Nous nous sommes appuyés ici sur les bibliographies des livres Reading Subaltern Studies (Anthem Press 2002) et Mapping Subaltern Studies (Verso 2000), du site internet des asian studies sur la revue et de l’article de Jacques Pouchepadass « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité »( in L’Homme 2000). Toute omission ou erreur est bien sûr de notre responsabilité.
La période allant de 2000 à nos jours sera traitée sur ce site, lors de la sortie de Théorie Post-coloniale et spectre du capital de Vivek Chibber.
1982
18 janvier : Début de la grande grève du textile de Bombay. Menée pour obtenir des augmentations de salaires, elle impliqua prés des 250 000 travailleurs et 50 usines et prit fin le 19 octobre de l’année suivante sans rien obtenir. Cette grève marqua à la fois la fin de cette industrie dans la ville et l’écroulement d’un pan entier du mouvement ouvrier.
Publications subalternistes
-Parution du premier numéro de la revue.
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Critiques et débats
Suneet Chopra « Missing Correct Perspective » Social Scientist 1982
«Ceux qui veulent développer une histoire des mouvements paysans et ouvriers d’avant l’indépendance doivent veiller à éviter un écueil important, celui de considérer comme équivalents la bourgeoisie nationale indienne et son homologue impérialiste, ce qui résulterait en « une sous-estimation complète de l’étendue des différenciations qui étaient en train et allaient se produire, entre les monopolistes des pays impérialistes et la jeune bourgeoisie. » (E.M.S. Namboodiripa). Une telle cécité empêcherait de comprendre pourquoi, alors que le mouvement national devenait de plus en plus radical, le pouvoir colonial intensifia ses attaques contre les prêteurs et le capital marchand indien, ni ne pourra expliquer le prestige qu’avaient certains de ses éléments au sein de la paysannerie, qui sollicitait constamment de tels leaders pour faire avancer ses luttes. Nous pouvons dire que ce leadership fut historiquement incapable d’accomplir la révolution agraire, mais nous ne pouvons pas ignorer le fait que c’est son opposition au pouvoir colonial, quoique modérée et vacillante, qui a, au départ, amené vers lui la paysannerie. »
Voir aussi la page sur « Les usages de Gramsci »
1983
18 février : Massacre de Nellie en Assam, lors d’élections anticipées, qui fit plus de 2000 victimes musulmanes.
Publications subalternistes
– Parution du second numéro.
– Parution de Aspects élémentaires de l’insurrection paysanne. de Ranajit Guha.
Voir la page sur les luttes paysannes en Inde.
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Critiques et débats
Javeed Alam « Paysannerie, politique et historiographie : Critique d’une nouvelle tendance en relation avec le marxisme »in Social Scientist, 1983
«Que l’activité spontanée ou le militantisme affaiblissent ou renforcent la base existante de l’unité du peuple et les perspectives futures de développement des organisations de masse et de classe – bases sur lesquelles le peuple peut devenir autonome- semble insignifiant au vu de la nature des arguments avancés dans ces pages. Cette activité est autonome tant qu’elle émane de la subjectivité populaire. La direction historique de cette action militante est au mieux un problème secondaire. Ce qui est primordial c’est la spontanéité et la dynamique interne. Si on étend les implications de la logique inhérente d’une telle construction théorique, il est indifférent que tout cela mène à une émeute communaliste ( NDT : intracommunautaire) ou à des actions unitaires anti-féodales dépassant leurs limites initiales. Les deux indiquent l’autonomie de la paysannerie. »
Partha Chatterjee « Paysans, politique et historiographie : une réponse » in Social Scientist, 1983
« Quand il est dit que les classes subalternes habitent une sphère autonome, cela ne suppose pas qu’elles ne sont pas dominées. Au contraire, c’est précisément pour conceptualiser cette domination comme une rapport de pouvoir que l’on doit identifier l’autonomie des classes subalternes. La domination doit être vue comme rapport. (…) Le principe c’est de conceptualiser un pan entier de l’histoire humaine comme histoire, c’est à dire un mouvement qui découle de l’opposition entre deux forces sociales distinctes. Dénier l’autonomie aux classes subalternes c’est donc pétrifier cet dimension du processus historique, les réduire à l’immobilité et donc détruire leur histoire. C’est précisément ce qui est fait dans l’historiographie élitiste, puisque ce type d’histoire ne se déroule qu’autour d’une opposition unique féodalité/bourgeoisie ou, dans les pays comme le nôtre, une contradiction unique national/colonial. Rien d’autre ne compte. »
1984
31 octobre : Assassinat d’Indira Gandhi par ses gardes du corps sikhs, ce qui provoque de graves émeutes anti-sikhs à Delhi le jour suivant. Son fils Rajiv lui succède le 1er novembre.
3 décembre :
Catastrophe de Bhopal
Publications subalternistes
– Parution du troisième numéro de la revue
Partha Chatterjee Bengale 1920-1947 : la question de la terre.
Shahid Amin Sucre et Sucre de Canne à Gorakhpur : une enquête sur la production paysanne pour des entreprises capitalistes dans l’Inde Coloniale.
–Recension par Anand A.Yang (The Journal of Asian Studies,1987) : « Shahid Amin donne une peinture saisissante – et qui va à l’encontre de beaucoup de travaux récents- d’usines dirigées par des capitalistes qui n’introduisent virtuellement aucun changement dans la structure préalable des rapports agraires. Au lieu de créer un nouveau réseau de vente, de crédit ou de transport, ils « s’appuient sur les propriétaires terriens, les préteurs et les riches paysans comme fournisseurs… la puissance de ces intermédiaires dérivait de leur position traditionnelle de domination politique et économique de la société rurale plutôt que de leur connexion avec les usines ou de leur qualité éventuelle d’entrepreneurs capables d’exploiter de nouvelles opportunités. »
(Amin)
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Critiques et débats
Collectif, « Subaltern Studies II : Une recension » in Social Scientist, 1984
A propos de La prose de la contre-insurrection : « Guha cite des documents officiels pour appuyer sa thèse. Mais ces rapports sur la religiosité de la paysannerie, qui sont surement interprétatifs et métaphoriques et qui devraient être l’objet d’un examen critique, sont pris pour argent comptant. De fait, les historiographies libérales et radicales sont critiquées pour ne pas avoir noté que la conscience de la paysannerie est profondément religieuse. La conscience religieuse de la paysannerie n’est sujette à aucune détermination et est rendue supra-historique. On part du principe que la paysannerie a une forme idéale de conscience paradigmatiquement pure. Cela implique que la conscience paysanne marquée par la religion existait à l’état pur, particulièrement au 19ème. Qu’il y a t-il de plus idéaliste que ce genre de proposition ? (…) L’aspect religieux de la conscience rebelle était souligné par les officiels britanniques à l’exclusion des aspects sociaux, économiques et politiques de cette conscience. Le colonialisme était ainsi absous de son rôle oppressif et les rébellions étaient attribuées à l’irrationalité inhérente à la paysannerie. En acceptant cette caractérisation, Guha se rapproche de l’historiographie officielle, qu’il semble vouloir critiquer. »
A propos de Deux insurrections aux frontières de l’Inde Moghol : « L’article de Gautham Bhadra est une bonne illustration du potentiel mythologique inhérent au concept de subalterne. En émettant l’hypothèse d’une unité d’action des peuples de la région contre l’élite de l’autorité moghole, il met de côté la nécessaire analyse des structures agraires de la région et les rapports sociaux qu’elles génèrent. Alors que les études de l’histoire agraire médiévale et des protestations paysannes avancent vers une plus grande complexité d’analyse et de caractérisation, le subalternisme constitue une régression vers l’époque de W.C. Smith quand toutes les révoltes contre l’autorité moghole étaient caractérisées comme des « révoltes des basses classes ». »
A propos de De nouveau sur les modes de pouvoir et la paysannerie : « Le développement de l’histoire semble être une relation dialectique entre deux modes de pouvoir. C’est une vision très partielle de l’histoire, ne serait-ce que parce qu’elle ne peut pas rendre compte d’un développement progressif, puisque tout est contenu dans l’évolution du mode de pouvoir communal qui, comme l’esprit hégélien, parcourt l’histoire à la recherche de son auto-réalisation. Il faut répéter que, malgré les tentatives de Chatterjee de situer le concept de mode de pouvoir dans le contexte des modes de production, les deux concepts sont fondamentalement incompatibles. Et cela, parce que les modes de pouvoir ne permettent de prendre en compte les effets combinés des diverses structures contenus au sein d’un mode de production. Le concept d’un pouvoir politique isolé du domaine économique est un concept nietzschéen.»
1985
L’affaire Shah Bano, le procès intenté par une mère de famille musulmane répudiée à son mari pour qu’il lui verse une pension, provoque un débat dans tout le pays sur les droits des femmes et des minorités, débat qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
Publications subalternistes
– Parution du quatrième numéro de la revue.
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Critiques et débats
Ranajit Das Gupta, « Signification de la médiation non subalterne » in Indian Historical Review, 1985 ( Repris dans Reading Subaltern Studies Anthem Press 2002)
« Certains des historiens subalternes tendent à se concentrer sur les moments de conflit et de protestation et dans leurs écrits, la dialectique de la collaboration et de l’assentiment de la part des subalternes et le large spectre de rapports et d’attitudes qui se logent entre la résignation et la révolte, ont été largement sous-estimés.
Dans l’intérêt légitime pour le concept de subalterne et les collectivités sociales autres que les classes, on discerne le danger d’une substitution aux catégories de classe et de lutte des classes. Mais, si la relation élite-subalterne est d’une grande valeur pour comprendre certains aspects cruciaux des processus historiques dans les conditions de la société et de l’économie coloniales, on ne peut pas la substituer aux rapports de classe. Néanmoins plusieurs contributions de ce troisième volume, en particulier celle de David Arnold et de Sumit Sarkar montre une attention à ce problème. Il y a aussi le danger d’exagérer l’autonomie des subalternes dont résulterait par exemple, la négation totale de l’importance de la médiation non-subalterne ou du lien organique entre le domaine non-organisé et le domaine organisé. »
B.B. Chauduri, « Autonomie subalterne et mouvement national » in Indian Historical Review, 1985 (Repris dans Reading Subaltern Studies Anthem Press 2002)
« Il est rafraichissant de voir les historiens subalternistes se pencher sur des thèmes remarquablement originaux. J’ai toutefois quelques réserves sur la traitement de la question de l’autonomie des mouvements subalternes. Certaines études inclues dans le présent volume montre que la rigidité de la première formulation sur ce thème persiste. Les mouvements subalternes avaient certainement leurs éléments distinctifs. Néanmoins, cette spécificité ne découlait pas nécessairement de leur autonomie. D’un autre côté, des personnes formellement associées avec « la politique de l’élite » pouvaient être impliquées dans les mouvements subalternes d’une telle manière que la politique de l’élite n’en était plus une. Il serait utile d’étudier comment le contenu de la politique de l’élite pouvait par ce biais être significativement altérée. »
1986
Mai : Promulgation de la seconde vague de la National Policy on Education, vaste programme de réforme de l’enseignement visant particulièrement les femmes et les castes et tribus discriminées.
Publications subalternistes
David Arnold Police, Pouvoir et domination coloniale : Madras 1859-1947.
4ème de couverture : « Se concentrant sur les évolutions dans la présidence de Madras entre la rébellion des 1857-58 et l’indépendance 90 ans plus tard, ce livre étudie la création de la police britannique comme puissant instrument coercitif du colonialisme britannique. L’auteur étudie l’usage de la force policière contre les dacoits, les nationalistes, les adivasis, les peuples montagnards et le prolétariat urbain et révèle, à travers l’organisation et la composition sociale de la police, comment, autant de façon interne qu’externe, elle reflétait le caractère sous-jacent du système colonial dans son ensemble. »
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Recension de Elizabeth Manak (The Indian economic and social history review, 1987) : « Un des points les plus intéressants que souligne l’auteur, c’est la continuité dans l’usage des forces de police par le gouvernement. Il démontre avec force que, tandis qu’initialement la police semblait protéger la société blanche et ses propriétés, elle a évolué vers une protection des classes possédantes en général, indépendamment des origines raciales. Il avance de façon convaincante que cette évolution a rendu la transition de la police du contrôle colonial à l’autonomie provinciale et à l’indépendance presque harmonieuse. »
Partha Chatterjee, La pensée nationaliste et le monde colonial : un discours dérivatif ?
