Blocage

BLOCAGE

« Ralentie, on tâte le pouls des choses; on y ronfle; on a tout le temps; tranquillement, toute la vie.
On gobe les sons, on les gobe tranquillement; toute la vie.
On vit dans son soulier.
On y fait le ménage.
On n’a plus besoin de se serrer.
On a tout le temps.
On déguste.
On rit dans son poing.
On ne croit plus qu’on sait.
On n’a plus besoin de compter.
On est heureuse en buvant; on est heureuse en ne buvant pas.
On est, on a le temps.
On est la ralentie.
On est sortie des courants d’air.
On a le sourire du sabot.
On n’est plus fatiguée.
On n’est plus touchée.
On a des genoux au bout des pieds.
On n’a plus honte sous la cloche.
On a vendu ses monts.
On a posé son œuf, on a posé ses nerfs. »
Henri Michaux La ralentie (extrait )

La première phase du mouvement des Gilets jaunes aura donc été une contribution de plus à la longue série des blocages qui rythme l’histoire sociale mondiale. L’occasion de donner ici une modeste ébauche d’une histoire de ce moyen de protestation ainsi que quelques réflexions sur le rapport entre production et circulation dans la dynamique du capitalisme.

Grains et entraves
Si on s’en tient à l’histoire de ce mode de production, les premières formes de blocages de masse qu’on peut repérer sont les blocages de l’exportation des grains et les « entraves » opérés par les paysans et ouvriers anglais et français du XVIe au XIXe siècle. Dans son livre, The Politics of Provisions. Food Riots, Moral Economy, and Market Transition in England, 1550–1850  John Bohstedt signale un premier blocage de bateaux chargés de grains à exporter dans le ports du Kent en 1595. Il note toutefois qu’on peut faire remonter la pratique plus en arrière dans l’histoire ne serait-ce que du fait que des législations interdisant l’export de grains au delà d’un certain prix, signe d’une concession aux protestations populaires, existaient déjà au XVe siècle. Toutefois, la « corn law » de 1689 ayant accordé une prime à l’exportation, cette dernière se développa fortement au 18ème, ce nouveau commerce profitant surtout à un groupe restreint de marchands londoniens. Chaque essor des exportations, dés lors que la menace de disette se faisait sentir, provoquait en retour des émeutes et des blocages : « Le pire ressentiment fut provoqué dans les années 1750, par l’exportation à l’étranger contre une prime. On voyait l’étranger recevoir du grain à des prix quelque fois inférieurs à ceux du marché anglais grâce à une prime payée sur les impôts anglais. De là l’extrême rancoeur retombant sur l’exportateur, perçu comme un homme en quête d’un gain privé et honteux aux dépens de son propre peuple. » (E.P. Thompson in Les usages de la coutume)

Les blocages deviennent effectivement récurrents au XVIIIe siècle : « Ce troisième siècle de politique de l’approvisionnement ( « provision politics »), 1740-1812 fut « l’âge d’or » des émeutes de subsistance. Dans la période précédente, 1650-1739, il y avait eu relativement peu d’émeutes de la faim. Puis rapidement, au milieu du XVIIIe, les émeutes de subsistance fleurirent au point de devenir une tradition nationale : 45 émeutes en 1740, plus de 100 en 1756-57 et en 1766 et 37 en 1772-73. Quand les mauvaises récoltes provoquaient une hausse des prix, les gens se rassemblaient pour agir, et ce de deux façons : ils essayaient d’obtenir le grain à un prix abordable en bloquant les exportations ou en saisissant directement du grain et en contraignant à une baisse de prix. Ils espéraient ainsi forcer les élites locales a utiliser leur pouvoir durable pour pérenniser les gains de ce pouvoir populaire momentané. » (John Bohstedt). Les structures servant à l’exportation étaient principalement visées dans ces révoltes « Dans la première phase d’émeutes de 1740, les foules de dewsbury qui attaquèrent les moulins, les machines et les greniers utilisés pour l’exportation incarnèrent cette nouvelle génération d’émeutes en gestation, dont la plupart visèrent à bloquer les transports. Sans cesse les émeutiers saisissaient les charrettes ou les barges ou attaquaient les moulins et les greniers liés à l’export. » (ibid. ) Selon Bohstedt, les blocages étaient deux fois plus courants que les émeutes de marché et la série de révoltes locales de 1756-57 se caractérisèrent notamment par des blocages et des saisies de convois de grains à travers le pays. On retrouvera cette effervescence quelques décennies plus tard comme le décrit Thompson: « Cette susceptibilité se ranima dans les dernières années du siècle, particulièrement en 1795, lorsque la rumeur d’exportations secrètes vers la France circula dans le pays. En outre, dans les années 1795 et 1800, une conscience régionale aussi vive qu’un siècle auparavant éclot une nouvelle fois. Les routes furent bloquées pour prévenir l’exportation hors des paroisses. Les chariots étaient interceptés et déchargés dans les villes qu’ils traversaient. Les mouvements de grain par convois de nuit prenaient les proportions d’une opération militaire (…) On menaça de détruire les canaux. Des bateaux furent assaillis dans les ports. Les mineurs de Nook Colliery près de Haverfordwest ( Pembrokeshire) menacèrent de barrer l’estuaire, là où il était étroit. Les péniches, sur le Severn et sur la Wye, n’étaient pas non plus à l’abri d’attaques. » (E.P. Thompson ibid.)

