes, on refusait de reconnaître le paysan comme sujet de l’histoire et ce, même dans une entreprise qui lui était entièrement propre. Ce déni fut peu à peu codifié dans le mode dominant, et pour tout dire unique, d’historiographie sur le sujet. Même quand un auteur n’était apparemment pas obligé de penser comme un bureaucrate encore sous le coup du traumatisme d’une jacquerie récente, il était conditionné pour écrire l’histoire d’une révolte paysanne comme si il s’agissait d’une autre histoire – celle du Raj, ou du nationalisme indien ou du socialisme, selon les inclinaisons idéologiques particulières de l’auteur. La conséquence, pour laquelle la responsabilité est partagée également par toutes les écoles et tendances, fut d’exclure l’insurgé, comme sujet, de sa propre histoire.
Reconnaître le paysan comme créateur de sa propre révolte c’est lui attribuer, comme nous l’avons fait dans ce travail, une conscience. Le terme insurrection a été donc utilisé dans le titre et le texte comme le nom de cette conscience qui façonne l’activité des masses rurales connue sous les noms de jacquerie, révolte, soulèvement, etc ou, pour reprendre leurs désignations indiennes – dhing, bidroha, ulgulan, hool, fituri et ainsi de suite. Cela revient évidemment à rejeter l’idée qu’une telle activité est purement spontanée – idée tant élitiste qu’éronnée. Elitiste car elle conditionne la mobilisation paysanne à l’intervention de leaders charismatiques, d’organisations politiques avancées ou des classes supérieurs. En conséquence, l’historiographie nationaliste-bourgeoise doit attendre l’ascension du Mahatma Gandhi et du parti du Congrès pour expliquer les mouvements paysans de la période coloniale, de manière à ce que tous les événements importants de ce genre jusqu’à la fin de la première guerre mondiale puissent être traités comme la préhistoire du « Freedom Movement ». Une vue également élitiste privilégiée par la gauche discerne dans les mêmes événements une pré-histoire des mouvements socialistes et communistes sur le sous-continent. Ce que partage ces deux interprétations assimilatives « c’est un point de vue historico-politique scolastique et académique qui ne considère comme réel et digne d’attention que les mouvements de révolte qui sont 100% conscients, c’est à dire des mouvements régis par des plans préparés à l’avance dans leurs moindres détails ou en accord avec la théorie abstraite ( ce qui revient au même). »
Mais, comme l’a dit Antonio Gramsci, dont nous venons de citer les propos, il n’y a pas de place pour la pure spontanéité dans l’histoire. C’est précisément là qu’ils se trompent, ceux qui ne parviennent pas à reconnaître la trace de la conscience dans les mouvements apparemment déstructurés des masses. L’erreur découle le plus souvent de deux notions interchangeables de l’organisation et de la politique. Ce qui est conscient est présumé, dans ce point de vue, comme étant identique à ce qui est organisé dans le sens qu’il a, premièrement, une « direction consciente », deuxièmement, un but bien défini, et, troisièmement, un programme spécifiant les éléments de ce but comme des objectifs particuliers et indiquant des moyens de l’atteindre. ( Les secondes et troisièmes conditions sont souvent fusionnées dans certaines versions). La même équation est souvent écrite en substituant la politique à l’organisation. Pour ceux qui préfèrent cet outil, il offre l’avantage spécifique d’identifier la conscience avec leurs propres idéaux et normes politiques, ce qui permet de caractériser comme non-consciente et, de là, pré-politique l’activité des masses ne se conformant pas à ces termes.