« Nulle part dans le monde, le nationalisme n’a contesté la légitimité du mariage entre la Raison et le capital. La pensée nationaliste, comme nous avons essayé de le montrer, ne possède pas les moyens idéologiques de lancer un tel défi. Elle résout le conflit entre le capital métropolitain et le peuple-nation en absorbant la vie politique de la nation dans le corps de l’État. Conservatoire de la révolution passive, l’État national cherche désormais à trouver « à la nation » une place dans l’ordre global du capital, tout en luttant pour garder les contradictions entre le capital et le peuple dans un état de perpétuelle suspension. Toute la politique doit désormais être subsumée sous les obligations accablantes de l’État-représentant de la nation. L’État agit désormais comme distributeur rationnel et arbitre pour la nation. Un mouvement qui mettrait en question cette identité présumée entre le peuple-nation et l’État-représentant la nation, se voit dénié toute légitimité politique. Protégé par l’emprise idéologico-culturelle de cette identité entre la nation et l’État, le capital continu sa révolution passive en explorant assidument les possibilités du développement marginal, utilisant l’État comme principal mobilisateur, planificateur et garant de l’investissement productif. » (p168-169)
David Hardiman, « Les Subaltern Studies’ à la croisée des chemins » in Economic and Political Weekly, 1986
« Jusqu’ici, le projet a fourni un espace de discussion pour des chercheurs aux préoccupations voisines. L’absence d’une « théorie subalterne » claire était une force plutôt qu’une faiblesse. En général les historiens se pressaient de construire des modèles historiques qui sont trop facilement démolis ensuite sur des bases empiriques. Les Subaltern Studies manquent d’un modèle clair et n’essaient pas d’en mettre un en place. C’est seulement quand énormément de travail aura été accompli que nous pourrons éventuellement commencer à construire un paradigme historique alternatif. Les commentateurs des Subaltern Studies peuvent essayer de créer un modèle de ce type à partir des écrits existants, mais cela restera incomplet.»
1987
4 septembre : Roop Kanwar, une veuve rajput de 18 ans s’immole sur le bucher de son mari (sati) ce qui provoque de nombreuses manifestations dans les grandes villes.
Publications subalternistes
– Parution du cinquième numéro de la revue.
David Hardiman. L’avénement du Devi : Affirmation adivasi en Inde Occidentale.
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4ème de couverture :: « En 1922, les adivasis d’Inde Occidentale reçurent l’ordre par une déesse -ou Devi- de changer leur mode de vie traditionnel. Leur effort collectif pour obéir à cette déesse les amena rapidement à entrer en conflit avec la classe localement dominante des propriétaires terriens et des vendeurs d’alcool. Ce qui avait commencé comme un mouvement religieux s’est donc transformé en une lutte pour l’affirmation adivasi. Dans ce livre, David Hardiman soutient que l’étude de telles luttes peut éclairer les thèmes importants de la religiosité de la conscience paysanne, de la transmission des messages politiques parmi les paysans, de la transition vers le capitalisme dans l’Inde rurale, de la lutte continue de la paysannerie contre les hégémonies à la fois féodales et bourgeoises et de la nature du mouvement nationaliste indien à l’échelle du village. »
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Recension de C.J. Fuller (The Indian Economic and Social History, 1988) : « Hardiman écrit « la notion brahmanique de pureté a fourni un puissant moyen de contrôle des classes subordonnées supposées impures en Inde. En s’appropriant et donc en démocratisant de telles valeurs, les adivasis cherchaient à les priver de leur pouvoir de domination. » Mais est-ce qu’une « démocratisation » ou une « assimilation des valeurs dominantes », sur lesquelles l’auteur insiste beaucoup, a-t-elle vraiment eu lieue ? En quelques années, beaucoup d’adivasis sont revenus à leurs vieilles habitudes, à boire et à faire des sacrifices sanglants, et dans les principales zones ayant vu le succès du mouvement, la communauté s’est scindée entre factions réformistes et restauratrices. Dans les années 30, l’appel Gandhien n’a rencontré aucun écho, quoique l’auto-affirmation n’ait pas disparue. (…) S’approprier les valeurs brahmaniques ne les démocratise jamais; cela sert uniquement à renforcer leur légitimité et la supériorité des hautes castes et, partant de là, la légitimité de la hiérarchie dans laquelle les adivasis sont tout en bas. L’auto-affirmation que les adivasis ont appris provenait tout autant, si ce n’est plus, de leur rejet du message du Devi que de sa relativement brève adoption. »
1988
18 décembre : visite de Rajiv Gandhi en Chine, la première d’un chef d’État indien depuis trois décennies, alors que les deux années précédentes des incidents s’étaient multipliés sur la frontière himalayenne entre les deux pays. Incidents qui continuent jusqu’à nos jours.
Publications subalternistes
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Parution chez Oxford University Press d’une Sélection des Subaltern Studies sous la direction de Ranajit Guha et de Gayatri Chakravorty Spivak avec un avant-propos de Edward Saïd : « Leur histoire n’est pas une histoire des idées, pas un calme récit olympien des événements, ni une présentation objective des faits. Elle est au contraire nettement contestataire, une tentative de ravir le contrôle du passé indien à ces scribes et ses conservateurs dans le présent..puisque beaucoup du passé continue dans le présent. » (p viii)
Le
sommaire est consultable sur le site des asian studies.
David Arnold, Famine: Crise sociale et changement historique.
4éme de couverture : « David Arnold s’appuie sur l’histoire de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique Latine et de l’Europe pour expliquer les origines et les caractéristiques de la famine. Il étudie si certaines sociétés sont plus vulnérables à la famine que d’autres et conteste l’affirmation selon laquelle ceux qui sont affectés par la famine ne sont que des victimes passives. Il compare les façons dont ont répondu les individus et les États aux menaces de disette de masse et la relation de la famine au pouvoir politique et social. »
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Recension : David M. Anderson (Bulletin of the school of Oriental and African-studies 1992) : « Le prémisse à partir duquel David Arnold construit sa thèse est simple: la nourriture a été et est du pouvoir. Ou, pour être plus précis, la nourriture dans l’histoire a été « fondamentale pour les structures de domination et de dépendance ». Les famines ont souvent été de « puissants agents de transformation sociale ». Dans ce sens, l’histoire de la famine fait autant partie de l’histoire politique que de l’histoire sociale. Mais Arnold s’intéresse tout autant aux causes de la famine qu’a ses conséquences et particulièrement pour ces sociétés paysannes qui souffrent le plus de la famine et qui, avance-t-il, ont été rendues plus vulnérables à la famine par l’impact du colonialisme. »
Ranajit Guha, Une historiographie indienne de l’Inde : un projet du 19éme siècle et ses implications.
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Recension : Roland Lardinois (Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1991)
Gayatri Chakravorty Spivak Les Subalternes peuvent-elles parler ?Traduit en français par les Éditions Amsterdam.
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Recension : Warren Montagc « Les subalternes peuvent-elles parler ?” et autres questions transcendentales »,( Multitudes 2006)
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Critiques et débats
Rosalind O’Hanlon « Retrouver le sujet : Les subaltern Studies et les histoires de la résistance en Asie du Sud »in Modern Asian Studies, 1988
« Le rejet de l’historicisme ethnocentrique et, de manière moins controversée, le décentrage de nos notions familières de pouvoir et de politique, me semble tout deux les bienvenus. Cela ne signifie toutefois pas, que nous entrons dans un monde libre de détermination ou libéré de la nécessité, puisque l’accent mis sur la différence est éclairé par une attention beaucoup plus aigüe portée aux diverses formes que le pouvoir et la domination peuvent prendre, de la possibilité de leur apparition dans des contextes sociaux associés, dans le radicalisme politique, à l’émancipation. De surcroît, en termes épistémologiques, l’accent mis sur les façons dont les objets non européens de la connaissance ont été et sont constitués dans les disciplines des sciences sociales sépare cette perspective de l’empirisme. Ma principale inquiétude néanmoins tient à la nature même de la reconstitution tentée dans le projet subalterne. Au moment de cet assaut contre l’historicisme occidental, la figure classique de l’humanisme occidental – l’individu s’auto-produisant et s’auto-déterminant, qui est immédiatement un sujet par sa possession d’une conscience dont la qualité définitoire est la raison, et un agent dans son pouvoir de liberté- est réadmise par la porte de derrière dans la figure du subalterne lui-même et est rétablie dans l’histoire par les reconstitutions du projet subalterne. La conséquence de tout cela est de limiter et de fausser la conceptualisation des thèmes de domination et de résistance choisis par les contributeurs. »
C.A. Bayly, « Ralliement autour du Subalterne », The Journal of Peasant Studies, 1988
« Dans cette recension des quatre premiers volumes des « Subaltern Studies », je ne met pas en doute la grande qualité de beaucoup d’essais individuels, mais la nature précise de ce qui constitue le projet subalterne – comme révision historiographique pour ce qui concerne les sources, matériaux, théorie ou preuves empiriques – reste peu claire. En effet ce projet représente une sorte de repli par rapport à la théorie, avec des fondations théoriques hautement éclectiques selon les volumes . Deux faiblesses particulières sont soulignées : tout d’abord l’incapacité à saisir de façon adéquat la nature de l’État et ensuite de prendre en compte substantiellement la différenciation au sein de la paysannerie. »
Mridula Mukherjee, « Résistance paysanne et conscience paysanne dans l’Inde coloniale : les subalternes et au delà » Economic and Political Weekly,1988
«On n’a pas accordé suffisamment d’attention au rôle des castes et d’autres idéologies traditionnelles dans la conscience des paysans et de leur signification, négative et positive, pour la mobilisation paysanne dans la période étudiée. Les marxistes ont tendu dans l’ensemble à ignorer ces questions et cette omission est pour le moins sérieuse. Les subalternistes qui prétendent être plus intéressés par des questions proches de la paysannerie, n’ont réussi, comme d’habitude, qu’à séparer les mouvements de caste de l’élite de la conscience de caste subalterne, sans nous en dire beaucoup sur la signification précise et réelle de l’idéologie de la caste dans ses nombreuses incarnations, certaines relativement inoffensives, comme l’endogamie, d’autres clairement pernicieuses, comme l’intouchabilité ou la malédiction du manque de terres, et d’autres encore, qui sont plus ambigües, comme la solidarité avec les « frères » de caste ( positive quand elle est utilisée pour combattre l’oppression des hautes castes mais clairement négative quand elle est utilisée pour maintenir à leur place des castes situées plus bas dans la hiérarchie sociale, un des exemples étant le boycott social des rebelles intouchables par les castes de paysans propriétaires). »
Voir aussi : D. N. Dhanagare « Consience subalterne et populisme : deux approches pour l’étude des mouvements sociaux en Inde. » in Social Scientist 1988 qui contient une utile recension des études sur les révoltes paysannes en Inde et tente de rapprocher les six formes de conscience du rebelle paysan dégagées par Guha dans Aspects élémentaires de l’insurrection paysanne, de la théorisation du populisme par Ernest Laclau.
1989
2 Janvier : le metteur en scène et activiste communiste Safdar Ashmi est assassiné par des nervis du parti du Congrès alors qu’il joue une de ses pièces, Halla Bol (Raise Your Voice!), dans la périphérie de Delhi. Il est depuis devenu un des symboles de la lutte culturelle contre l’autoritarisme.
Publications subalternistes
– Parution du sixième numéro de la revue
Dipesh Chakrabarty, Repenser l’histoire ouvrière : Bengale, 1890-1940.
« Il ne peut pas y avoir de production capitaliste sans classe ouvrière. Mais il peut y avoir, comme des marxistes l’ont souvent souligné récemment, des capitalismes subsumant des rapports pré-capitalistes. Dans certaines conditions, le système d’autorité le plus spécifiquement féodal peut survivre au cœur de l’usine la plus moderne. Il n’y a rien, dans la logique du marché ou du profit, qui garantisse une transformation automatique des individus en citoyens. Cela pose un problème intéressant de stratégie narrative pour les histoires des classe ouvrières de pays dans lesquels la lutte pour parvenir à un certain de degré de pratique libérale dans la vie quotidienne, intervient longtemps après l’industrialisation. Dans ces contextes, la dialectique du maître et de l’esclave se reproduit bien plus souvent que le régime de la citoyenneté.
L’enjeu de choisir une stratégie narrative appropriée, dans ces cas, est encore plus ardu pour un historien marxiste, puisque les propres idées de Marx sur le rapport capital/travail partent souvent du principe que l’hégémonie de la culture bourgeoise est un fait acquis. C’est le problème auquel s’adresse ce livre en examinant en détail l’histoire d’une force de travail spécifique – les travailleurs des usines de jute du Bengale sous la domination britannique. Ces travailleurs constituaient une section importante de la classe ouvrière indienne. Le choix de cette histoire particulière, il faut l’admettre, est plus ou moins arbitraire, lié à des accidents de mon évolution intellectuelle. En envisageant cette histoire dans les termes des catégories de Marx, mon objectif est toutefois de développer une compréhension critique de ces catégories même et de leur usage dans la construction des récits historiques. J’avance qu’il y a un postulat concernant la culture intégré dans la catégorie marxienne de « capital » et beaucoup de ce que j’ai à dire sur l’histoire du travail en Inde, et sur l’histoire du travail en général, découle de cette lecture de Marx.
Ce point de départ me permet de développer et de soutenir deux positions dans le livre. Tout d’abord, cela me permet d’isoler les questions de culture et de conscience quand on étudie une classe ouvrière qui se développe dans une société, dans laquelle le principe d’une hégémonie préalable de la culture bourgeoise ne s’applique pas. Les problèmes portant sur la conscience et l’organisation ouvrières en Inde sont souvent expliqués par les nationalistes libéraux ou les historiens marxistes par des facteurs découlant de la nature du développement économique et technologique indien, de la structure du marché du travail et des machinations de l’État colonial et post-colonial. Tout en ne remettant pas en cause la validité de l’économie politique marxiste comme moyen d’explication de l’histoire ouvrière, je cherche à démontrer que la logique d’une culture particulière ne peut pas être expliquée par les méthodes de l’économie politique, qui souvent ne parviennent pas à faire une distinction entre « fonction » et « raison ». L’analyse politico-économique de la culture constitue pourtant l’approche de « bon sens » dominante de l’histoire marxiste du travail en Inde et ce livre est une polémique approfondie contre le réductionnisme inhérent à cette approche. La culture, pourrait on dire, est l’impensé du marxisme Indien.