Les blocages déclinèrent puis disparurent au tournant du XIXème en Angleterre, mais pas en Irlande où de nombreux blocages de bateaux se produisirent jusqu’à la moitié du siècle notamment lors de la grande famine. Cette disparition se fit bien sûr sous les coups de la répression, le slogan des émeutiers ‘We’d rather be hanged than starved!’ ayant été bien souvent pris au pied de la lettre, mais aussi tout bonnement du fait du « cours des choses » capitaliste et étatique.

«  Mais même si « la politique de l’approvisionnement » donna des résultats satisfaisants tant pour les émeutiers que pour les dirigeants – l’ordre en échange d’assistance- plusieurs tendances convergeaient pour mener à sa rapide disparition après 1800. Tout d’abord l’industrialisation et l’urbanisation rapide dissolvérent et débordèrent les réseaux traditionnels de patronage social qui avaient permis les négociations entre acteurs familiers de la même communauté, et de plus elles accéléraient la transition vers le travail libre dans les villes industrielles en plein essor et dans les quartiers ouvriers les foules « d’étrangers » devenaient plus violentes et les autorités plus anxieusement répressives.

Ensuite, et tournant plus important encore, les grandes villes comme Manchester et Birmingham dépendaient désormais pour leur approvisionnement de marchands et fermiers situé dans une zone d’achalandage de plusieurs centaines de miles. Les émeutes de subsistance devenaient contre-productives; tant les municipalités que les leaders ouvriers reconnaissaient que les émeutes urbaines pouvaient éloigner les marchands de gros vers des marchés plus sûrs, tandis que les saisies le long de leurs voies d’acheminement pouvaient également provoquer famine et chaos. Les responsables urbains et nationaux ne pouvaient donc plus tolérer les émeutes de subsistance. Il fallait les éviter soit par des patrouilles militaires, soit par des soupes populaires soit les deux. L’essor et le déclin des émeutes de subsistance comme volet de la politique de l’approvisionnement ne dépendait pas seulement d’idéologies comme l’économie morale, le paternalisme ou le laissez-faire. De fait, quand le secrétaire d’État Portland déclara avec force en septembre 1800 aux magistrats locaux qu’ils devaient mettre fin aux émeutes de subsistance et aux interférences populaires dans la libre circulation des grains, il relayait tout autant les découvertes pratiques des dirigeants municipaux de Manchester que les adages d’Adam Smith. » (John Bohsted)

Ces blocages et les émeutes de la faim n’ont certes pas disparu sans laisser de traces et ont donné naissance a de nouvelles formes d’assistance sociale qui venaient pallier à la disparition des anciennes formes de compromis paternaliste. « On peut dire que la politique de l’approvisionnement a affranchi les émeutiers dans le sens où cette politique a mené à l’instauration d’un contrat social et a permis un soulagement tangible, sous la forme d’un filet de sécurité pour les périodes de disette non seulement pour les plus pauvres mais aussi pour les familles de travailleurs honorables et indépendantes. (…) la politique de l’approvisionnement fut la première esquisse d’un Welfare State, aspect oublié de l’ « économie mixte du welfare », les émeutes de subsistance constituaient une forme collective d’entraide qui donna des résultats tangibles. » (John Bohsted)

En France, le blocage dans ce qu’il est convenu d’appeler les « révoltes frumentaires » est communément qualifié d’ « entrave » comme le rappelle Louise A. Tilly dans son célèbre article « La révolte frumentaire, forme de conflit politique en France » : « On peut distinguer plusieurs formes de révolte frumentaire marquées chacune par des modifications et une évolution particulière. L’émeute de marché, version urbaine, était généralement dirigée contre le boulanger dont les prix étaient trop élevés et le pain trop rare, ou contre d’autres habitants de la ville dont on savait ou supposait qu’ils avaient des réserves de grain chez eux. Les représentants du gouvernement qui ne recouraient pas assez vite aux mesures traditionnelles pour soulager la disette en étaient aussi la cible. Nicolas Delamare, l’un des commissaires aux grains sous un des premiers lieutenants de police de Paris, dans son Traité de la Police, au début du XVIIIe siècle, fait remonter l’émeute de marché à l’Antiquité.