L’image du paysan rebelle pré-politique dans les sociétés en voie d’industrialisation doit beaucoup au travail pionner de Eric. J. Hobsbawm publié il y a deux décennies déjà. Il y décrit des « peuples pré-politiques » et des « populations «pré-politiques ». Il utilise constamment le terme pour décrire un état de quasi ou d’absolue absence de conscience politique ou d’organisation, qu’il pense caractéristique de ces populations. Ainsi, « le bandit social apparaît », selon lui , « seulement avant que les pauvres aient atteint la conscience politique ou acquis des méthodes plus effectives d’agitation » et ce qu’il entend par de telles expressions est explicité à la phrase suivante quand il écrit : « Le bandit est un phénomène pré-politique et sa force est en proportion inverse de celle des révolutionnaires organisés, du socialisme ou du communisme. » Il considère « les formes traditionnelles de mécontentement » comme « ayant été virtuellement dépourvue d’une quelconque idéologie explicite, d’organisation ou de programme. » En général « les peuples pré-politiques » sont définis comme étant ceux « n’ayant pas encore trouvé, ou commencé à trouver, un langage spécifique dans lequel exprimer leurs aspirations. »
Les matériaux sur lesquels s’appuie Hobsbawm proviennent bien sûr presque exclusivement de l’expérience européenne et ses généralisations s’y accordent peut-être bien, quoiqu’on décèle une certaine contradiction quand il dit en même temps que « le banditisme social n’a quasiment pas d’organisation ou d’idéologie » et que « dans un sens le banditisme est plutôt une forme primitive d’organisation de la protestation sociale ». De même, sa caractérisation, dans Captain Swing, du mouvement des travailleurs agricoles de 1830 comme « spontané et inorganisé » ne s’accorde pas pleinement avec les observations de son co-auteur, George Rudé, selon lequel beaucoup d’initiatives militantes telles que les émeutes, le bris de machines, et le harcèlement des surveillants et des ecclésiastiques « même si elles surgissaient spontanément, devenaient rapidement le noyau initial d’une organisation locale. »
Quelle que soit sa validité pour d’autres pays, la notion d’insurrection paysanne pré-politique n’est que de peu de secours pour comprendre l’expérience de l’Inde coloniale. Car il n’y avait rien dans les mouvements militants des masses rurales qui ne fut politique. Il en aurait difficilement pu en être autrement dans les conditions dans lesquelles ils travaillaient, vivaient et concevaient le monde. Pris dans son ensemble le développement capitaliste dans l’agriculture sur le sous-continent resta faible et embryonnaire pendant toute la période d’un siècle et demi jusqu’à 1900. Les loyers constituaient la part la plus substantielle des revenus provenant de la propriété de la terre. (…) L’élément qui était constant dans ce rapport, et ce dans toutes ses variantes, c’était l’extorsion du surplus au paysan par des moyens, moins déterminés par les forces de l’économie de marché que par les forces extra-économiques de la position du seigneur terrien dans la société locale et l’organisation politique coloniale. En d’autres termes, c’était un rapport de domination et de subordination – une relation politique de type féodale, ou, comme cela a été plus justement décrit, semi-féodale, qui tirait sa subsistance matérielle de conditions pré-capitalistes de production et sa légitimité d’une culture traditionnelle toujours primordiale dans la superstructure.
L’autorité de l’Etat colonial, loin d’être neutre dans ce rapport, était en fait un de ses éléments constitutifs, puisque, sous le Raj, l’État aidait directement à la reproduction de la grande propriété terrienne ( « landlordism »). De même que Murshid Quli Khan avait réorganisé le système fiscal du Bengale d’une manière à substituer à une secte solvable et relativement vigoureuse une aristocratie terrienne faible et ruinée, les britanniques insufflèrent un sang neuf au vieux système de propriété à travers le Permanent Settlement à l’est, le ryotwari dans le sud et des combinaisons des deux dans la plus grande partie du pays. Le résultat de tout cela fut de revitaliser une structure quasi-féodale en transférant des ressources des membres les plus vieux et les moins efficaces des classes de propriétaires terriens vers les plus jeunes et, pour le régime, les plus dépendants politiquement et financièrement. Pour le paysan, cela signifiait rien de moins, dans bien des cas, qu’une exploitation encore plus intensive et systématique : le type médiéval d’oppression dans les campagnes qui émanait de la volonté arbitraire des despotes locaux sous le précédent système était désormais remplacé par la volonté plus régulée d’un pouvoir étranger qui allait pendant longtemps laisser les propriétaires libres de collecter abwab et mathot auprès de leurs tenanciers, de les racketter et de les expulser. Obligé sous la pression de légiférer tôt ou tard contre ces abus, il était incapable de les éliminer complètement puisque ses organismes chargés de faire respecter la loi à l’échelle locale servaient d’instruments du pouvoir des propriétaires terriens, et la loi, si juste sur le papier, était manipulable par le personnel judiciaire et les avocats en faveur de la grande propriété terrienne. Le Raj laissait même, dans une certaine mesure partager le pouvoir de punir, ce pouvoir ultime de l’État, avec l’élite rurale au nom du respect des traditions indigènes, ce qui consistait dans les faits à fermer les yeux sur le fait que c’était la gentry qui dispensait la justice criminelle soit comme membre des classes dominantes opérant depuis les kachari et gadi soit des castes dominantes enracinées dans les panchayats. La collusion, au niveau local, entre sarkar et zamindar faisait partie de l’expérience commune des pauvres et des subalternes à peu près partout.