Se concentrer sur les postulats de Marx concernant la culture m’aide aussi à soulever une nouvelle catégorie de questions. Ce sont des questions concernant la façon dont le pouvoir et l’autorité opèrent dans les agencements institutionnels et interpersonnels en Inde. La vie quotidienne en Inde, comme tous les étudiants en anthropologie de l’Inde le savent, est marquée par l’absence relative des notions bourgeoises d’égalité et d’individualisme. Ces notions ont été introduites par les britanniques et sont depuis devenues des éléments importants de la rhétorique politique et de l’idéologie politique officielle en Inde. Mais la hiérarchie et la violence qui la soutiennent restent les principes dominants d’organisation de la vie quotidienne. Le pouvoir ne prend que rarement la forme de la trame disciplinaire, dont Foucault traite dans ses histoires de la prison, de la clinique ou de l’hôpital psychiatrique dans le contexte occidental. Bien sûr ces institutions ont été greffées en Inde en même temps que le capitalisme, l’industrialisation et une certaine forme de gouvernement représentatif. Mais il suffit de gratter à la surface pour trouver un pouvoir assumant des formes typique de « souveraineté » et le faisant en bravant délibérément toutes les normes d’une « formation disciplinaire ». C’est une caractéristique dont je suis la trace à travers l’histoire de la protestation, de l’organisation et de la domination des travailleurs des usines de Calcutta.
Hiérarchie,
absence d’égalitarisme ou d’individualisme dans la vie quotidienne, la nature souvent non démocratique de nos pratiques et institutions – tout cela ne surprendra pas les observateurs de la société indienne. Pourtant les écrits d’histoire marxistes sur l’Inde ne montre que peu d’intérêt pour le développement d’une compréhension critique de l’expérience quotidienne de la fabrication de ces rapports. Au contraire le postulat dominant semble être que les inégalités et les conflits hérités de notre passé ne persistent qu’a cause des maux économiques du pays – sous-développement, distribution inégale de la richesse, domination (néo)impérialiste, etc.. Supprimer les, nous dit l’ordonnance et nous passerons des inégalités pré-capitalistes à des inégalités capitalistes.
C’est en bien des points un argument étrange et cet économisme a été toujours été courant dans le libéralisme indien ( et sa variété la plus raffinée, le marxisme) pour éviter d’avoir à se confronter et critiquer la culture de sa propre pratique, qui est profondément influencé par l’inégalitarisme inhérent à la société indienne. Cette argument a, de surcroit, des failles évidentes. Personne ne doute que la recherche de l’égalité dans le monde actuelle, ne commence ni ne finit avec le capitalisme. Bien qu’il y ait pu avoir des moments dans l’histoire où la connexion logique entre la notion bourgeoise d’égalité et le développement du capital pouvait être observée empiriquement, une telle coïncidence a été, en général, atypique dans le développement du capitalisme. La production capitaliste- qu’il en résulte le développement ou le sous-développement- a prospéré dans un grande variété de cultures, allant de la plus hiérarchique à la plus démocratique. Nous avons peut-être sur-estimé le besoin ou la capacité du capitalisme d’homogéneiser les conditions culturelles nécessaires à sa propre reproduction. » (Préface, pxi-xiii)
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Critiques et débats
K. Balagopal « La sécheresse et le TADA ( Terrorist and Disruptives Activities prevention Act) à Adilabad » in Economical and Political Weekly, 1989
« Toute relation inégale, toute relation de domination, est une relation en tension. Le simple fait qu’elle existe et se reproduise implique la production et l’internalisation d’une certaine moralité commune des deux côtés, qui justifie la domination tout en concédant, dans le même temps, aux opprimés quelque chose comme une ligne de démarcation au-delà de laquelle la domination est regardée comme excessive et de ce fait condamnée. (…) L’internalisation, la légitimité sont bien réelles, et c’est la norme morale qui mesure et certifie la légitimité du comportement social de chaque partie. Cette norme, qui est la conscience sociale commune de l’oppresseur et de l’opprimé, est en soi un aspect de la domination. Quand les gens sont indignés par le manquement à ce qu’ils considèrent comme une norme ou une obligation, ils ne réagissent pas à partir d’un code moral défini par leur rapport à cette relation inégale mais du point de vue de cette conscience sociale même. Il n’y a pas « de zone autonome et non dominée » de la conscience populaire, comme Partha Chatterjee (…) veut nous le faire croire. La conscience populaire et la consciences des masses ne sont pas deux entités séparées, deux façons différentes de regarder ce rapport ; elles forment un continuum, dont la totalité est enveloppé et pénétré par la moralité hégémonique. Les valeurs et idées produites par la vie matérielle des masses sont à chaque moment colorées par les idées et les valeurs – l’idéologie- de ce que ces chercheurs appellent l’élite. »
1990
Au mois d’aout, la commission Mandal remet son rapport qui recommande que 50% des emplois publics et des places d’université soient réservés aux castes officiellement enregistrées comme «retardataires » (« backward »). La publication du rapport provoque dans tout le pays de nombreuses émeutes et des immolations publiques d’étudiants des classe moyennes et aisées craignant d’être les grands perdants d’une réforme qui suivrait ces recommandations.
Publications subalternistes
Gyanendra Pandey La construction du communalisme dans le nord de l’Inde coloniale.
« Même si nous prenons la vision raciste-essentialiste de la politique indienne comme étant la plus caractéristique du discours colonial, ce qu’elle était certainement, et la vision libéral-rationaliste comme la plus caractéristique du discours nationaliste, on verra que les deux partagent un vaste socle commun. Ce qui est peut-être encore plus surprenant, c’est que, tandis que la version nationaliste du débat sur le communalisme entre les nationalistes et les colonialistes a été largement considérée comme exacte, ce sont les colonialistes qui semblent avoir posé les termes mêmes du débat.
Comme traditions historiographiques, les versions nationalistes et colonialistes, se concentrent sur les causes. C’est bien sûr sur ce point qu’elles semblent diverger le plus radicalement dans leur lecture du communalisme. La thèse colonialiste d’un communalisme reflétant les conditions naturelles de l’Inde, doit être décrit comme essentialiste.
L’interprétation nationaliste du communalisme comme un reflet déformé du conflit économique ( et partant de là politique) peut être qualifiée d’économiciste. Mais la recherche sous-jacente des causes du communalisme indique une unité de perception préalable.
Nationalistes et colonialistes acceptent tout deux l’opposition entre le communalisme, comme un phénomène plus ou moins tangible dont les causes peuvent être identifiées, et son Autre – le rationalisme ou le libéralisme, le sécularisme ou le nationalisme selon comment on souhaite l’appeler. Les deux considèrent que la société indienne à la fin de la période coloniale comme évoluant du communalisme à son Autre, via l’éducation, la lutte politique, le développement économique,etc.. » ( Introduction p12-13)
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Critiques et débats
Burton Stein « Une décennie d’efflorescence historique » in South Asia Research, 1990
«Il y a peu de traces dans les travaux des Subalternistes d’un sectarisme qui pourrait empêcher leur publications dans des revues universitaires classiques ; la plupart des meilleurs essais de la collection sont aussi conventionnels et éclectiques dans leurs fondements théoriques et méthodologiques ,que les écrits de la plupart des chercheurs sur l’Inde du 18ème et 19ème siècle. L’influence d’Antonio Gramsci, dont provient le terme subalterne, est trop mince pour avoir posé un quelconque problème pour les lecteurs de la série et même la modeste autorité de Gramsci semble avoir été remplacé par celles des Aspects élémentaires de Guha suite à sa publication en 1983. »
« La plupart des auteurs subalternes maintiennent des voix disparates, sereinement cohérentes avec ce qu’ils ont écrit auparavant mais pas avec une centralité intellectuelle homogénéisante et en développement, à l’exception peut-être ce certaines formulations fortement culturalistes qui se sont manifestées depuis le début dans les écrits de Ranajit Guha et Sumit Sarkar, ces deux derniers se tenant fermement à une perspective fondamentalement anthropologique, produisant ce qu’un critique, Dipankar Gupata, a appelé une « histoire ethnicisée ». »
T.V Sathyamurthy « L’historiographie de la paysannerie en Inde : une perspective critique sur l’oeuvre de Ranajit Guha » in Journal of Peasant Studies, 1990
« Les critiques émises contre le travail de Guha provenant des historiens libéraux/ métropolitains selon lesquelles les Subaltern Studies manquent d’un carde théorique cohérent apparaissent faibles face à la considération que la richesse de la théorie, sa reformulation et son élaboration sont considérées par Guha et ses collaborateurs comme un processus continu de développement alors que de plus en plus d’histoire subalterne est écrite. Dans le même temps, les critiques des libéraux Indiens et en particulier des historiens de gauche, selon lesquelles l’approche de Guha a pour effet d’exagérer le niveau et la qualité de la conscience paysanne ne semblent pas avoir pris en compte la problématique de son travail – c’est à dire celle des subalternes dans les moments d’opposition militante à l’État colonial.
Il y aussi les critiques selon lesquelles quoique Guha et ses collègues soient engagés dans une écriture de l’histoire du point de vue des paysans opprimés, ils sont loin de parler avec la voix des subalternes et que donc leur prétention à écrire une nouvelle histoire, « par le bas », ne doit pas être acceptée sans beaucoup de circonspections. Mais c’est justement leur projet de créer une zone propice aux innovations en produisant de nouveaux types de matériaux historiques et en approchant de nouvelles sources jusqu’ici inexplorées. »
1991
21 mai : Rajiv Gandhi est assassiné par les Tigres tamouls au moyen d’une couronne de fleur piégée. Son successeur Naramsmha Rao lance fin juillet un vaste programme de libéralisation économique.
Publications subalternistes
Gyanendra Pandey « En défense du fragment : Écrire sur les affrontements entre hindous et musulmans dans l’Inde actuelle » in Economical and Political Weekly,1991
« Ceci n’est pas un article . C’est une présentation préliminaire des difficultés d’écrire une histoire de la violence -et plus spécifiquement dans ce cas, l’histoire de la violence sectaire dans l’Inde coloniale et post-coloniale. L’histoire de la violence a été traitée dans l’historiographie de l’Inde moderne comme une aberration et une absence : aberration dans le sens où la violence est vue comme quelque chose qui s’écarte de la tendance générale de l’histoire indienne : une forme dénaturée, un moment exceptionnel, pas du tout l’histoire réelle de l’Inde. La violence apparaît aussi comme une absence – et ici cela s’applique a un champ plus large que l’histoire indienne – car le discours historique n’a été capable de capturer et de représenter le moment de violence qu’avec une grande difficulté. L’ « histoire » de la violence porte, de ce fait, presque toujours sur le contexte – sur tout ce qui se passe autour de la violence. La violence elle-même est considérée comme connue. Ses contours et caractéristiques sont simplement supposés : sa forme ne nécessite pas de recherche particulière. »
« Cette présentation s’intéresse à l’historiographie des affrontements sectaires. Cette historiographie fonctionne, et a longtemps fonctionné, dans un contexte politique dans lequel la réthorique du nationalisme est d’une importance centrale. Dans l’époque récente, et plus particulièrement ces deux dernières décennies, cette rhétorique a pris un ton nouveau et une stridence différente. Le pouvoir d’État fortement centralisé qui se nomme État-Nation Indien a parlé de plus en plus effrontément dans l’intérêt de la classe moyenne consumériste et adepte de l’enrichissement rapide et de ses alliés ruraux ( « les riches paysans »). En renforçant les ambitions de ces groupes, l’État a montré sa volonté de qualifier toute opposition d’ « anti-nationale » – que cette opposition se rencontre chez la classe ouvrière industrielle, parmi les pauvres ruraux, ou dans des mouvements régionaux ou locaux.
Les « fragments » de la société indienne- les petites communautés religieuses ou de caste, les tribaux, les travailleurs de l’industrie et les groupes de femmes activistes, tout ceux dont on peut dire qu’ils représentent des cultures et pratiques minoritaires- ont été sommés de s’aligner sur la culture nationale dominante ( Hindou, Brahmane, consumériste). Cette « majorité » qui représente en fait une petite section de la société, a été de fait érigée en culture nationale. « L’unité dans la diversité » n’est plus le cri de ralliement du nationalisme indien. Au contraire, tout ce qui appartient à des minorités autres que la classe dominante, tout ce qui est complexe, singulier, local- pour ne pas dire tout ce qui est différent- apparaît comme menaçant, intrusif et même étranger à ce nationalisme.