L’entrave, forme rurale des révoltes céréalières, au cours de laquelle on employait la force pour empêcher des chariots ou péniches chargés de grains de partir, remonte, dans certains cas isolés, au début du XVIIe siècle. En un sens l’entrave et l’émeute de marché sont le contraire l’une de l’autre. L’émeute de marché révèle le manque de grains dans un bourg-marché, elle est dirigée contre ceux qui, croit-on, détiennent du grain et ceux qui (les représentants du gouvernement) devraient prendre les mesures classiques pour assurer un approvisionnement satisfaisant et une distribution équitable du grain disponible. L’entrave est une tentative pour réserver la production locale de grain à la consommation locale à des prix raisonnables. (…) La fréquence des entraves augmenta avec la circulation des céréales, et le passage d’un marché local à un marché national. La localisation des entraves dépendait de chemins empruntés par les convois de céréales, et des besoins particuliers du marché L’accroissement des marchés urbains, les besoins militaires et l’exportation faisaient peser des exigences croissantes et changeantes sur les régions productrices. » ( Louise Tilly).

On retrouve donc la question des exportations mais de façon inversé à la situation anglaise où les blocages s’opéraient en majorité dans les villes et dans les ports, comme le note George Rudé dans The Crowd in History 1730-1848 : « Les émeutes de subsistance tendaient à se produire plus fréquemment dans le nord et l’est du pays que dans le sud et l’est. Ce n’est pas surprenant dans la mesure où les principales régions productrices se trouvaient dans les sud et l’est tandis que leurs produits, quand l’exportation était permise, étaient le plus souvent embarqués dans les ports du Nord et de l’ouest. » Alors que pour la France comme le souligne Louise Tilly : « Malgré le terme de « jacquerie », la plupart du temps ces émeutes prenaient la forme de taxation populaire, d’entraves et de réquisitions, et avaient lieu dans les régions qui produisaient et vendaient du blé, quand une demande excessive entraînait une montée des prix, surtout si l’expédition du grain se faisait au vu et su de tous. Dans le Nord des manifestations se produisirent le long du canal de Dunkerque que le grain empruntait en direction de l’intérieur du pays. Dans le Lyonnais, on vit se reproduire les troubles habituels, quand les régions voisines de Lyon furent drainées par cette ville. »

On pourrait envisager cette différence sous l’angle d’une contradiction ville/campagne différemment articulée d’un côté et de l’autre de la Manche qui aurait amené le pouvoir français à se préoccuper bien plus tôt de la question de l’approvisionnement des villes et donc à fortement réguler le marché national des grains. C’est la thèse que semble défendre l’historien libéral Hilton H. Root dans La construction de l’État moderne. France et Angleterre : « j’ai essayé de montrer pourquoi, en Angleterre, ni la crainte d’émeutes ni les émeutes elles-mêmes n’ont entravé le développement d’un marché national des grains relativement libre, pourquoi les émeutes n’ont rien pu contre l’abandon du contrôle traditionnel des approvisionnements ou contre la manipulation des prix dans l’intérêt des producteurs à travers des subventions à l’exportation. Au contraire, en France, la crainte de l’émeute influençait le gouvernement au point qu’il maintenait en vigueur une réglementation paternaliste et renonçait à son intention de créer un libre marché des grains d’échelle inter- régionale ou nationale. J’ai suggéré que ce succès des émeutiers tenait à la vulnérabilité à l’action des foules de l’appareil bureaucratique sis dans les villes, tel qu’il avait été forgé par les rois de France pour administrer le royaume. Le mécontentement rural était loin d’être aussi menaçant pour le régime que l’action des foules dans les villes. C’est la menace que la violence populaire faisait peser sur le réseau de capitales provinciales mis en place par la royauté qui a déterminé la réaction de celle-ci, non la composition sociale des foules en cause. Les émeutes dans les villes n’étaient pas tributaires d’une participation paysanne, elles étaient un facteur caractéristique de toute politique urbaine. Même si on trouve des paysans dans les mouvements urbains, les décisions politiques qu’ils demandaient étaient dommageables aux intérêts ruraux dans leur ensemble. »