Une des conséquences importantes de la revitalisation de la grande propriété terrienne sous la domination britannique fut une hausse phénoménale de l’endettement paysan. Car, avec un marché de la terre florissant sous le triple impact de la législation agraire, de la hausse démographique et d’une plus grande monétarisation, beaucoup de mahajans et de banias achetaient lors de ventes publiques des douzaines de domaines de propriétaires terriens appauvris ou de tenanciers expulsés. Installés comme propriétaires, ils mirent à profit leurs qualités d’usuriers au service de leurs nouvelles activités de rentiers. Ils étaient encouragés à cela par un ensemble de facteurs spécifiques à la domination coloniale – la quasi absence, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, de loi sur les loyers pouvant protéger les cultivateurs tenanciers, l’absence d’une limite applicable sur les taux d’intérêts locaux, le manque de coordination entre le calendrier traditionnel des moissons adapté aux pratiques agricoles traditionnelles et le calendrier fiscal adapté à la routine de la gestion impériale et enfin le développement d’une économie de marché appâtant le paysan ayant peu ou pas de capital afin de transformer son champ en nouvelle frontière de l’agriculture commerciale et par conséquent lui même en débiteur perpétuel. Le résultat cumulatif de tout cela fut de transformer les propriétaires terriens en usuriers – prés de 46% de la dette de la totalité des paysans des Provinces Unies était due aux propriétaires terriens en 1934- et de donner naissance à un énième de ces paradoxes historiques caractéristiques du Raj – c’est à dire, d’assigner au pouvoir capitaliste le plus avancé du monde la tâche de fusionner la grande propriété terrienne et l’usure en Inde ainsi que d’empêcher le développement du capitalisme à la fois dans l’agriculture et dans l’industrie.
C’est donc ainsi que les pouvoirs jusqu’à présent discrets du propriétaire terrien, de l’usurier et du fonctionnaire en vinrent à former, sous la domination coloniale, un dispositif composite de domination sur le paysan. Sa sujétion à ce triumvirat – sarkari, sahukai et zamindari– était essentiellement politique, l’exploitation économique n’étant qu’un, quoique le plus saillant, de ses aspects. En effet, l’appropriation de son surplus était engendrée par l’autorité qui s’exerçait sur les sociétés et marchés locaux par les propriétaires-usuriers et un capitalisme secondaire travaillant avec eux, cette autorité étant englobée dans le pouvoir de l’État colonial. De fait, l’élément de coercition était si explicite et omniprésent dans tous leurs échanges avec le paysan, que celui-ci pouvait difficilement regarder cette relation autrement que comme quelque chose de politique. Dans le même esprit également, en entreprenant de détruire ce rapport il s’engageait dans une tâche essentiellement politique, une tâche dans laquelle le renversement radical des liens de pouvoir existants était la condition nécessaire de la résolution d’un quelconque grief.
Il était impossible pour le paysan de se lancer dans un tel projet dans un moment d’insouciance. Car ce rapport était tellement renforcé par le pouvoir de ceux qui en tiraient le plus de bénéfices et par leur détermination, appuyée par les ressources de la culture dominante, à punir la moindre résistance, qu’il risquait tout en essayant de le subvertir ou de la détruire en se révoltant. Ce risque incluait non seulement la perte de sa terre et de son cheptel mais aussi du prestige moral qui découlait de sa subordination absolue à ses supérieurs, dont la tradition avait fait son dharma. (…) NDT : tout le passage qui suit – p9 de l’édition Duke 1999- correspond à quelques expressions près, au début de La prose de la contre-insurrection – p21-22 de notre édition-)
Des nombreux cas de révoltes étudiées dans ce livre, il n’en est aucune dont on puisse dire qu’elle se soit entièrement déroulée sans leader. Presque toutes avaient de fait une certaine forme de leadership central pour lui donner un nom et une certaine cohésion, bien qu’en aucune occasion celui-ci n’ait été en mesure de contrôler complètement les initiatives locales provenant de leaders à la base dont l’autorité était aussi fragmentée que leur position fut brève dans le temps. Nous avons clairement affaire ici à un phénomène qui n’a rien à voir avec le leadership d’un parti moderne mais pourrait plutôt être décrit, dans les termes de Gramsci, comme « des éléments multiples de leadership conscient … quoiqu’aucun n’étant prédominant ». Ce qui est bien sûr une chose bien différente que de stigmatiser ces mouvements approximativement dirigés comme étant des explosions « sous-politiques » d’une impétuosité des masses sans forme ni direction.