Ecrire sur la politique indienne suppose de mettre au premier plan cette tentative
étatique d’homogénéiser et de « normaliser » et de mettre également au premier plan la nature contesté du territoire du nationalisme. Une partie de l’importance, du point de vue fragmentaire réside en ce qu’il résiste la tendance à la tendance superficielle d’homogénéisation et lutte pour d’autres définitions potentiellement plus riches de la nation et de la communauté politique future . »
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Critiques et débats
Tom Brass « Économistes moraux, Subalternes, nouveaux mouvements sociaux et (ré) émergence d’un paysan (moyen ) (post-) moderne » in The Journal of Peasant Studies, 1991
Abstract : « Cette article examine la façon dont les mouvements paysans en Inde et en Amérique Latine ont été réinterprétés politiquement par le projet post-moderne et révisionniste de la série des Subaltern Studies en Inde et de la théorie des nouveaux mouvements sociaux en Amérique Latine. Il est suggéré que beaucoup d’éléments de l’analyse conceptuelle incarnée par ces deux courants ont été préfigurés dans l’approche plus ancienne de l’économie morale, cela comprenant la théorie du paysan moyen de Wolf et Alavi, un lignage épistémologique dans lequel le travail de J.C.Scott joue un rôle pivot. »
« C’est une chose d’avancer que la lutte de classe ne s’est pas développée comme prévue, cela en est une autre d’avancer qu’elle n’a que peu, voire pas de pertinence pour la compréhension de la formation/reproduction de la conscience politico-idéologique et le type de conflits ( eux-mêmes spécifiques en termes de classe) que celle-ci permet. La transcendance de la solidarité ethnique par la solidarité de classe parmi les paysans pauvres et les travailleurs agricoles, et la substitution ultérieure de la conscience de classe par l’identité ethnique ou du travail salarié libre par des relations semi-féodales de production, sont en soi partie intégrale de la lutte de classe et ne constituent que des preuves du recours par les paysans riches à des formes institutionnelles traditionnelles qui soutiennent leur pouvoir économique quand cela s’avère nécessaire et non pas de l’impossibilité du progrès historique en tant que tel. »
– Voir également : Aijaz Ahmad « Entre Orientalisme et historicisme : la connaissance anthropologique de l’Inde » in Studies in History 1991 qui est principalement une critique acerbe et érudite des livres Orientalisme d’Edward Saïd et Imagining India de Ronald Inden mais s’en prend aussi à quelques occasions aux subalternistes et à leur notion pour le moins « nébuleuse » selon Ahmad, de « l’agency » et que Inden reprend, à son compte et, si on en croit Ahmad, pour le pire…Ainsi que la recension de Ramachandra Guha des volumes V et VI dans laquelle l’auteur constate : « Alors que les Subaltern Studies s’éloignent de l’histoire sociale, leurs affinités disciplinaires se trouvent désormais du côté de la théorie littéraire et leurs affinités culturelles en France. » et conclut : « Quand Paris éternue, Calcutta attrape froid. »
1992
6 Décembre : démolition de la mosquée Babur d’Ayodhya par des volontaires nationalistes hindous qui veulent y construire à la place un temple. Cette destruction provoque une semaine d’émeutes entre hindous et musulmans.
Publications subalternistes
– Publication du septième numéro de la revue.
Dipesh Chakrabarty « Post-colonialité et artifice de l’Histoire : qui parle au nom du passé « indien? » in Representations, 1992
« Dans la mesure où le discours académique sur l’histoire – c’est à dire l’histoire comme discours produit sur le site institutionnel de l’université- est concerné, l’ « Europe » reste le sujet théorique souverain de toutes les histoires, i-compris celles qu’on qualifie d’ « indienne », « chinoise », « kényane », etc. Il y a une façon très particulière dont ces autres histoires tendent à devenir des variations du méta-récit ( « master narrative ») qui pourrait être appelé « l’histoire de l’Europe ». Dans ce sens, l’histoire indienne est elle-même en position de subalternité »
Cet article a été traduit dans L’historiographie Indienne en débat sous la direction de Mamadou Diouf. Éditions Khartala-Sephis.
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Critiques et débats
Jim Maselos « La disparition des subalternes : une lecture d’une décennie de Subaltern Studies » in South Asia 1992 (Repris dans Reading Subaltern Studies Anthem Press 2002)
« L’impact considérable (des six premiers numéros de la revue) est démontré par les très nombreux étudiants de par le monde qui font maintenant leurs recherches en utilisant la méthode et les intuitions subalternes – tant, en fait, que les idées subalternes sont devenues des clichés voire des platitudes. La série a de surcroît été profondément influente dans le déclenchement d’un débat méthodologique sur la façon d’écrire l’histoire de l’Asie du Sud, elle a contribué a ouvrir le champ d’intérêt historiographique et amené à faire des recherches sur des zones spécifiques et jusqu’ici négligées du passé de l’Asie du Sud. Il se pourrait même que le sujet subalterne ait été perdu dans les structures théoriques et méthodologiques bâties au-dessus de lui et dans les programmes académiques construits autour de lui. »
« En pratique dans ces pages, les subalternes disparaissent mais pas le subalterne. Au lieu de cela le subalterne devient un héros. Par une telle réification il ou elle sert et satisfait d’autres besoins sous-jacents, que l’écriture de l’histoire et une fois de plus on attribue apparemment au subalterne d’autres buts que les siens. Si la qualité de l’analyse intellectuelle de virtuellement tous les essais présente la logique de l’oppression et de l’opposition contextuelles avec une rigueur analytique de premier ordre, il y a un contenu émotif latent dans beaucoup de ces analyses. Malgré la forme logique de la présentation, un texte alternatif apparaît progressivement qui construit le subalterne sur une autre échelle contextuelle, ce qui fait qu’il incarne un ensemble différent d’associations. Il y a une tendance à romantiser le subalterne dans sa souffrance face à l’oppression ou dans l’échec de sa résistance, dans l’impossibilité de cette résistance à réussir le changement. L’inexorabilité du destin, l’impossibilité du succès, c’est le sujet par excellence de la tragédie – et cela devient le programme sous-jacent de ces histoires. (…) Le sujet subalterne est peut être un sujet historique mais ici il devient aussi un objet littéraire, une objectivation des forces du monde classique oeuvrant dans la destinée humaine. La volonté et la puissance d’agir du subalterne est dissipée pour les besoins d’un récit épique, d’un portrait épique. »
Darshan Perusek « La conscience et l’historiographie de la rébellion indienne de 1857 »in NOVEL: A Forum on Fiction, 1992.
Voir la page «Histoire par le bas ? ».
Rosalind O’Hanlon et David Washbrook : « Après l’orientalisme : culture, critique et politique dans le Tiers-Monde » in Comparative Studies in Society and History 1992
« Ce qui caractérise le débat ici c’est, bien sûr, une profonde préoccupation concernant les identités multiples et conflictuelles. Mais ce qui est frappant à propos de ces débats, particulièrement ceux qui utilisent les approches postmodernistes, c’est comment une identité en particulier, celle de la classe et des rapports matériels, est si souvent minimisée ou occultée. Non seulement les participants à ces débats négligent fréquemment les questions de classe, mais ils considèrent que c’est leur mission que de remettre plus largement en cause la tradition intellectuelle du matérialisme historique qui établit ces problèmes comme étant centraux, et ce, selon l’idée que ses prétentions universalistes et objectivistes ne sont en réalité pas différentes de celles de la théorie libérale de la modernisation. Une des conséquences de cela c’est que les critiques auto proclamés subalternes ou minoritaires s’évitent ce qu’ils demandent constamment au autres, c’est à dire d’historiciser les conditions de leur propre avénement comme voix faisant autorité – conditions qui pourraient difficilement être décrites sans référence à une forme ou une autre de rapports matériels ou de classe.
A un autre niveau, l’exclusion de la classe et de la critique matérialiste a des implications qui nous semblent absolument critiques. Cela signifie que les vraies classes marginales du monde ne peuvent se présenter que comme victimes de formes particulières d’oppression de genre, de race ou de nationalité qu’ils partagent principalement avec les universitaires et critiques américains des classes moyennes, qui parleront en leur voix. Ce qu’on dénie à ces classes marginalisées c’est la capacité à se présenter comme classes: comme victimes de privations universelles, systématiques et matérielles par le capitalisme qui les séparent clairement de leurs porte-voix ( « expositors ») subalternes. Pour résumer, le résultat profondément malheureux de ces approches post-modernistes radicales dans les débats sur les minorités est donc de renforcer et de redonner du crédit à l’hostilité bien connue de la culture politique américaine à une quelconque sorte d’analyse matérialiste ou de classe. »
Gyan Prakash « Le subalterne peut-il monter à cheval ? Une réponse à O’Hanlon et Washbrook » in Comparative Studies in Society and History 1992
« L’affirmation de cette hétérogénéité, l’insistance sur le fait que les histoires du prolétariat métropolitain et du travailleur colonisé sont divergentes, même si tous deux sont exploités par le capitalisme, signifie insister sur le différence comme la condition de la possibilité historique et de la reformuler différemment que la « mythologie Blanche » (Derrida) (…) L’objectif quand on souligne la différence c’est de souligner que si les effets historiques étaient réduits à leurs origines fondatrices – si les contradictions et ambivalences dans les productions coloniales sociales, économiques, culturelles et épistémiques étaient réduites à leur origine dans le capitalisme- l’histoire ne consisterait qu’à un retour aux origines, le rétablissement de l’existence initiale, la « mythologie blanche » »
Gyan Prakash « Critique post-coloniale et historiographie indienne » in Social Text 1992
« Collectif d’historiens écrivant depuis l’Inde, l’Angleterre et l’Australie, les Subaltern Studies utilise la perspective du subalterne pour combattre sans concession la persistance de la connaissance colonialiste dans les récits nationalistes ou ceux basés sur la succession des modes de production. Il est important de noter que leur projet dérive du marxisme, ou de l’échec de la réalisation de la conscience collective marxiste. Car c’est l’incapacité du subalterne à agir comme un travailleur conscient qui fournit la base de sa représentation comme résistant à l’appropriation par les élites coloniales et nationalistes ou à divers programmes de modernisation. Le subalterne est une figure produite par les discours historiques de domination, mais il fournit toutefois une façon de lire l’histoire différente de celle inscrite dans les récits de l’élite. Lisant les archives coloniales et nationalistes a rebrousse poil et se concentrant sur les angles morts, les silences et les anxiétés, ces historiens cherche à dévoiler les mythes, cultes, idéologies et révoltes subalternes que les élites voulaient s’approprier et que l’historiographie conventionnelle avec ses armes mortelles de la cause et de l’effet avait abandonné.»
1993
12 mars : explosion simultanée de 12 bombes à Bombay qui feront plus de 200 morts. Action menée en représailles des exactions anti-musulmanes de décembre 1992
Publications subalternistes
David Arnold Coloniser le corps, Médecine d’État et épidémies dans l’Inde du 19ème siècle.
« Il serait vain de nier que beaucoup de ce qui est décrit ici, dans un contexte colonial, n’est pas spécifique à l’Inde et a ses précédents et parallèles dans l’Europe du 19ème, particulièrement en Grande Bretagne. De fait, le second élément de ce que ce livre cherche à décrire sous le nom de colonisation du corps, c’est le large éventail de mécanismes idéologiques et administratifs par lesquels un système de savoir et de pouvoir émergeant s’est étendu dans et sur la société indigène indienne, un processus par bien des points caractéristique des sociétés bourgeoises et des États modernes ailleurs dans le monde. Les corps étaient comptés, catégorisés, ils étaient disciplinés, étaient l’objet de discours et étaient disséqués en Inde tout autant qu’en Angleterre, en France et aux États-Unis à l’époque. Dans un sens effectivement, toutes les médecines modernes sont engagées dans un processus de colonisation. L’histoire de la médecine dans les sociétés européenne et nord-américaines des deux cent dernières années a été celle d’une intervention croissante et d’une quête de droits monopolistiques sur le corps. On peut le distinguer dans la professionnalisation de la médecine et dans l’exclusion des praticiens populaires, dans la relation étroite et souvent symbiotique entre la médecine et l’État moderne, dans les vastes prétentions de la science médicale quant à sa capacité à prévenir, contrôler et même éradiquer les maladies humaines. Il a été justement dit que la position de la médecine se rapproche « des religions d’État d’hier ». Elle a acquis « un monopole sanctionné officiellement de définition de la santé et de la maladie et du traitement de la maladie »(Eliot Friedson).
Mais l’Inde coloniale a d’un côté illustré ces développements d’une manière plus crue et accentuée et de l’autre démontré, d’une manière non égalée dans les sociétés occidentales, l’importance exceptionnelle de la médecine dans la construction culturelle et politique de ses sujets. De plus, la médecine occidentale en Inde était une science coloniale et pas simplement une extension ou un transfert de la science occidentale à ses postes avancés coloniaux. Sans être libérée de ses racines métropolitaines, elle y a néanmoins greffé des idées et des préoccupations provenant d’Inde ou de l’Inde Orientalisée de l’Europe. La médecine occidentale était une médecine occidentale pour l’Inde et ce d’une manière que les experts et observateurs basés en Europe trouvaient souvent troublante et bizarre. Et finalement, à un degré méconnu par Foucault, la carrière de la médecine occidentale en Inde a montré l’importance de « lectures » différentes et souvent opposées du corps, de la même manière que la maladie ne désignait pas une, mais des multiplicités de sens et de métaphores. » (Introduction, p 9/10)
Partha Chatterjee La nation et ses fragments. Histoires coloniales et post-coloniales.