Cette priorité à l’approvisionnement des villes et le retard afférent dans la création d’un marché national véritablement « libre » fit que les révoltes frumentaires continuèrent en France jusqu’au milieu du XIXe, comme le résume Nicolas Bourguinat dans son article « L’État et les violences frumentaires en France sous la Restauration et la Monarchie de Juillet » : « En France, ce « répertoire » de l’action collective se prolonge dans le temps par-delà la coupure révolutionnaire. Ainsi, la grande offensive contre les biens communaux est postérieure à la Révolution, qui n’était pas toujours allée très loin dans cette direction. Les violences frumentaires, quant à elles, se manifestent en plusieurs vagues au cours de la première moitié du XIXe siècle, à l’occasion des dernières disettes que connaît le pays. Comme pour le XVIIIe siècle, la tentation est grande de n’y voir que les derniers soubresauts de l’opposition paysanne à l’expansion du capitalisme, comprise ici comme l’amélioration continue des circuits commerciaux, l’intégration successive de nouveaux terroirs à un marché national du blé de mieux en mieux intégré, et l’approfondissement de la division du travail dans l’agriculture. Cette évolution force à des mutations et à des remises en cause, par exemple dans l’organisation domestique du travail agricole 
désormais obligé de se fixer des normes de productivité plus élevées, adaptées aux exigences de la commercialisation , ou bien dans les relations des ruraux pauvres avec fermiers, propriétaires et coqs de village, ou encore dans les conditions d’accès aux subsistances pour les travailleurs non-agricoles. La réalisation de ce marché national du blé suppose un démantèlement progressif des contrôles qui bridaient la liberté des échanges et freinaient l’établissement de véritables flux commerciaux de céréales à l’échelle inter-régionale. Elle passe donc par l’abandon des formes traditionnelles du paternalisme de l’État monarchique. »

Derrière la question de la « liberté des échanges » se cachait donc bien sûr celle de l’accumulation primitive, la « séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production » et son pendant « l’anéantissement de l’industrie domestique du paysan (qui) peut seul donner au marché intérieur d’un pays l’étendue et le constitution qu’exigent les besoins de la production capitaliste » (Marx Le Capital), prélude d’une articulation production/consommation promise à l’avenir que l’on sait : « l’accroissement et le développement des forces productives exige la production de nouvelles consommations ; exige qu’à l’intérieur de la circulation, le cercle de la consommation s’élargisse autant que précédemment celui de la production. »( Marx Grundrisse).

L’histoire des blocages du XVIe au XIXe illustre pourtant bien que ce processus ne s’est certes pas opéré de façon linéaire ni de la même manière selon les pays : « Comme on le voit, les deux pays ( Angleterre et France) ont un niveau de développement très différent des forces productives et du Mode de production capitaliste, à la suite de circonstances historiques entre autres, qui ont un effet complexe sur la grandeur respective de la concentration des moyens de production qui dépend de l’expropriation plus ou moins grande de la masse des producteurs immédiats. » ( Marx Chapitre inédit du Capital) On peut faire remonter ces « circonstances historiques » au féodalisme et à son démantèlement classiquement analysé par Robert Brenner dans son fameux texte « Agrarian class structure and economic development in pre-industrial Europe ». Si l’Angleterre connut une fin précoce du servage puis les enclosures et la destruction brutale des biens communaux, la France a été le théâtre d’une partie à trois entre l’aristocratie, la paysannerie et l’État : «  L’État en France paraît s’être développé comme une classe, c’est à dire comme extracteur indépendant du surplus, particulièrement sur la base de son pouvoir arbitraire de taxation de la terre (…) L’état pouvait se développer comme un concurrent des seigneurs, car, dans une large mesure, il pouvait établir ses droits d’extraction du surplus de la production paysanne. Il avait de ce fait un intérêt à limiter la rente seigneuriale afin que les paysans paient plus en impôts – et donc à intervenir contre les seigneurs pour mettre fin aux entraves à la liberté des paysans et aider à établir une propriété paysanne stable. (…) Certainement, dés l’orée de la période moderne, la consolidation de la propriété paysanne en relation avec le développement de l’État Français, avait créé une structure de classe bien différente dans la campagne française que celle qui avait émergé en Angleterre. (…) En France une forte propriété paysanne et l’État absolutiste se sont développés dans une dépendance mutuelle l’un vis à vis de l’autre. » (Robert Brenner)

On sait que de nuit du 4 aout et en grande peur, la paysannerie propriétaire sortit particulièrement renforcée de la révolution française comme le résumait lapidairement George Lefebvre : « Les événements de juillet 1789 sauvèrent le paysan français; en dépit des apparences, leur influence a été aussi conservatrice que révolutionnaire ; ils ont mis à bas le régime féodal mais ils ont aussi consolidé la structure agraire de la France (…) Ils évitèrent au paysan français de subir le sort du paysan anglais, puisque la petite propriété et les structures communautaires sont conservées bien après la révolution. » On verra que cette trajectoire française particulière trouve un écho dans la suite de cette histoire des blocages, les barrages de 1953.