Encore une fois, si les buts et le programme sont la mesure de la politique, la mobilisation militante de notre période doit être regardée comme plus ou moins politique. Aucun de ces mouvements n’étaient exactement sans but, bien que le but ait été défini de façon plus élaborée et spécifique dans certains événements plutôt que dans d’autres. La paysannerie barat menée par Titu Mir, les santal sous la direction des frères Subah et les mundal sous birsa, exposèrent tous leurs objectifs d’arriver au pouvoir sous une forme ou sous une autre. Les rois paysans étaient un produit caractéristique des révoltes rurales à travers le sous-continent et une anticipation du pouvoir était parfois indiquée par le fait que les rebelles se désignaient comme une armée constituée ( fauj), leurs commandants comme chargés du maintien de l’ordre ( daroga, subahdar, nazib) et les autres leaders comme officiels civils ( dewan, naib, etc)- tout cela simulant les fonctions d’un appareil d’Etat. Que le Raj qu’il voulait substituer à celui qu’ils avaient entrepris de détruire ne se conforma certes pas au modèle de l’Etat laïque et national et que leur conception du pouvoir échoua à se hisser au-dessus du localisme, du sectarisme et de l’ethnicité, n’enlève rien au caractère essentiellement politique de leur action mais définit la qualité de cette politique en spécifiant ses limites.
On aurait tort bien sûr de surestimer la maturité de cette politique et d’y lire les qualités d’une phase ultérieure d’intensification de la lutte de classe, d’un combat anti-impérialiste étendu et plus généralement d’un niveau plus élevé de militantisme parmi les masses. Comparés à cela, les mouvements paysans des débuts de la domination britannique représentaient un niveau de conscience incomplet et naïf. Toutefois, nous nous proposons de nous concentrer sur cette conscience comme notre thème principal, car il n’est pas possible de faire sens de l’expérience de l’insurrection comme d’une histoire sans sujet. C’est afin de réhabiliter ce sujet que nous devons prendre la prescience qu’avait le paysan rebelle de son propre monde et sa volonté de la changer comme notre point de départ.
Car, quoique faibles et tragiquement insuffisantes, aient été cette prescience et cette volonté, elles n’en étaient pas moins les éléments d’une conscience qui apprenait à réunir et classifier les moments individuels et disparates de l’expérience et à les organiser en des sortes de généralisations. C’était, pour le dire autrement, les tout débuts d’une conscience théorique. L’insurrection était de fait le lieu où les deux tendances mutuellement contradictoires au sein de cette conscience théorique toujours imparfaite, presque embryonnaire, – c’est à dire la tendance conservatrice faite de matériaux de la culture traditionnelle hérités et absorbés de façon non critique et la tendance radicale orientée vers la transformation pratique des conditions d’existence des rebelles-, se rencontraient pour une épreuve de force décisive.
L’objet de ce travail est de décrire ce combat non pas comme une série d’affrontements mais dans sa forme générale. Les éléments de cette forme découlent de la très longue histoire de la subalternité paysanne et des efforts pour y mettre fin. La subalternité paysanne est bien sûr la plus complètement documentée et représentée dans le discours de l’élite du fait de l’intérêt que cela a toujours représenté pour ceux qui en bénéficiaient. Néanmoins la subordination peut difficilement être justifiée comme un idéal ou une norme sans reconnaître l’existence et la possibilité de l’insubordination, si bien que l’affirmation de la domination dans la culture régnante parle également de façon éloquente de son autre, c’est à dire la résistance. Ils courent sur des pistes parallèles sur le même tronçon de l’histoire, aspects mutuellement impliqués mais opposés de deux consciences antagonistes.