« L’historiographie indienne récente a tenté de définir deux domaines de la politique, celle de « l’élite » et celle du « subalterne ». Mais un des principaux résultats de cette approche historiographique a précisément été de démontrer que chaque domaine n’a pas simplement agi en opposition et comme limite à l’autre mais, à travers un processus de lutte, a aussi modelé sa forme naissante. Donc, la présence d’éléments populistes ou communautaires dans l’ordre constitutionnel libéral ne devrait pas être lu comme un signe d’inauthenticité ou de fausseté de la politique de l’élite; c’est plutôt la reconnaissance dans le domaine de l’élite de la présence bien réelle d’une aire de la politique subalterne qu’elle doit dominer mais avec laquelle il faut aussi négocier à partir de ses propres termes, afin de produire du consentement. D’un autre côté, le domaine de la politique subalterne est devenue de plus en plus familière avec, et s’est même adaptée, aux formes institutionnelles caractéristiques du domaine de l’élite. Il ne s’agit plus donc de simplement démarquer et identifier les deux domaines dans leur séparation, ce qui était nécessaire au début pour briser les prétentions totalisatrices de l’historiographie nationaliste. La tâche désormais est de localiser , dans leur historicité mutuellement conditionnées, les formes spécifiques qui sont apparues, d’un côté dans le domaine définie par le projet hégémonique de la modernité nationaliste et de l’autre, dans les nombreuses résistances fragmentées à ce projet normalisateur. » ( p12)
Dipesh Chakrabarty « Marx après le marxisme : le point de vue d’un historien subalterne » in Economical and Political Weekly, 1993
« Beaucoup de lecteurs se rappelleront que les Subaltern Studies ont débuté sous la forme d’un débat au sein du marxisme indien, en particulier contre les téléologies que les récits colonialistes et marxistes imposaient dans le champ de l’histoire indienne dans les années 70. Initialement, notre but était de s’opposer à l’élitisme méthodologique de ces deux courants, mais nous souhaitions aussi produire une meilleure approche marxiste de l’histoire. Il est vite devenu clair, avec le progrès de nos recherches, qu’une critique de cette nature ne pouvait que difficilement ignorer le problème de l’universalisme/eurocentrisme inhérent à la pensée marxiste elle même (et, ce sur point, à la pensée libérale également). Ce constat nous a rendu réceptifs aux critiques de l’historicisme marxiste – en particulier aux thèses défendant « une incrédulité face aux grands récits » que les penseurs post-structuralistes français popularisèrent dans le monde académique anglophone dans les années 80. »
Groupe des Subaltern Studies d’Amérique Latine « Déclaration fondatrice » in Boundary, 1993
« Les limites de l’historiographie élitiste quant aux subalternes n’est pas une surprise théorique pour les Etudes sur l’ Amérique Latine qui ont longtemps travaillé à partir de l’hypothèse que la nation et le national ne sont pas des termes populaires et inclusifs. Le concept et la représentation de la subalternité développée par le groupe des Subaltern Studies n’a commencé à circuler que dans les années 80 ; mais les Etudes sur l’ Amérique Latine ont été impliquées dans des problématiques similaires depuis leur naissance comme champ d’étude dans les années 60. La constitution du champ lui même, comme formation nécessairement interdisciplinaire, correspond à la façon dont le groupe d’Asie du Sud conceptualisait le subalterne, comme un sujet qui émerge à travers, ou à l’intersection d’un spectre de disciplines académiques allant de la critique philosophique, de la métaphysique à la critique littéraire et la théorie de la culture, en passant par l’histoire et les sciences sociales. De fait, la force initiale de problématisation du subalterne en Amérique Latine pourrait être décrite comme émergeant directement du besoin de re-conceptualiser le rapport de la nation, de l’État et du « peuple » dans trois mouvements sociaux qui ont centralement déterminés les contours et les préoccupations des Etudes sur l’ Amérique Latine : les révolutions mexicaines, cubaines et du Nicaragua. »
Ania Loomba « Les femmes mortes ne racontent pas d’histoires : Enjeux de la subjectivité féminine, de l’agency subalterne et de la tradition dans les écrits coloniaux et post-coloniaux sur l’immolation des veuves en Inde. » in History Workshop 1993
« L’immolation de la veuve est une des formes les plus spectaculaires de violence patriarcale ; chaque immolation était et est hautement différente, et, à la fois, produisait et aidait à valider et circuler d’autres idéologies renforçant l’oppression des femmes. Mais pour leur plus grande part, les représentations du sati tendaient à homogénéiser les immolations et à les isoler de la structure sociale, économique et idéologique spécifique dans laquelle elles étaient inscrites. De fait l’aspect spectaculaire de l’immolation de la veuve se prête à une double violence : nous sommes invités à voir le sati comme une catégorie unique, trans-historique, trans-géographique et à considérer les femmes brulées comme étant dotées de pouvoir spéciaux à maudire ou à louer, comme quelqu’un qui ne connaît pas la douleur et qui sera récompensée d’une béatitude maritale éternelle et extra-terrestre. Elle est démarquée des autres femmes par sa volonté, et par conséquent son désir, sa « décision » doivent être vénérés par la communauté alors même qu’ils sont constamment occultés. Paradoxalement mais nécessairement, ce processus transforme la veuve immolée en signe de normativité féminine ; dans de nombreux travaux, elle devient le signifiant privilégié de la femme indienne (ou parfois femme du Tiers Monde) soit dévouée et chaste soit de l’oppressée et victimisée.
Dans cet article, je vais essayer de localiser, parmi les apparentes répétitions des arguments ; les différences en jeu dans les trois principaux types d’écrits sur le sati : le premier étant le débat colonial sur l’immolation des veuves, le second le travail des féministes des universités occidentales et le troisième, l’ensemble des écrits produits en Inde suite à l’immolation d’une jeune femme (…) en octobre 1987. Ces différences historiques et conceptuelles, sont cruciales pour que nous re-conceptualisions les veuves immolées ni comme des victimes archétypales ni comme des agents libres et pour que nous analysions les interconnections entre le colonialisme et ses séquelles. »
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Critiques et débats
Sumit Sarkar « Le fascisme de la Sangh Parivar » , in Economical and Political Weekly, 1993
« L’idéologie fasciste en Europe avait d’ores et déjà combiné les préjugés nationalistes, racistes et , en Allemagne, antisémites avec des fragments de philosophies beaucoup plus sophistiquées. Le fait qu’elle le devait au tournant général de la fin du siècle où l’on s’était éloigné de ce qui étaient vus comme les rigidités stériles du rationalisme des Lumières, n’est pas sans résonance aujourd’hui, puisque des idées similaires sont devenus courantes en Occident et par extension ont commencé à influencer le monde universitaire indien. Les idéologues du Sangh Parivar ( « Le Sangh Parivar est une « famille » (de parivar, « famille » en hindi d’organisations, dont certains partis politiques, qui préconisent l’idéologie de l’Hindutva, un mouvement nationaliste indien qui utilise fortement les symboles de l’hindouisme en les mêlant à l’idéologie d’origine occidentale du nationalisme. » Wikipedia) ne sont peut-être pas au courant des multiples possibilités offertes par le post-modernisme : mais que certaines modes universitaires actuelles puissent réduire la résistance des intellectuels aux idées de l’Hindutva est d’ores et déjà une évidence. La « critique du discours colonial » inspiré par l’Orientalisme de Saïd, par exemple, a stimulé des formes d’indigénisme difficile à distinguer des arguments de base du Sangh Parivar qui affirment que l’Hindutva est supérieure à l’islam et au christianisme ( et par extension aux créations de l’Occident moderne tels que la science, la démocratie ou le marxisme) à cause de ses origines indigènes, supposément uniques. Un culte a-critique du « populaire » ou du « subalterne », particulièrement si il est combiné avec le rejet du rationalisme des Lumières comme étant irrémédiablement infecté dans toutes ses formes par le pouvoir-savoir colonial, peut entrainer des historiens, même radicaux ,sur de drôles de chemins. »
1994
Aout-Octobre : Épidémie de peste bubonique et pulmonaire dans le sud qui provoque un début de panique dans le pays mais aussi dans le monde.
Publications subalternistes
– Parution du numéro 8 de la revue
Gyan Prakash « Les Subaltern Studies comme critique postcoloniale » American Historical Review, 1994
« (..) la véritable portée de ce tournant vers l’analyse des discours c’est une reformulation de la notion de subalterne. Il est tentant de caractériser ce tournant comme un abandon de la recherche sur les groupes subalternes au profit de la découverte des discours et textes. Mais ce serait faux. Bien que certains universitaires ait rejeté la récupération positiviste des subalternes, la notion d’hétérogénéité ( mais non d’autonomie) radicale des subalternes par rapport de la domination reste cruciale. Il est vrai, néanmoins, que des chercheurs situent cette hétérogénéité dans des discours, tissés dans les structures dominantes et se manifestant dans les opérations même du pouvoir. En d’autres termes, les subalternes et la subalternité ne disparaissent pas dans le discours mais apparaissent dans ses interstices, subordonnés par des structures sur lesquelles ils font pression. (…)
La relocalisation par les Subaltern Studies de la subalternité dans les opérations des discours dominants mène nécessairement à la critique de l’occident moderne. Car si la marginalisation des « autres » sources de savoir et d’ « agency » faisait partie du fonctionnement du colonialisme et de son dérivé, le nationalisme, alors l’arme de la critique doit se tourner contre l’Europe et les modes de savoir qu’elle institue. C’est dans ce contexte qu’émerge une certaine convergence entre les Subaltern Studies et les critiques post-coloniales qui viennent des études sur la la culture et la littérature. »
Frederick Cooper «Divergences et convergences : vers une relecture de l’histoire coloniale africaine » The American Historical Review, 1994
Cet article a été traduit dans L’historiographie Indienne en débat. sous la direction de Mamadou Diouf. Éditions Khartala-Sephis.
Florienca E. Mallon « Promesses et dilemmes des Subaltern Studies : perspectives à partir de l’histoire latino-américaine » The American Historical Review, 1994
« La tendance parmi beaucoup des adeptes de Derrida au sein de l’approche subalterne est de transformer la catégorie de subalterne en ce que Prakash désigne dans son article comme quelque chose qui est « moins une catégorie sociologique et plus un effet discursif ». Un tel tournant dans la littérature subalterne, que Prakash et moi défendons de différentes manières- est particulièrement adapté à des concepts tels que la critique post-coloniale. Néanmoins ce n’est qu’une des quatre directions possibles vers laquelle pourrait mener la tension originelle de l’école des Subaltern Studies. Les trois autres:- maintenir la tension quoi qu’il en coûte mais en insistant plus sur le régime de pouvoir et donc en s’appuyant plus sur Foucault que sur les méthodes de déconstruction textuelle et linguistique dérivées de Derrida ; – en revenir exclusivement à Gramsci, ce que je pense suggère le dernier essai de Guha, avec le risque de perdre l’avantage de la critique postmoderne dans la compréhension des méta-récits historiques ; et une tentative d’utiliser les techniques d’analyse textuelle/discursive/linguistique pour analyser les pratiques/débats/discours subalternes- dans la mesure où l’on peut y avoir accès – comme des espaces contestés et construits de lutte pour le pouvoir. J’espère qu’un des bénéfices des contributions à ce forum sera de démontrer comment les quatre directions sont en rapport dynamique et en tension les unes aux autres et comment elles peuvent se développer encore à travers un dialogue sud-sud. »
Partha Chatterjee « Sécularisme et tolérance » Economical and Political Weekly 1994
« Il y a la possibilité très réelle aujourd’hui que la droite hindoue parvienne à s’implanter solidement au sein de l’État modernisateur et qu’elle utilise toutes les ressources de cet État pour mener l’attaque contre toutes les personnes qui ne s’alignent pas sur sa version de la « culture nationale ». Depuis cette position, la droite hindoue peut non seulement esquiver les accusations d’anti-laïcisme mais encore utiliser les arguments du sécularisme interventionniste pour promouvoir l’intolérance et la violence contre les minorités. La question est donc celle-ci: est-ce que la défense de la laïcité est le terrain approprié pour répondre au défi lancé par la droite hindoue? Ou la réponse devrait-elle être une défense des devoirs de l’État démocratique de mettre en place des politiques qui encouragent la tolérance religieuse? »
Ce texte a fait l’objet d’une réponse de Sumit Sarkar « The anti-Secularist Critique of Hindutva : Problems of a Shared Discursive Space » que nous n’avons pas été en mesure de nous procurer.
Sous la direction de Dagmar Engels et Shula Marks, Contesting Colonial Hegemony: State and Society in Africa and India. Livre qui contient plusieurs contributions d’auteurs subalternistes.