Les barrages
Alors qu’à la sortie de la seconde guerre mondiale, la paysannerie française se retrouve associée dans les esprits au corporatisme vichyste et au marché noir, et incapable dans les faits d’augmenter suffisamment sa production pour remédier aux pénuries et restrictions, se prépare une modernisation qui va progressivement la balayer, tout en préservant sous une forme toujours plus spectrale le vieux compromis passé quelques siècles plus tôt avec l’État. Précisons tout de même qu’on est ainsi passé d’un actif sur trois travaillant dans le secteur agricole en 1945 à un sur 22 en 2000 et de 50% de ruraux à 25% sur la même période. Cette restructuration pour le moins tardive ne s’est bien évidemment pas déroulée sans heurts et un des épisodes centraux de ce processus va d’ailleurs remettre au gout du jour, sous une forme modernisée, la trinité, juste prix, État, blocages : les barrages de 1953.
On trouve dans le livre de Edouard Lynch Insurrections paysannes. De la terre à la rue. Usages de la violence au XXe siècle le seul, à notre connaissance, récit détaillé des barrages de 1953. Initiés au départ par les viticulteurs en juillet 53 où 300 à 500 barrages qui réunissent 40 000 vignerons bloquent les routes dans le sud-ouest…un dimanche, ce mode d’action est repris par le comité de Guéret qui fédère la gauche paysanne du centre et du sud-ouest qui appelle à les multiplier le 12 octobre pour protester contre la baisse des prix du lait et de la viande. « Le 12 octobre 1953, le choix de couper les routes est une double réussite, à la fois sur le plan de la mobilisation, avec plusieurs centaines de barrages, et plus encore en terme de médiatisation, avec un vaste retentissement à l’échelle nationale. L’attitude des autorités a également joué un rôle important : en raison des précédents du mois d’aout mais aussi de l’engagement plus visible du PCF, elles adoptent une position plus ferme, d’autant que le mouvement s’étend à plus d’une vingtaine de départements et qu’il se déroule un jour de semaine ( un lundi), avec, à l’origine, la volonté de durer et donc d’entraver plus méthodiquement la circulation. » (Edouard Lynch) Le comité de Guéret décidera finalement de limiter les barrages à une journée mais ce nouveau mode d’action faisait là une entrée fracassante dans le répertoire des modes de protestation paysans et constituait une nouveauté embarrassante pour le maintien de l’ordre : « Au-delà de la réalité des pratiques manifestantes, les barrages constituent aussi pour les autorités un nouveau défi en termes de maintien de l’ordre et de répression, très différent des manifestations de rue. Elles sont confrontées, pour la première fois depuis les années 30 – voire pour la première fois tout court- à un mouvement basé sur l’action directe à une très vaste échelle. »

Et le nouveau délit créé pour répondre à ce nouveau type d’action, « délit d’entrave » est de fait un hommage involontaire aux anciennes pratiques paysannes. Les blocages redeviennent donc un élément central des luttes paysannes même si, paradoxe qui n’est qu’apparent, il s’agit cette fois-ci de faire monter les prix. On peut remarquer qu’il y a au moins un précédent important aux barrages français des années 50, les mouvements paysans américains des années 30 connus sous le nom d’une organisation active à l’époque de la grande dépression principalement dans l’Iowa et le Nebraska, la Farm Holiday Association. Ce mouvement appelait à organiser une grève générale de la paysannerie afin de faire monter les prix et d’obtenir de nouvelles législations protectrices pour les agriculteurs. Comme le note John L. Shover dans un article de 1965, « The Farmers’ Holiday Association Strike, August 1932 », «  Ce qui était pensé au départ comme un restriction pacifique de la participation au marché, éclata dés le début comme un mouvement d’action directe d’une magnitude rarement égalée dans l’histoire des protestations agricoles. A son acmé, ce fut un soulèvement spontané et basiste qui voulait une réparation immédiate des torts économiques commis. » Il décrit notamment la première journée de grève initiée par la Farm Holiday Association vit spontanément apparaître des picket lines visant à interdire l’accès au marché des agriculteurs non grévistes. Toujours au mois d’aout les agriculteurs de Sioux City (Ioha) bloquèrent entièrement la ville, arrêtant et vandalisant les convois de produits laitiers. Avec le blocage des routes une autre action courante de ce mouvement consistait à se rendre dans les ventes aux enchères des biens saisis pour dissuader d’éventuels acheteurs, pratique qui soit-dit en passant on retrouve à plusieurs époques en France, y compris lors du mouvement poujadiste… Si le mouvement s’éteint assez rapidement, non sans que quelques shérifs et magistrats n’échappent que de justesse au lynchage, il a joué un rôle central dans l’adoption par le New Deal de dispositifs spécifiques pour préserver les prix agricoles.