(…) De même que la mise en servitude ancienne des masses rurales a aidé au développement de codes de déférence et de loyauté, la pratique récurrente de l’insurrection à aidé à établir des structures bien ancrées de désobéissance au cours des siècles. Elles sont opérantes d’une manière sourde et fragmentaire même dans la vie quotidienne et dans les résistances d’individus ou de petits groupes, mais ne se réalisent complètement et catégoriquement que quand les masses procèdent au renversement de l’ordre de choses et que les rituels, cultes et idéologies modérateurs ne peuvent plus suffire pour maintenir la contradiction entre les subalternes et leurs « supérieurs » à un niveau non antagonique. Dans leurs détails, ce structures de résistance varient bien évidemment selon les différences de culture régionales, de même que selon les modes de domination et le poids relatif des groupes dominants dans un moment donné. Mais comme l’insurrection, avec toutes ses variations locales, se rapporte de façon antagonique à cette domination tout au long de la période historique que nous étudions, on y trouve des motifs communs permettant d’aller au-delà de ses expressions particulières. Car comme il a été dit :
« L’histoire de toutes les sociétés du passé a consisté dans le développement des antagonismes de classe, antagonismes qui ont assumé différentes formes à différentes époques. Mais quelque soit la forme qu’ils aient prise, une chose est commune à toutes les époques précédentes, l’exploitation d’une partie de la société par l’autre. Il n’est pas étonnant donc, que la conscience sociale des époques passées, malgré toute la variété et multiplicité qu’elle peut afficher, n’évolue qu’à l’intérieur de certaines formes communes ou d’ idées générales, qui ne peuvent complètement disparaître qu’avec la disparition totale des antagonismes de classe. » ( Marx/Engels MECW VI 504)
Notre objectif dans ce travail est d’identifier certaines de ses « formes communes ou idées générales » dans la conscience rebelle pendant la période coloniale. Néanmoins, dans cette catégorie nous avons choisi de nous concentrer sur les « premiers éléments » qui rendent possible la combinaison d’idées générales en formation complexe et qui constituent ce que Gramsci a décrit comme « les piliers de la politique et de toute action collective qu’elle qu’elle soit ». Ces aspects élémentaires, comme nous nous proposons de les appeler, sont sujets à un haut degré de redondance et c’est précisément par ce qu’ils se reproduisent perpétuellement et à peu près partout dans les mouvements agraires, qu’ils sont les plus négligés. Le résultat n’en a pas tant été d’exclure la politique de l’historiographie des insurrections paysannes indiennes que de réduire ces dernières à un ornement, une forme de détail décoratif et folklorique servant principalement à égayer le curricula vitae des élites indigènes et étrangères. Dans le présent exercice, c’est au contraire la conscience rebelle qui va dominer. Nous voulons souligner sa souveraineté, sa cohérence et sa logique afin de compenser son absence dans la littérature sur le sujet et d’agir, autant que possible, comme correctif à l’éclectisme commun à beaucoup d’écrits sur ce thème.
Notre sélection de faits historiques durant la période coloniale, a été réduit à la période de 117 ans qui court de la révolte contre Deby Sinha en 1783 jusqu’à la fin du soulèvement birsaite en 1900. Bien que des exemples d’autres époques ( ainsi que d’autres pays) aient été mentionnés à des fins de comparaison, l’expérience fondamentale qui sert de base à mon argumentation s’est déroulée entre ces deux dates. Les vingt cinq premières années de la domination britannique n’ont pas été prises en compte tout simplement du fait de la rareté des informations au sujet des troubles ruraux de cette période. De ce fait, les activités des sannyasis et des fakir des années 1770 ont été laissé de côté car dans l’état actuel de la recherche, on n’en sait pas assez sur l’ampleur et le caractère de l’engagement paysan en leur sein. Et nous avons choisi la fin de la dernière grande vague de l’ulgulan Munda et la mort de son célèbre leader comme notre point d’arrivée afin principalement d’étudier les aspects élémentaires de la conscience rebelle dans leur état relativement « brut » avant que la politique du nationalisme et du socialisme ne commencent à pénétrer les campagnes à une échelle signifiante.
Nous n’avons pas essayé ici de fournir un compte rendu exhaustif des événements s’étant déroulés entre 1783 et 1900. Les informations sur certains d’entre eux ne nous sont pas accessibles soit qu’elles n’aient pas encore été extraites des sources primaires ou qu’elles ne soient que disponibles dans des langues inconnues de l’auteur. Mais il y a aussi d’autres mouvements paysans de la période qui, quoique familiers, n’ont pas été mentionnés car ils n’avaient que peu à apporter à l’argumentation. Néanmoins, malgré toutes ces omissions délibérées ou non, nous pensons que cet essai est suffisamment étayé et que les sources historiques sur lesquelles il s’appuie suffisent pour remplir la mission qu’il s’est assigné.
La plus grande partie, mais pas la totalité, de ces sources proviennent de l’élite. Elles nous sont parvenues sous la forme de documents officiels d’un genre ou d’un autre – rapports de police, dépêches militaires, récits administratifs, résolutions et minutes de délégations gouvernementales, etc. Les sources non officielles d’information sur le sujet, tel que les journaux et les correspondances privées entre personnes exerçant l’autorité, parlent également de la même voix élitiste, même si c’est celle de l’élite indigène ou de non indiens hors des cercles officiels. Éléments de base de la plus grande partie de l’écriture sur les thèmes coloniaux, les sources de ce type ont certaine façon d’estampiller, avec les intérêts et la vision des ennemis des rebelles, chaque compte-rendu des rebellions paysannes.