4ème de couverture : « Les écrits d’Antonio Gramsci ont été redécouverts dans le monde anglo-saxon dans les années 70 et ses théories sur la nature du pouvoir d’État et de l’assentiment populaire sont devenus l’objet de nombreuses études. Jusqu’ici néanmoins, il n’y pas eu de réelle tentative d’appliquer les notions gramsciennes d’hégémonie à des sociétés spécifiques. Ce livre avec des contributions d’universitaires d’Europe, des États-unis et d’Inde explore les forces et limites de l’application des théories de Gramsci à l’état colonial et s’intéressent au rapport entre coercition et consentement dans le contrôle impérial de l’Inde et de l’Afrique. »
Sur ce sujet voir aussi l’article synthétique de Emmanuel Blanchard « Ordre colonial » paru dans la revue Genèses en 2012.
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Critiques et débats
Arif Dirlik «L’aura postcoloniale :les critiques du Tiers Monde à l’âge du capitalisme global» in Critical Inquiry 1994
« Si le post-colonial comme concept n’a pas nécessairement servi de source pour la critique d’une idéologie antérieure des rapports globaux, il a néanmoins aidé à concentrer sous un seul terme ce qui se diffusait avant sous plusieurs. Dans le même temps néanmoins, la critique post-coloniale est restée silencieuse sur son propre statut d’effet idéologique éventuel d’une nouvelle situation mondiale après le colonialisme. Le post-colonial comme désignation pour des intellectuels venant du Tiers-Monde doit être distingué du post-colonial comme désignation de cette situation mondiale. Dans ce dernier
usage, ce terme mystifie à la fois politiquement et
méthodologiquement une situation qui ne représente pas l’abolition mais la reconfiguration de formes antérieures de domination. La complicité du post-colonial avec l’hégémonie réside dans la diversion de l’attention des problèmes contemporains de la domination politique, sociale et culturelle et dans l’obscurcissement de son propre rapport a ce qui est une condition de son émergence, c’est à dire le capitalisme global, qui , quoique fragmenté en apparence, sert de principe structurant aux rapports globaux. »
« Une attention exclusive à l’eurocentrisme comme problème culturel ou idéologique qui gomme les rapports de pouvoir qui lui ont donné une dynamique et l’ont doté de sa persuasion hégémonique ne parvient pas à expliquer pourquoi, en contraste aux ethnocentrismes régionaux ou locaux, cet ethnocentrisme particulier a été capable de définir l’histoire globale moderne et lui même comme aspiration universelle. En jetant la couverture de la culture sur les rapports matériels, comme si l’un n’avait que peu de rapport avec l’autre, une telle attention détourne la critique du capitalisme vers la critique de l’idéologie euro-centrée, ce qui permet non seulement au post-colonialisme de masquer ses propres limitations idéologiques mais aussi ironiquement, fournit un alibi aux inégalités, à l’exploitation et à l’oppression sous leur nouveaux déguisements. La théorie post-colonialiste projette sur le passé la même mystification des rapports entre pouvoir et culture qui est caractéristique de l’idéologie du capitalisme global dont elle est le produit. »
« La post-colonialité écrit Kwame Anthony Appiah « est la condition de ce que nous pourrions appeler mesquinement une intelligentsia compradore. » A mon avis le trait rate sa cible car la situation mondiale qui justifiait le terme compradore n’existe plus. Je suggérerai plutôt que la post-colonialité est la condition de l’intelligentsia du capitalisme global. Partant de là, la question n’est pas de savoir si cette intelligentsia peut ou doit revenir à la loyauté nationale mais si, en reconnaissant sa propre position de classe dans le capitalisme global, elle peut générer une critique de sa propre idéologie et formuler des pratiques de résistance contre un système dont elle est le produit. »
Janaki Nair « Sur la question de l’agency dans l’historiographie féministe indienne» in Gender & History 1994
« Le projet visant à rectifier le biais de la « mauvaise histoire » en découvrant les femmes dans l’histoire retombe néanmoins vite dans les catégories de l’histoire « as usual », qui sont clairement insuffisantes pour analyser le genre. Ces catégories sont inextricablement liées aux hiérarchies et privilèges du patriarcat : toute la rigueur méthodologique du monde ne suffira pas pour rectifier un problème qui appelle une re-conceptualisation des catégories de l’entreprise historique elle-même. C’est dans ce sens que l’historiographie féministe ne peut pas simplement être un complément, car une telle historiographie est d’ores et déjà entravée par la nature des archives, qui reflète de façon disproportionnée les intérêts et inquiétudes des classes dominantes, la recherche de preuves « nouvelles » pouvant donc occulter la nécessité d’une critique des techniques, et même des disciplines, grâce auxquelles les patriarcats se perpétuent. La substance de l’historiographie féministe n’est donc pas de contester les pratiques historiques conventionnelles mais de reconnaître que corriger certains biais dans l’histoire ou questionner certaines catégories de l’analyse historique ne met pas nécessairement en cause les catégories neutres en terme de genre. Même un des courants les plus acclamés de l’historiographie indienne récente, le projet des Subaltern Studies, reste singulièrement indifférent aux questions de genre dans l’analyse historique. Tandis que le projet a dévoilé le biais élitiste de la plus grande partie de l’historiographie indienne, et affirme rétablir l’histoire des sans histoire par une lecture imaginative des sources conventionnelles, il n’y a que peu de signes que les questions soulevées par l’historiographie féministe aient été prises en compte par ces historiens. »
Sumit Sarkar «L’orientalisme revisité : l’influence d’Edward Saïd dans l’écriture de l’histoire de l’Inde moderne » in Oxford Literary Review, 1994
« Pourquoi une telle popularité de ce cadre d’analyse ( l’orientalisme) parmi tant d’intellectuels subjectivement radicaux ? Les différences entre les disciplines pourrait être une explication- la dimension coloniale avait été jusqu’ici largement ignorée dans les études littéraires, il en était de même pour le féminisme occidental. Le statut d’expatrié de beaucoup des adorateurs de ce qu’on est obligé d’appeler un culte de Saïd, est aussi une explication pertinente. La discrimination raciale et l’arrogance occidentale apparaissent probablement bien plus évidents pour l’expatrié, particulièrement aujourd’hui, que les structures de pouvoir et les tensions au sein des pays du Tiers-Monde – et le ressassement sur la nature oppressante de la vie qu’on y mène- paraissent probablement dévalorisants. Avant tout, les tendances intellectuelles incarnées par Saïd et Foucault, avec l’accent mis sur la nature toute puissante et irrésistible des formes modernes de pouvoir doivent apparaître à beaucoup comme correspondant aux principales caractéristiques du monde dans lequel nous vivons. »
Voir aussi :
Elazar Barkan « Histoires post-anti-coloniales : représenter l’autre dans la Grande Bretagne impériale » Journal of British Studies 1994
Homi K. Bhabha The location of culture.
1995
14 mars : le parti fasciste Shiv Sena arrive au pouvoir dans l’État du Maharashtra, dans le cadre d’une coalition avec le parti de la droite hindoue, le BJP. La première mesure de ce nouveau gouvernement sera de rebaptiser Bombay, Mumbai.
Publications subalternistes
Shahid Amin Evénement, métaphore, mémoire. Chauri-Chaura 1922-1929.
« Lorsqu’on écrit l’histoire des travailleurs illettrés où des paysans qui produisent des biens et des services mais pas de documents- il est devenu courant de réaliser à quel point la vie de ces gens est pleine d’événements extraordinaires. Les paysans n’écrivent pas, on écrit à leur sujet. La parole des plus humbles n’est normalement pas sauvegardée pour la postérité, elle leur est arrachée dans les cours de justice et les procès inquisitoriaux. Les historiens ont donc appris à passer au peigne fin les « confessions » et « témoignages » pour trouver des preuves, puisque c’est là que les paysans crient, dissimulent ou simplement racontent. Comme d’autres membres de ma tribu, j’ai cherché dans ce livre à interroger les interrogateurs. Afin de ne pas écrire comme le juge, j’ai essayé de découvrir comment le juge écrivait.
Ce livre étudie un événement dramatique : l’émeute anti-policière du 4 février 1922 dans une petite ville marchande du nord de l’Inde. Mon analyse de la politique paysanne et du nationalisme gandhien repose sur cette action violente.
Cette approche peut sembler perverse, puisqu’elle implique de déchiffrer une politique professant la non-violence en se concentrant sur un événement meurtrier. Mon intention n’est pas de démentir l’image que le nationalisme indien donne de lui-même. Car qui, sinon les paysans indiens, avec leur admiration et respect pour Gnadhi l’ont transformé en « Mahatma »? C’est précisément pour cette raison qu’il est nécessaire d’historiciser un événement dont tous les indiens, quand ils commémorent la nation, sont tenus de se souvenir, pour mieux oublier, comme une erreur : des paysans émeutiers qui incendièrent le poste de police, le firent en criant « Victoire au Mahatma Gandhi. » (…)
La valeur de l’émeute du 4 février consiste non seulement dans les matériaux qu’elle offre sur la politique des paysans. Cet événement violent, avec son statut iconique dans l’histoire de la nation indienne et dans la carrière de Gandhi, offre également un aperçu des voies de l’historiographie nationaliste. La plupart des écrits sur le nationalisme du Tiers-Monde, avec leurs préoccupations concernant les origines sociales et politiques, ont eu tendance à négliger les récits nationalistes. Les façons dont la nation était racontée étaient considérés comme un aspect de l’idéologie ; ou de manière alternative, écrire l’histoire d’une lutte nationale particulière devint en elle même partie prenante de l’entreprise nationaliste. Cela ne laisse virtuellement aucune place pour interroger les stratégies narratives par lesquelles un peuple est construit comme nation. » (Prologue, extrait)
Sudipta Kaviraj La conscience malheureuse. Bamkimchandra Chattopadhyay et la formation du discours nationaliste en Inde.
« Cette étude démontre que le romancier bengali Bamkimchandra Chattopadhyay a produit certaines des réflexions critiques les plus pénétrantes sur la modernité dans l’Inde coloniale. Il rejette les postulats selon lesquelles Bankim était un conservateur, affirmant que son art doit être envisagé dans son contexte historique. »
Dipesh Chakrabarty « L’histoire radicale et la question du rationalisme des lumières : certaines critiques récentes des Subaltern Studies» Economical and Political Weekly 1995
« Comme cet article va, j’espère, le clarifier, maintenir une position critique par rapport à l’héritage de l’Europe des lumières, n’implique pas un rejet total de la tradition de l’argumentation rationnelle. Ma démarche va s’inscrire dans cette tradition tout en en restant critique. Mon argumentation sera présentée en trois parties. Dans la première, je vais essayer de démontrer comment une certaine forme d’hyper-rationalisme caractéristique de la modernité coloniale a affecté la capacité des marxistes indiens à aborder la question religieuse ( sans laquelle l’Inde ne peut pas être imaginée). La seconde partie avance que les histoires coloniales sont particulièrement utiles pour rendre visible ce qu’on appelle parfois « les origines déraisonnables de la raison ». Et la dernière partie va veiller à montrer – sans tenter en aucune façon de faire une défense générale du post-structuralisme- pourquoi les philosophies post-structuralistes et « déconstructrices » sont utiles pour développer des approches adaptées à l’étude des histoires subalternes dans les conditions de la modernité coloniale. »
Gyanendra Pandey« Voices from the Edge: The Struggle to Write Subaltern Histories » in Ethnos,1995
Voir la page sur «Histoire par le bas ? »
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Critiques et débats
M.S.S.Pandian « Au-delà des miettes coloniales : l’École de Cambridge, les politiques de l’identité et le mouvement dravidien » in Economical and Political Weekly 1995
« La grande faction indienne, un produit de l’historiographie de l’école de Cambridge a été l’objet de nombreuses contestations et d’études critiques. Les théoriciens de la faction, dans leurs différentes incarnations, ont affirmé que la politique est constituée en Inde autour de factions formées verticalement à travers des liens clientélistes ( plutôt que d’être constitué horizontalement autour d’identités communes telles que la classe, la caste et le genre) et est motivée principalement par des intérêts économiques et de pouvoir de court-terme ( plutôt qua par un engagement idéologique). Les critiques universitaires de cette théorisation ont établi qu’elle s’inscrit dans une méthodologie fonctionnaliste et des présupposés béhavioristes ( Hardimman 1986). Élevant ces critiques à un niveau plus général et substantiel, Ranajit Guha a montré que l’École de Cambridge a confondu la biographie de l’État colonial coercitif et des ses collaborateurs de l’élite indienne avec l’histoire de l’Inde coloniale. De surcroît, selon lui, une telle histoire excluante, compte-tenu de ses amarres néo-coloniales et de sa stratégie de réduction au silence des contestations des classes subalternes, représente le colonialisme comme un système hégémonique basé sur le consentement des classes subalternes. Quoique m’appuyant sur ces critiques de l’école de Cambridge, j’ai un but légèrement différent et plus limité dans cet article : problématiser le musèlement par l’école de Cambridge des subjectivités politiques basé sur le classe, la caste, le genre et le langage dans le contexte spécifique de leurs écrits sur le mouvement dravidien. »
K. Sivaramakrishnan « Situer le subalterne : histoire et anthropologie dans le projet des Subaltern Studies »
in Journal of Historical Sociology 1995
« La catégorie hétérogène de subalterne est difficile à déployer analytiquement. Le but en introduisant cette catégorie était double : tout d’abord de souligner la nature fondamentale des relations de pouvoir et de domination dans l’histoire de l’Asie du Sud, en s’opposant en cela aux explications pluralistes basées la négociation et de la résolution consensuelle des conflits; ensuite de fournir une rubrique dans laquelle des catégories plus nuancées pourraient être développées pour chaque situation spécifique. Au contraire, certains subalternistes, particulièrement ceux qui étudient les mouvements paysans dans les zones adivasis, ont mécaniquement appliqué les catégories d’élite et de subalterne à leur sujet, sans s’atteler à l’étude des relations de pouvoir réelles qu’ils entendaient représenter ou examiner la formation historique de catégories sociologiques importantes comme la tribu ou la caste, mélangeant ( « shifting ») les cultivateurs, les pasteurs nomades, les travailleurs, les petits propriétaires paysans, etc. D’où les nombreuses critiques selon lesquelles les Subaltern Studies dévalorise la classe et qu’en évitant, occultant ou taisant beaucoup des faits historiques, les subalternistes distille un flou dans la catégorie de paysan qui sent fort la mauvaise sociologie historique. (…) Nous devons de surcroît être insatisfaits de la façon dont les Subaltern Studies traitent les traditions collectives et les cultures des groupes subordonnés. Comme mentalité ou idéologie, la subalternité est définie en des termes qui sont a-historiques, soulignent le consensus interne au sein des groupes subalternes et utilise des notions fondamentalistes telle que la loyauté primordiale. Fréquemment, tandis que les études sont historiques au sens où elles sont des constructions chronologiques, la conscience subalterne est traitée comme quelque chose d’étrangement statique, se déplaçant inchangée dans le temps. »
Kate Currie « Le défi lancé aux historiographies orientalistes, élitistes et occidentales : notes sur le « projet subalterne » 1982-1989 » in Dialectical Anthropology 1995 présente une recension de nombreux articles au fil des six premiers numéros de la revue et souligne la coexistence de diverses approches au sein du collectif, sans que l’une ne prenne effectivement le pas sur les autres.