La notion de grève agricole prônée par la Farm Holiday Association illustre un paradoxe central récurrent dans les luttes paysannes et déterminant dans le recours au blocage hier et aujourd’hui, car comme le note Edouard Lynch dans son article « Détruire pour exister : les grèves du lait en France (1964, 1972 et 2009) » : « Tant dans les faits que les représentations, la notion même de grève apparaît comme antinomique avec le monde paysan. C’est particulièrement sensible en France où l’importance de la petite et moyenne exploitation a eu tendance à éclipser l’existence même des conflits des ouvriers agricoles ‒ très présents en Italie ou en Espagne dès la fin du XIXe siècle ‒ qui ont néanmoins pu se développer dans certains secteurs, notamment à la Belle Époque. » Si en général dans les mouvements paysans, il n’y a effectivement de grève que de l’impôt, Lynch dans son analyse de la cessation temporaire d’activité et les destructions de leur propre production menée par les producteurs laitiers en 2009 constate joliment qu’il s’agit là de « la dénonciation d’une société destructrice de sa paysannerie, condamnant l’agriculteur à faire grève contre lui-même en détruisant sa propre production, les agriculteurs s’efforcent de faire rejouer à leur avantage la rhétorique agrarienne qui associe indissociablement travail de la terre et conscience nationale (…) ».
L’impossibilité de faire grève et la nécessité de trouver d’autres moyens de pression ont donc bien naturellement mené à l’usage fréquent du blocage, constat qui vaut également quoique dans un contexte différent pour les gilets jaunes, mais il n’est pas inutile de mentionner que dans la seconde partie du XXème siècle les agriculteurs ne reculèrent pas devant des modes d’actions encore plus radicaux. Ce qui fut parfois le fruit d’une « circulation d’expériences » plutôt surprenante. Ainsi dans « Y a t-il une exception paysanne ? Réalités et limites de la violence contestataire des paysans bretons ? » Nathalie Duclos note à propos de la fameuse révolte en pays Bigoudin de 1961: « A ces occasions, les paysans mettent en toute lucidité la violence au service de leur cause. Cette instrumentalisation de la violence participe d’une analogie avec la rébellion algérienne. En 1961, nombre de paysans ont fait, comme appelés du contingent, la guerre d’Algérie. Tirant les leçons du désarroi provoqué par les méthodes des fellaghas auprès des autorités françaises, ils vont recourir aux mêmes moyens. » Elle cite ainsi deux acteurs des événements de l’époque : « Le principal organisateur des protestations paysannes, Jean-Marie Saillour, parachutiste en Algérie, justifie cette importation : « Jusqu’au procès, c’était la guérilla ! On a scié les poteaux téléphoniques. C’était un peu ce que faisaient les fellaghas en Algérie aussi. En Algérie, toutes les nuits, les poteaux étaient coupés… Il fallait faire quelque chose. Ce n’était pas très populaire bien sûr, mais c’était un moyen de semer le désordre (..) Cela marquait, parce que cela créait une ambiance de désordre, de tension ». Ces propos sont corroborés par ceux de Pierre Abéguilé, qui, en 1961, avait conscience du caractère performant de la guérilla menée par les nationalistes algériens : « A Morlaix, c’est moi qu’ai été désigné donc, pour dire « Faites tout ce que vous voulez. Coupez les poteaux téléphoniques ». J’avais voulu faire référence à l’Algérie (..) en disant « là-bas, ça réussit », parce qu’on sentait que ça réussissait déjà (..) Pourquoi pas ici ? » De même un viticulteur du minervois, ancien militant du Comité d’Action Viticole, organisation clandestine qui a mené de très nombreuses actions violentes (y compris des attaques à l’explosif) jusqu’en 2009 raconte ainsi : « Si on est devenus plus durs, c’est parce qu’on avait fait l’Algérie. On avait combattu et on était prêts à continuer, tout pareil. On savait… On avait vu les autres se battre aussi, je veux dire les Algériens, les fellagahs quoi… Ils se battaient avec presque rien et ils arrivaient à les… ils arrivaient à faire mal, à faire douter les autres, là-haut. Faut voir qu’à ce moment là, c’était dans toutes les têtes, hein. C’était tout frais. A ce moment là, on a parlé de ça dans les réunions du syndicat. Je me souviens. On parlé de notre expérience, quoi. On a dit qu’on était prêts à y aller, à remuer l’État nous aussi, avec nos petits moyens. Les autres, au syndicat, ils avaient peur qu’on fasse les têtes brûlées, qu’on fasse n’importe quoi et que tout se casse la gueule à cause de nous. Ils étaient… Ils savaient pas trop quoi faire avec nous » ( cité dans Antoine Roger «  Syndicalistes et poseurs de bombes Modalités du recours à la violence dans la construction des « intérêts vitivinicoles » languedociens »).