Une façon évidente de combattre un tel biais pourrait éventuellement d’appeler le folklore, écrit comme oral, à l’aide de l’historien. Malheureusement, et contrairement à la croyance populiste à ce sujet, il n’y en a pas suffisamment, que ce soit en quantité ou en qualité, pour servir à cette fin. D’un côté, le volume actuel de témoignages fourni par les chansons, rimes, ballades, anecdotes, etc.. est de fait très maigre, au point d’être insignifiant, comparé à l’ampleur de la documentation disponible à partir des sources élitistes sur presque chaque mouvement agraire de notre période. Cela donne la mesure non seulement du monopole dont disposait les ennemis des paysans quant à l’usage de l’écriture sous le Raj mais aussi de leur attention à observer et enregistrer le moindre mouvement hostile parmi les masses rurales. Ils avaient tout simplement trop à perdre, et la peur, qui hante toute autorité qui se fonde sur la force, les transformait en méticuleux archivistes. (…)
Un autre aspect décevant du folklore quant à l’activité militante de la paysannerie, c’est qu’il peut lui aussi être élitiste. Les chanteurs et auteurs de ballade n’en étaient pas toujours solidaires. Certains d’entre eux appartenaient à des familles de haute caste traversant une période difficile ou à d’autres groupes appauvris des couches sociales moyennes de la société rurale. Coupés des laboureurs par leur statut si ce n’est leur richesse, ils s’accrochaient à la gentry rurale pour obtenir son patronage et exprimaient les angoisses et les préjugés de cette dernière dans leurs compositions sur le thème des désordres ruraux. (…)
Comment alors pouvons nous atteindre la conscience de l’insurrection quand cet accès nous est justement barré par le discours de la contre-insurrection ? La difficulté est peut-être moins insurmontable qu’à première vue. Car la contre-insurrection, qui découle directement de l’insurrection et est déterminée par cette dernière pour tout ce qui est essentiel quant à sa forme et son articulation, peut difficilement tenir un discours qui ne soit pas complètement et compulsivement impliqué avec les rebelles et leurs activités. Il est bien sûr vrai que les rapports, dépêches, minutes, jugements, lois, lettres, etc par lesquels les policiers, soldats, bureaucrates, propriétaires terriens, usuriers et autres personnes hostiles à l’insurrection, consignaient leurs sentiments, correspondaient à une représentation de leur volonté. Mais ces documents ne tienne pas leur contenu que de cette seule volonté, puisque cette dernière est prédite par une autre volonté – celle de l’insurgé. Il devrait donc être possible de lire la présence de la conscience rebelle comme un élément nécessaire et systématique au sein de cet ensemble de sources.
Il y a deux façons par laquelle cette présence se fait sentir. Tout d’abord, il y a le signalement direct des paroles des insurgés telles qu’elles sont peu à peu interceptées par les autorités et utilisées pour les campagnes de pacification, les dispositions juridiques, les procédures judiciaires et autres interventions du régime contre ses adversaires. Témoignage d’une sorte d’écoute illicite officielle , ce discours entre dans les archives de la contre-insurrection de façon variée, comme messages et rumeurs circulant au sein de communautés rurales, bribes de conversation entendus par des espions, déclarations faites par des prisonniers lors d’interrogatoires de police ou devant des tribunaux, etc. Censé assister le Raj pour réprimer la rébellion et incriminer les rebelles, son utilité sur ce point particulier était une mesure de son authenticité comme documentation de la volonté des insurgés. En d’autres termes, les discours interceptés de ce type témoignent pas moins de la conscience de la paysannerie rebelle que des intentions de ses ennemis, et peut donc légitimement servir de source pour une historiographie qui n’est pas compromise avec ces derniers.