Sherry B. Ortner « La Resistance et le Probleme du refus Ethnographique » in Comparative Studies in Society and History 1995
Voir la page « Histoire par le bas ?».
Ramanchandra Guha « Études subalternes et Bhadralok ( Recension du numéro VIII des Subaltern Studies et de Evénement, métaphore et mémoire. Chauri-Chaura 1922-1929 de Shahid Amin) in Economical and political Weekly 1995
« Le contenu de ce volume, comme celui de ces prédécesseurs immédiats semble confirmer un tournant marqué dans l’objet du projet des Subaltern Studies. Au fil des années, la plupart des membres de son collectif éditorial sont passés de l’étude de la dissidence subalterne à la dissection du discours de l’élite, de l’écriture avec passion (socialiste) au suivisme de la mode (postmoderne). L’histoire intellectuelle, rebaptisé « analyse du discours » ce n’est pas l’étude des subalternes. Appelons les les Bhadralok studies, ou pour obéir, à l’air du temps, les post-subaltern studies. Cette obsession du discours tient du prétexte intellectuel facile et permet de se retirer du pénible boulot de la recherche socio-historique. »
1996
Mai : défaite du Congrès aux élections et arrivée au pouvoir d’une coalition hétéroclite (14 partis) de centre gauche, le « United Front ». Les communistes entrent, pour la première fois depuis l’indépendance, au gouvernement national.
Publications subalternistes
– Parution du neuvième numéro de la revue.
David Arnold Le problème de la nature : l’environnement, la culture et l’expansion européenne.
4ème de couverture :
« Ce livre étudie comment la nature – dans ses expressions à la fois biologique et environnementale- a été invoquée comme une force dynamique dans l’histoire humaine. Il montre comment des historiens, des philosophes, des géographes, des anthropologues et des scientifiques ont utilisé des idées, des conceptions de la nature pour expliquer l’évolution des cultures, pour comprendre les différences culturelles et pour justifier ou condamner la colonisation, l’esclavage et la supériorité raciale. Le livre examine le rôle central qu’a joué le déterminisme environnemental et biologique dans la théorie et décrit comment ces idées ont servis de différentes façons à différentes époques comme des instruments de l’autorité, de l’identité et de la désobéissance. Il montre combien l’invocation de la nature peut être puissante et problématique.
Le problème de la Nature couvre un cycle entier de l’histoire environnementale et de son interprétation, de la Mort Noire au 14ème siècle, en passant par les premiers découvertes européennes et de l’ouverture de la frontière américaine jusqu’à l’impérialisme du 19ème et l’exemple de l’Inde sous domination coloniale. David Arnold montre comment à la fois l’environnement naturel et les idées sur la nature ont radicalement changé ces cinq derniers siècles.
L’auteur décrit l’influence profonde que la théorie sociale et historique et les sciences biologiques ont eu l’une sur l’autre. Il montre comment le résultat de leur interaction a non seulement façonné l’impact européen sur le vieux continent et sur le monde, mais aussi comment il a été crucial pour les conceptions américaines de la société et l’histoire des États-Unis. Il fournit des réponses provocantes aux questions concernant le rôle que devrait avoir l’environnement dans la conceptualisation du temps et de l’espace et jusqu’à où les sociétés et leur histoire peuvent être comprises à partir des perspectives des sciences naturelles et de la biologie. »
David Hardiman Nourrir le Baniya : paysans et usuriers en Inde Occidentale.
4ème de couverture :
« Dans cette étude détaillée et étendue de la relation entre les paysans et les usuriers baniyas en Inde occidentale, David Hardiman examine comment et pourquoi les usuriers ont, au cours des siècles, réussit à exercer leur pouvoir sur la paysannerie. Une explication en termes purement économiques de ces rapports n’est, selon lui, pas adéquat. L’aide apportée aux baniyas par les États successif, de l’époque pré-coloniales jusqu’à la domination britannique, a été cruciale. Mais en plus de cela, il y a le pouvoir idéologique ou hégémonique que les baniyas ont été en mesure d’exercer sur leurs clients. Appliquant des idées provenant des œuvres de Gramsci, Foucault et Bourdieu, Hardiman explore la nature de cette hégémonie, expliquant comment un ensemble de croyances partagées ont aidéles baniyas à consolider leur pouvoir. Malgré cela, la relation n’avait rien d’harmonieux. Il y avait tout un ensemble de tensions qui parfois donnaient naissance à des protestations et de la résistance. L’histoire de la résistance paysanne à l’usure baniya est examinée ici en profondeur. Ce livre, d’un des principaux historiens subalternes fournit une importante plongée dans l’histoire des classes subalternes de l’Inde rurale. Il intéressera les historiens, les sociologues, les anthropologues et les économistes, de même que les activistes travaillant dans les zones rurales. »
-Radha Subramanyam « Classe, caste et représentation dans la théorie et la praxis féministe subalterne du cinéma : Une analyse de « Rudaali » in Cinema Journal, 1996
« Cet article examine le féminisme du Tiers-monde à partir d’une perspective subalterne, particulièrement la perspective, construite cinématographiquement, d’une femme indienne de basse caste qui simultanément internalise, repousse et subvertit les discours hégémoniques du monde dans lequel elle vit. J’analyse ici Rudaali, un film de Kalpana Lajmi, une des rares femmes cinéastes indiennes. L’étude se penche sur le croisement entre les modes traditionnels de représentation (« performance ») et les structures de classe et de caste dans le contexte indien, de même qu’avec les enjeux féministes ; il développe en particulier les ambivalences qui surgissent de la représentation de la subalterne genrée. J’avance que la représentation de l’attitude de la protagoniste vis à vis des structures qui l’oppresse est ambivalente puisque sa vraisemblance est problématique. De surcroît, la représentation d’un subalterne genrée par un texte qui n’emploie que les moyens de la structure dominante et essaie de médier la conscience féministe et le réalisme avec les gouts populaires mène nécessairement à des ambivalences dans la narration et la construction du sujet. J’ai déjà avancé ailleurs qu’une telle ambivalence est caractéristique et peut-être inévitable, dans tous les apparitions des femmes indiennes au cinéma. »
Alaknanda Bagchi « Des nationalismes incompatibles : la voix du subalterne dans Bashai Tudu de Mahasweta Devi » in Tulsa Studies in Women’s Literature, 1996
« Malgré sa carrière d’activiste, Mahasweta Devi est toujours consciente de sa condition de femme des classes moyennes, et elle est bien consciente que ses tentatives de donner une voix à la cause des subalternes ne peuvent être que des représentations. Néanmoins ces représentations constitue un récit de la nation qui force les verrous du discours national, obligeant les forces au pouvoir à se souvenir de ce qu’elles préféreraient oublier. Quand les discours disparates du nationalisme entrent en collision et s’interrompent les uns les autres, des espaces interstitiels se forment dans lesquels la nation est réinscrite d’une manière qui déstabilise le discours essentialiste de l’État-Nation. »
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Critiques et débats
Ranajit Das Gupta « La classe ouvrière indienne et certains débats historiographiques récents » in
Economic and Political Weekly 1996
« Le déterminisme économique qu’on est supposé trouver dans le marxisme est remplacé ici par une sorte de déterminisme culturel. Dans l’argumentation de Chakrabarty, la culture et la conscience de la classe ouvrière dérivent ou sont transmis de la société et de la culture pré-coloniale et pré-capitaliste. Dans un tel « réexamen », il n’y a virtuellement aucune place pour le rôle du sujet ou l’autonomie et l’auto-activité de la classe ouvrière et des travailleurs, particulièrement face à l’exploitation et la domination. Ils sont limités par les traditions et une mentalité héritée de l’histoire.
Chakrabarty lui même affirme que l’histoire subalterne « ne peut pas constituer une autre tentative d’ériger le subalterne comme le sujet des démocraties modernes » et de l’histoire. Sa suggestion selon laquelle le subalterne ne peut pas être sujet se reflète aussi dans son traitement de la relation entre le leader syndical extérieur » et les ouvriers, ce qu’il caractérise comme la relation « babu-coolie » et sa référence à deux photographies d’une manifestation du 1er Mai 1934 sur lesquelles les leaders « sont habillés différemment des coolies…sont assis à une table tandis que les coolis sont assis par terre », tout cela indique implicitement que les travailleurs ou coolies sont condamnés à rester des subalternes. »
Ayesha Jalal « Les laïques, les subalternes et le stigmate du « communalisme » : l’histoire de la partition revisitée » in Indian Economic Social History Review 1996. (Il s’agit principalement d’une critique de l’article « Prose de l’altérité » de Gyanendra Pandey)
« Ayant établi la culpabilité des États coloniaux et post-coloniaux dans la violence institutionnalisée, l’historien doit distinguer les contextes et catégories de violence par des acteurs non étatiques. Gyanendra Pandey désapprouve les références dans mon travail, ainsi que dans un essai de Sumit Sarkar, aux « bas fonds » ou au rôle joué par les goonda (la pègre) et les éléments lumpens dans la violence sectaire. Mise à part quelques citations d’une nouvelle de Manto (…), Pandey ne nous donne que très peu d’indices sur la manière dont l’histoire de la violence populaire en général, et celle de la violence sectaire en particulier, pourrait être écrite. Dans un autre article, il avait raconté les difficultés rencontrées, juste après les événements, pour recueillir des preuves des émeutes de Bhagalpur en 1989. Il a trouvé une construction narrative de la mémoire collective de la communauté, qu’elle soit hindoue ou musulmane, qui occultait l’expérience de la douleur et de la tragédie individuelle. Cette construction narrative traitait invariablement les moments de violence comme une aberration par rapport à la norme de la coexistence intra-communautaire, survenue souvent à l’instigation ou avec la complicité d’éléments extérieurs. L’histoire de la violence populaire que nous expose Pandey n’est pas bien différente de ce qu’il ridiculise comme l’histoire des historiens. Pandey ne peut pas espérer faire une quelconque découverte historique tant qu’il reste attaché à sa catégorie indifférenciée et a-historique de la violence. »
Eva Cherniavsky « Les Subaltern Studies dans un cadre américain » in Boundary 1996
« Théorisant l’histoire coloniale en vue d’une pratique critique postcoloniale, Ranajit Guha observe : « La culture bourgeoise atteint sa limite historique dans le colonialisme. Aucune des ses nobles réalisations – libéralisme, démocratie, l’État de droit- ne peut survivre au désir inexorable du capital de s’étendre et de se reproduire via la politique de la domination extra-territoriale et coloniale. » ( Subaltern Studies 8) Mon projet est de considérer comment nous pourrions tracer de façon critique cette limite historique dans le contexte des formes spécifiques de domination coloniale qui mettent en crise la délimitation entre intérieur et extérieur implicite dans la notion d ‘expansion extra-territoriale de Guha. Cartographier les vecteurs du pouvoir colonial aux États-Unis suppose de retourner ces espaces de l’historiographie post-coloniale de Guha. »
1997
Publications subalternistes
Parution de A Subaltern Studies Reader, 1986-1995
sous la direction de Ranajit Guha.
Le sommaire est consultable sur le site des asian studies.