Comme nous n’aurons de cesse de le souligner dans cet abécédaire en termes de répertoire d’actions, il n’y a jamais rien de radicalement nouveau sous le soleil, ce qui se modifie par contre c’est la composition sociale qu’on retrouve derrière un moyen de protestation. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’en France si les blocages menés par les agriculteurs ont fortement décliné, du fait d’une impunité et d’une popularité moindre, de la segmentation accrue de la profession mais surtout faute de combattants, ce furent les lycéens et étudiants qui les premiers reprirent le flambeau certes d’une façon plus symbolique que réellement effective ( cf la manie de l’occupation des gares dans le mouvement contre la loi travail).

Routiers et gasoil
Bien évidemment l’autre figure récurrente du blocage de routes, etc c’est le routier lui même. La pratique a ses caractéristiques propres bien différentes de celle des agriculteurs, cela tient selon Guillaume Courty dans article « Barrer, filtrer, encombrer : les routiers et l’art de retenir ses semblables » à la nature du groupe routier : « il n’est ni patronal, ni artisanal, ni salarial, ni ouvrier mais tout à la fois. Les routiers sont un groupe social qui fait croire en son existence et qui est le produit des différentes catégories sociales qui l’ont mobilisé à leur profit pour se redéfinir à partir du début des années trente. (…) Si les routiers ont la réputation de barrer les routes, ces individus sont aussi bien des patrons que des conducteurs salariés ou artisans. Mais le fait marquant provient de ce que personne ne va chercher à distinguer l’entrepreneur du salarié : le fait de voir un camion entraver la circulation suffit à faire la preuve que « les routiers barrent les routes ». Pourtant cette illusion ne résiste pas à l’analyse : les routiers ne barrent pas les routes, ils usent d’une technologie particulière d’action collective permettant de regrouper ses semblables, de manifester le groupe. » Ce n’est certes guère du côté de l’hexagone où la pratique ne s’est jamais extirpé de sa gangue corporatiste et a-classiste, qu’il est intéressant de regarder mais plutôt vers les États-Unis où le phénomène du blocage a parfois pris des tournures surprenantes à partir du choc pétrolier de 1973.

On sait qu’aux Etats-Unis le très puissant syndicat des Teamsters a exercé un règne sans partage tout au long du XXe siècle sur la profession. Pourtant le 3 décembre 1973, alors que les effets du choc pétrolier commence à se faire sentir, c’est un routier indépendant J.W. Edwards qui va déclencher, avec les moyens du bord, l’un des mouvements les plus importants qu’est connu ce secteur d’activité. Excédé par la hausse des prix, le rationnement et une nouvelle limitation de vitesse promulguée par le gouvernement, il utilisa sa CB ( la fameuse Citizens Band, radio utilisée principalement par les routiers pour signaler les conditions de trafic ou les contrôles policiers) pour annoncer qu’il bloquait une route fédérale en guise de protestation. En moins d’une heure il fut rejoint par d’autres routiers et le lendemain plus de 10 États américains étaient affectés par divers blocages par des routiers indépendants, qui quoiqu’assurant 70% du fret dans le pays n’avaient jamais agi par eux-mêmes dans une telle mesure. Les premières négociations ayant échoué, une nouvelle vague de blocages, cette fois accompagnée de sabotages des véhicules de ceux qui refusaient de participer, se tint du 13 au 14 décembre puis le 31 janvier 1974, menant à de nombreuses mises au chômage technique et à quelques pénuries localisées, avant que le 7 février ils obtiennent quelques concessions qui mirent fin au mouvement. Point la peine d’être grand clerc pour y voir un précédent relativement saisissant des débuts du mouvement des gilets jaunes…