La présence de cette conscience est aussi confirmée par un ensemble d’indices au sein du discours de l’élite. Ils ont comme fonction d’exprimer l’hostilité des autorités britanniques et de leurs protégés indigènes à l’égard des fauteurs de trouble incontrôlables des campagnes. Les mots, phrases et, même pans entiers de prose, remplissant cette fonction servent principalement à indiquer l’immoralité, l’illégalité, la barbarie, etc des pratiques insurrectionnelles et d’annoncer par contraste la supériorité de l’élite à tous les niveaux. Mesure de la différence entre deux perceptions mutuellement contradictoires, elles ont beaucoup à nous apprendre non seulement sur la mentalité de l’élite mais aussi sur celle à laquelle elle s’oppose- c’est à dire la mentalité subalterne. L’antagonisme est en effet si complet et si fermement structuré qu’à partir des termes utilisés par l’un, on pourrait, en renversant leurs valeurs, faire découler les termes implicites de l’autre. Donc quand un document officiel parle de « badmashes » comme participant à des troubles ruraux, cela ne signifie pas ( si on suit le sens normal du mot ourdou) un quelconque regroupement de vauriens mais des paysans impliqués dans une lutte agraire militante. Dans le même contexte, les références aux villages « dacoit » ( qu’on rencontre si souvent dans les récits de la grande mutinerie ) indiqueront le fait que la totalité de la population d’un village est unie dans sa résistance aux forces armées de l’État ; « contagion »- l’enthousiasme et la solidarité générés par un soulèvement parmi les divers groupes ruraux de la région ; « fanatiques » – des rebelles inspirés par une forme ou une autre de doctrine revivaliste ou puritaine ; « l’anarchie »- le défi lancé par le peuple à ce qu’il en est venu à considérer comme de mauvaises lois, etc. En effet, les pressions exercées par l’insurrection sur le discours de l’élite force ce dernier à réduire le spectre sémantique de beaucoup de mots et d’expressions et de leur assigner un sens spécialisé afin d’identifier les paysans comme rebelles et leur tentative de renverser le monde comme un crime. Grace à ce processus de réduction, il est possible pour l’historien d’utiliser ce langage appauvri et presque technique comme un indice des antinomies qui parlent pour la conscience rivale – celle du rebelle. Une partie de cette conscience, qui est si fermement inscrite dans le discours de l’élite et que notre lecture de ce dernier rendra, nous l’espérons, visible . »
La suite du texte de Guha s’organise autour de 6 chapitres correspondant chacun à un aspect de la conscience insurrectionnelle paysanne : la négation, l’ambiguité, la modalité, la solidarité, la transmission et la territorialité.
Critiques et débats
On trouve un compte-rendu synthétique et critique de l’analyse par Guha de ces « aspects élémentaires » dans l’article de l’historien indien des révoltes paysannes D. N. Dhanagare « Subaltern Consciousness and Populism: Two Approaches in the Study of Social Movements in India ». Si il propose de faire dialoguer l’approche de Guha avec celle de Ernest Laclau, Dhanagare n’en pointe pas moins certaines insuffisances de l’approche de l’auteur subalterniste. Ainsi son refus de prendre en compte les déterminations purement économiques : « Il est vrai qu’aucune interprétation étroitement économique n’est en mesure d’expliquer certaines formes par lesquelles se manifeste l’activité rebelle. Guha avance que quand les subalternes recouraient à l’incendie, au sabotage et à la destruction, les considérations économiques n’étaient pas un facteur important. Mais peut-on établir cette modalité (d’orientation non économique) comme une loi générale ? La rationalité économique est-elle totalement absente dans l’action des insurgés et est-elle toujours dépassée par des visées plus générale de pouvoir comme Guha le suggère ? (…) Les pillages sont loin d’être manifestations accidentelles de négativité ou de renversement. Les insurgés tribaux et paysans ne cherchent pas simplement à détruire les signes culturels et les symboles de pouvoir mais ils se préoccupent aussi de gains économiques quand l’opportunité se présente. En glorifiant et sentimentalisant les actions des insurgés comme le fait Guha, il n’est pas toujours nécessaire non plus de leur dénier les attributs normaux d’un robuste sens pratique et d’une rationalité économique comme l’a souvent fait l’historiographie colonialiste. Paradoxalement, Guha se fourvoie dans la même erreur que son approche subalterne prétendait démolir. » Dhanagare souligne ensuite une autre limite récurrente qui tient à l’usage du terme « subalterne » lui même : « Une autre difficulté majeure avec l’approche des Subaltern Studies tient à l’absence de sens et de périmètre précis donné au concept de « subalternité » comme catégorie analytique. Dans une note séparée sur le terme, Guha admet que la composition de cette catégorie n’est pas homogène. Le terme est plus résiduel dans sa connotation puisqu’il implique pratiquement toutes les sections du peuple n’appartenant pas à l’élite. Guha traite la couche la plus basse de la gentry rurale, les propriétaires terriens appauvris, les paysans riches ou moyens comme appartenant tous à la catégorie du peuple ou des classes subalternes. Mais en faisant cela il laisse le soin aux historiens d’étudier, d’identifier et de déterminer la nature spécifique de la subalternité en la situant historiquement. Il est possible de considérer les adivasis ( tribaux), les intouchables ou dalits, les métayers, et les travailleurs agricoles, de même que d’autres sections marginalisées avec des caractéristiques éthniques ou non classistes ( caste, religion, clan, language ou identité régionale d’un groupe minoritaire) comme constituant les « classes subalternes ». Mais comment alors la perception et les intérêts de classe de ces groupes marginalisés et appauvris pourraient-il être compatibles, ou même identiques, avec ceux des basses couches de la gentry, de la paysannerie moyenne et riche, que Guha traite comme des composants idéals de la subalternité ? »
Cette homogénéisation à la va vite, que signale d’ailleurs l’usage ici et là du terme (oh combien fourre-tout!) de « peuple », est également critiquée par deux autres auteurs. L.S. Vishwanath dans l’article « Peasants Movements in Colonial India » croit déceler sa provenance : « Guha a été critiqué pour ne pas prêter grande attention aux différentiations parmi les classes subalternes et au sein des différentes strates de la paysannerie. Mais ce qu’on oublie peut-être de mentionner c’est que cette omission de la part de Guha provient du fait qu’il dépend principalement des révoltes de communautés tribales comme les santal et les munda, pour en arriver à ses conclusions. » Or ces communautés se caractérisent justement par « une relative absence de différentiation et une plus grande homogénéité de groupe. » que le reste de la paysannerie.