Introduction de Ranajit Guha
« Si la spécificité (de la trajectoire coloniale et post-coloniale de l’Inde) n’a pas été complètement thématisée ou attentivement pensée, c’est à cause de la disposition notoirement étatiste du travail académique sur l’histoire de l’Asie du Sud. Il se plie bien trop aisément au point de vue de l’État, adopte sa perspective sans poser de questions, et finit par se concentrer exclusivement sur les parties de l’expérience coloniale correspondant à cette optique. Et même celles-ci ne sont considérées que dans la mesure de leur pertinence pour les fonctions administratives et institutionnelles de l’État, et non dans les termes de la tension qui se rapporte à son autre – la société civile.
La reconnaissance de cette tension est, par contraste, centrale pour les Subaltern Studies. Sa critique des prétentions universalistes du capital mène logiquement à une thématisation non pas façonnée par une primauté accordé à l’État mais par une conscience de problèmes non résolus découlant de sa confrontation avec la société civile. Ces problèmes, illustrés par le développement et l’intensification des intérêts de castes, communalistes, régionalistes et autres, trouvent leur place dans ce projet, non pas comme dans un programme d’étude conventionnel sur l’Asie du Sud avec la modernité et la tradition, le développement et le sous-développement, le progressisme et le conservatisme, et l’Orient et l’Occident rangés en rangs opposés, mais comme un témoin de la limite historique que le soi-disant universalisme d’une raison euro-centrée et son moteur d’expansion globale – le capital- n’ont pas réussi à franchir à l’âge du colonialisme. » (pxx)
Ranajit Guha Domination sans hégémonie. Histoire et pouvoir dans l’Inde coloniale.
« L’État colonial en Asie du Sud était dissemblable et en fait fondamentalement différent de l’État bourgeois métropolitain qui l’avait engendré. La différence consistait dans le fait que l’État métropolitain était de nature hégémonique puisque sa domination se basait sur une relation de pouvoir dans laquelle le moment de persuasion l’emportait sur le moment de coercition, tandis que l’État colonial était non hégémonique avec la coercition l’emportant sur la persuasion dans sa structure de domination. De fait, ce que nous avons avancé sur l’originalité de l’État colonial d’Asie du Sud réside justement dans cette différence : un paradoxe historique. C’était une autocratie mise en place en Orient par la démocratie la plus avancée du monde occidentale. Et puisqu’il était non hégémonique, il n’était pas possible pour l’État de s’assimiler la société civile du colonisé. Nous avons donc défini le caractère de l’État colonial comme une domination sans hégémonie.
La conséquence de ce paradoxe pour la culture politique de l’Inde coloniale fut de générer un alliage original à partir de la fusion et de la sur-détérmination de deux paradigmes distincts- une originalité qui a été témoin de l’échec historique du capital de réaliser sa tendance à l’universalisation dans les conditions coloniales et l’échec correspondant de la culture bourgeoise métropolitaine a dissoudre ou assimiler pleinement la culture indigène d’Asie du Sud dans les relations de pouvoir de la période coloniale. » (Préface p xii)
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Critiques et débats
Parution de Writing Social History de Sumit Sarkar, qui contient le fameux article « Le declin du subalterne dans les Subaltern Studies », dont la traduction en français est disponible sur le site Contretemps.
Voir aussi la page sur «Histoire par le bas ?».
Pier M.Larson « Facultés et modes de pensée. Engagement intellectuel et hégémonie subalterne dans les débuts du christianisme malgache » in American Historical review
« Avec leur hypothèse sur la capacité des discours coloniaux à brider les peuples se situant à la périphérie de l’empire européen, les nouvelles histoires discursives ressemblent aux théories de la dépendance et du système mondial, qui prétend que les « périphéries » étaient économiquement organisées de façon à fonctionner pour un capitalisme euro-centré. Mais les peuples colonisés s’impliquaient et réarrangeaient couramment les discours coloniaux en les adaptant dans les systèmes locaux de savoir. Comme tout le monde, les peuples de la périphérie de l’empire européen ne pouvaient comprendre ce qui était nouveau pour eux qu’en analogie avec ce qu’ils savaient déjà. En filtrant les discours européens à travers leurs propres ordres de signification, les subalternes limitaient le potentiel de domination effective de tels discours au service de la domination coloniale. »
Vinay Bahl « Pertinence (ou insignifiance) des Subaltern Studies » Economic and Political Weekly 1997
«Les Subaltern Studies ne saisissent pas les complexités de l’intégration de l’économie mondiale dans le système capitaliste. Ce qui se perd dans leurs analyses ce sont les façons dont l’économie mondiale contraint toutes les régions et les États à s’ajuster au capital transnational alors que celui-ci porte atteinte à la souveraineté et limite l’autonomie de l’État et de fait restructure le rôle et la nature de l’État à travers le monde. Quoique la globalisation soit souvent décrite comme une force homogénéisatrice, elle fusionne avec les conditions locales de différentes façons, générant ainsi, et non abolissant, des différences frappantes entre les formations sociales. Le groupe des Subaltern Studies semble promouvoir ces « différences » qui sont générées et renforcées par les forces économiques mondiales. Ils ignorent le fait que leur questionnement philosophique des « différences » ne sera utile qu’aux idéologues droitiers qui veulent contenir les « classes dangereuses » en adoptant les idées de responsabilité individuelle et du rôle de la race et de la communauté pour éradiquer la pauvreté. Ce n’est pas un hasard si les slogans et le programme du parti républicain américain ressemblent beaucoup aux idées post-modernes et subalternistes. »
Henry Schwarz « Subaltern Studies » : l’histoire radicale sur un mode métaphorique » in Writing Cultural History in Colonial and Post-colonial India 1997
« Ouvrir une perspective subalterne peut être décrit comme l’invention d’une percée au-delà de l’impasse à laquelle est confrontée la conscience de la classe moyenne. Je limiterai mes commentaires aux contributions de Guha, qui ne sont pas représentatives de toutes les recherches variées du groupe ( il a été son théoricien majeur mais jamais une voix programmatique), mais caractérisent bien l’esprit qui animait la formation du projet des Subaltern Studies. Je procède ainsi car, selon moi, Guha plus qu’aucun autre contributeur de la série maintient les liens les plus forts avec la tradition spécifique de l’écriture de l’histoire culturelle dans le Bengale moderne, même si son appel à la fondation d’une nouvelle historiographie se présente comme une rupture radicale avec le passé. Cette proximité avec l’objet d’enquête est ce qui charge ses assertions de leur flamboyance caractéristique ; dans leur radicalité elles peuvent être vues comme fermant un chapitre de l’histoire culturelle du Bengale. A cette fin, je lis son œuvre substantielle de façon synchronique, alors que les divers intérêts portés sur le projet subalterne ont nécessairement modifié sa direction initiale. Je considère que l’oeuvre de Guha possède une cohérence interne dont la problématique est restée la même depuis deux décennies. J’avance que le projet subalterne ne dévoile pas tant un nouvel objet pour l’écriture de l’histoire mais plutôt qu’il nous montre comment s’écrit l’histoire et, dans ce processus, comment celle-ci essaie de payer la dette à l’Europe, qui a toujours été vue comme la némésis de l’écriture de l’histoire culturelle dans l’Inde coloniale. »
« La différence essentielle entre les Subaltern Studies et les approches marxistes antérieures ( même quand cette historiographie s’intéressait au peuple) réside dans les rôle de médiation des concepts associés à l’activité historique elle-même. Ce qui distingue les Subaltern Studies du populisme auto-proclamé et idéalisé du premier marxisme indien c’est son interrogation de l’appareil complexe de médiation entre celui qui enregistre l’événement, et qui est par définition un membre de l’élite, et l’objet de l’enquête, l’ insurgé subalterne autonome, hétérogène et spontané. Loin de prétendre que le subalterne est un objet sans équivoque ou clairement définissable de l’histoire qui peut donc être décrit objectivement par l’historien, les Subaltern Studies problématise le fait même de faire de l’histoire. »
1998
Février-Mars : vainqueur des élections, le BJP et son leader Atal Bihari Vajpayee accèdent au pouvoir.
Publications subalternistes
Dipesh Chakrabarty « Histoires minoritaires, passé subalterne » Economic and Political Weekly 1998
Voir la page sur « Histoire par le bas? »
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Critiques et débats
John H. Arnold « L’historien comme inquisiteur. Éthique de l’interrogation des voix subalternes » in Rethinking History: TheJournal of Theory and Practice
« Un tentative de « laisser le subalterne parler » doit examiner le contexte de ces deux événements discursifs : le contexte de la confession inquisitoriale et le contexte de la représentation historiographique. C’est ici que la question « éthique » devient plus complexe ou plus controversée.
Renato Rosaldo et Dominick La Capra passe d’une critique de la méthodologie à une critique des relations de pouvoir entre l’historien, l’inquisiteur et le déposant. Ils affirment que les positions respectives de l’historien et de l’inquisiteur peuvent se confondre de façon inquiétante. Si l’historien risque de glisser vers la position de l’inquisiteur, faisant disparaître le véritable inquisiteur, afin que la vérité de l’archive soit dégagée, nous avons un différent type de question éthique. La question peut donc être réécrite, non plus « pouvons nous libérer la voix du subalterne ? » mais « comment éviter de coloniser la voix subalterne, tout en évitant le piège de la disparition, une fois de plus, du sujet dans le silence ? »
Donald S. Moore « Luttes subalternes et politique territoriale( « politics of place »): redéfinir la résistance dans les hauts-plateaux du Zimbabwe » in Cultural Anthropology 1998
« Si la subalternité est une catégorie pour l’analyse sociale relationnelle et dynamique, plutôt qu’absolue et essentielle, alors comment devons nous comprendre l’agency et la résistance ? Pour répondre à ces questions, je me penche sur la culture politique des conflits agraires dans les Hauts plateaux zimbabwéens. Je souligne la dimension spatiale des luttes de subsistance et leur rôle dans le développement d’une politique territoriale polyvalente. Si les significations du territoire sont l’objet de luttes politiques, de même le sont les pratiques qui les forgent, les retravaillent et énoncent leurs formes à travers les luttes historiques. Comme ces pratiques se déroulent, comment elles sont cartographiées dans les mémoires sociales, leur influence sur les compréhensions populaires du rapport entre identité et localité, tout cela constitue la politique territoriale. »
Voir aussi
J.G.A Pocock « La politique de l’histoire. Le subalterne et le subversif » in The Journal of Political Philosophy 1998
1999
Mai-Juillet : Conflit armé entre l’Inde et le Pakistan dans le district de Kargil et le long de la ligne de contrôle entre les deux pays. Exemple rare de conflit au sol entre deux États dotés de l’arme nucléaire.
Publications subalternistes
Parution du dixième numéro de la revue
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Critiques et débats
Sumit Sarkar « Le post-modernisme et l’écriture de l’histoire » in Studies in History
« Il y a des aspects du post-modernisme qui peuvent, et parfois ont fait la démonstration, s’avérer non seulement inévitable et pertinent, mais extrêmement féconds pour la pratique historique ; je ne suis pas partisan de revenir aux vieilles certitudes intangibles. En même temps ces bénéfices ne peuvent être obtenus que via un combat simultané contre beaucoup d’idées directrices encastrées dans le post-modernisme. Celle-ci incluent notamment, le rejet de toute forme d’universalisme comme forcément homogénéisateur, accompagné d’une valorisation absolue du fragment, d’une tournant culturaliste généralisé, et le retrait- et de fait le rejet théorique- de tout programme de transformation sociale. L’adoption non critique de tels paradigmes et valeurs post-modernes comme la dernière mode intellectuelle ( et de plus en plus comme unchoix académique avantageux), une façon de nager avec le courant, a produit, au milieu d’incessantes prétentions à la nouveauté et la transgression, une quantité véritablement déprimante de banalités et un conformisme dangereux. »
William R. Pinch « Même différence en Inde et en Europe » 1999 History and Theory 1999
« A la fin des années 90, les nouvelles lignes de faille devenaient claires. L’approche subalterne mettait l’accent sur ( et parfois prétendait parler au nom de) une histoire culturelle par le bas d’un bouleversement politique initié d’en haut- soulignant souvent plus ce dernier au détriment de la première. La centralité des politiques coloniales et nationalistes signifiaient que l’histoire subalterne ne pénétrait que rarement dans le temps avant 1757. Tandis que l’approche de la « modernité précoce » soulignait l’histoire des continuités sociales,, économiques et culturelles, avec une attention particulière à la production conjointe de l’Inde Britannique malgré des inégalités politiques évidentes entre britanniques et indiens. Pour cette approche socio-historique, la connaissance du 17ème et 18ème siècle était considérée comme cruciale pour comprendre le 19ème.
En 1996, les deux écoles se sont rencontrées sur le même terrain historique, sur la question de la connaissance impériale de l’Inde de la moitié du 18ème jusqu’à la fin du 19ème – en d’autres termes durant l’émergence et la consolidation de la domination britannique. Un examen attentif des deux travaux- Colonialism and Its Forms of Knowledge de Bernard Cohn et Empire and Information de Charles Bayly- révèle en détail les contours du tournant historiographique produit par le postmodernisme. »