Surabh Dube dans l’article « Peasant Insurgency and Peasant Consciousness » pointe une autre contradiction laissée de côté : « Guha emploie le subalterne comme une catégorie absolue – même dans son usage théoriquement critiquable de la conscience de classe comme étant interchangeable avec la conscience subalterne- et oublie les divisions parmi les subalternes de l’Inde du dix-neuvième siècle sur la base du statut économique, de la caste et du genre. Les relations de domination et de subordination basées sur le genre ne trouvent pas leur place dans Aspects Élémentaires. Les modes communautaires de travail se perpétuaient dans l’insurrection avec comme le décrit Guha pendant l’insurrection santal, les hommes qui « détruisaient les propriétés de l’ennemi, tandis que les femmes reunissaient le butin du pillage. La perpétuation de cette division du travail entre les sexes, une dimension cruciale de la subordination des femmes, révèle pourtant les limites effectives des renversements opérés par l’insurrection. »
On trouve enfin la critique à notre connaissance la plus détaillée de Aspects élémentaires dans un article d’un autre historien des luttes paysannes ( et auteur de Peasants in India’s Non-Violent Revolution. Practice and Theory) Mridula Mukherjee, paru en deux parties dans Economical and Political Weekly, « Peasant resistance and peasant consciouness in Colonial India. Subaltern and beyond ». Mukherjee reproche tout d’abord à Guha de réduire la révolte uniquement à certains de ses aspects : « Les aspects que Guha isole et qui constituent son paradigme de l’insurrection ont plus à voir avec les formes de rébellion adoptées par les paysans qu’avec le contenu idéologique de la rébellion, les causes de celle-ci ou ses objectifs. » Ce réductionnisme mènerait selon Mukherjee à une glorification de la violence alors qu’au contraire « Quand le caractère de l’État est hégémonique ou semi-hégémonique, comme dans l’Inde britannique, la lutte contre l’État est aussi principalement une lutte d’hégémonie, et les luttes d’hégémonie se déroulent habituellement sous la forme de mouvements de masse pacifiques et de combats idéologiques plutôt que sous la forme de rébellions violentes. » Remettant en cause l’hypothèse de l’engagement à l’avant-garde des secteurs les plus paupérisés de la paysannerie, Mukherjee souligne au contraire que ces derniers ont été souvent les derniers à rejoindre la lutte et cela, du fait des divisions de caste très ancrées dans les communautés paysannes et de l’intérêt des paysans petits et moyens à maintenir l’exclusion des intouchables, garante de leur surexploitation. Concernant la conscience, Mukherjee s’oppose au point de vue de Guha car celui-ci aurait « oublié un des attributs cruciaux de la subalternité, tel que noté par Gramsci (..) le fait que les classes subalternes subissent l’hégémonie de l’idéologie des classes dominantes, et que cette idéologie de l’élite fait partie de leur propre conscience, quoique cette dernière soit plus large et inclut des éléments contraires et antagonistes à l’idéologie de la classe dominante. Une méthodologie qui ignore cela, et assume que les perceptions élitistes et subalternes fonctionnent sur le mode de l’opposition binaire, contient un mécanisme intrinsèque qui la mène inévitablement à une vision distordue et romantisée de la conscience subalterne. »