Un autre épisode surprenant se tint à Levittown en Pennsylvanie les 23 et 24 juin 1979. Cette banlieue ouvrière porte le nom du promoteur William Levitt, considéré comme le père de la « suburbia » moderne aux États-Unis et connu pour avoir étendu la production de masse et la ligne d’assemblage à la construction de maisons, féroce opposant aux syndicats il fut aussi un partisan acharné de la ségrégation et refusait de vendre ses maisons à des noirs. C’est ainsi qu’avant le blocage suivi d’émeute de 79, Levittown était jusque là connue pour les événements d’aout 1957 pendant lesquels une foule blanche surexcitée terrorisa une famille afro-américaine qui avait eu la mauvaise idée de vouloir s’installer dans la ville. Cet épisode a inspiré à Lorraine Hansberry sa fameuse pièce de théâtre de 1959 «  A Raisin in the Sun » ou plus récemment le film Suburbicon de George Clooney, la ville et son histoire étant par ailleurs l’objet d’un ouvrage collectif Second Suburb: Levittown, Pennsylvania sous la direction de Dianne Harris. Comme l’écrit Matt Huber dans son article « Shocked: “Energy Crisis” and Neoliberal Transformation in the 1970s » : « Il serait difficile de trouver un paysage qui représente mieux le boum suburbain de l’après-guerre aux Etats-Unis que Levittown. (…) Levittiwon était la concrétisation sous forme de paysage du compromis de classe entre capital et le travail qui commença à se désintégrer dans les années 70. » Le blocage et l’émeute de juin 79 constitue pour cet auteur, ainsi que pour David M. Anderson dans son passionnant article : « Levittown Is Burning! The 1979 Levittown, Pennsylvania, Gas Line Riot and the Decline of the Blue-Collar American Dream », un tournant décisif : « L’émeute exprimait les contradictions sous jacentes au consensus de classe de l’après-guerre, basé non seulement sur l’essence pas cher, mais aussi de hauts salaires, un niveau de vie et un confort en progression constante pour les cols bleus et une géographie excluante préservant le privilège suburbain blanc. Quand l’essence est venue à manquer, les consommateurs ouvriers l’ont perçu comme juste une menace de plus sur leur mode de vie, en même temps que les attaques contre les salaires et les avantages au travail, les appels à l’austérité et l’inflation galopante. »
Les routiers indépendants , organisés depuis les blocages de décembre 1973 en divers associations plus ou moins formaliséés, avaient appelé à une grève nationale le 21 juin 1979 demandant que le gouvernement fédéral impose un contrôle des prix du gasoil ainsi que diverses aides spécifiques au secteur. Dés ses débuts la grève fut accompagnée de blocages et d’intimidations des non grévistes. Selon David M. Anderson des incidents armés se produisirent dans 11 États et firent un mort en Alabama, l’état d’urgence ayant été déclaré en Floride et dans le Wisconsin où la garde nationale fut mobilisée. Le 23 juin 79 lorsque des camionneurs indépendants de Levittown décidèrent d’aller bloquer le carrefour dit des cinq points où se trouvaient la plupart des stations services de la ville, ils furent vite rejoint par 1000 à 2000 habitants de la ville. Très vite le blocage « dégénéra » en émeute suite à une intervention maladroite de la police pour débloquer le carrefour. Au cri de « No Gas My Ass » ( pas d’essence, mon cul !) des stations services et des magasins furent saccagés, des véhicules incendiés et un routier fonça même sur la police avec sa voiture. Suite à la mise en place de l’état d’urgence et une grosse centaine d’arrestations le calme revint non sans que Levittown ne fasse donc une fois de plus la couverture des journaux, notamment la photo devenue célèbre d’un jeune homme torse nu dansant à côté d’une voiture en feu. L’historien et sociologue de la ville Chad M. Kimmel écrit d’ailleurs assez sévèrement dans sa thèse « Levittown, Pennsylvania. A sociological History », que «  De fait jamais la communauté ne s’était réunie ainsi depuis l’été 1957, 22 ans plus tôt. Certainement dans la foule beaucoup étaient trop jeunes pour même se souvenir de cette histoire commune. Mais pour ceux qui se souvenaient des événements qui avaient entouré l’installation de la famille Myers, cette protestation ne ressemblerait à rien de ce qu’ils avaient pu voir auparavant. »

Si au bout du compte l’émeute fut relativement bénigne et que les camionneurs indépendants mirent fin à leur mouvement au bout d’une semaine, elle a eu une portée symbolique et même politique importante. Elle mettait à jour une crise latente dans ces banlieue ouvrières qui allaient aller en s’aggravant avec la désindustrialisation, qui touchera Levittown de plein fouet avec la fermeture de la gigantesque aciérie de US Steel autour de laquelle était organisée la ville. David M. Anderson souligne ainsi le rôle des femmes dans cette courte révolte et le motif de leur présence sur le blocage : « A cause de la participation croissante des femmes au marché du travail et la revendication d’une plus grande mobilité, beaucoup de familles commencèrent à acheter deux voire parfois trois voitures. Le double choc pétrolier des années 70 exposèrent la dépendance croissante des Levittowniens à la voiture. Comme un éditorialiste de la presse locale le souligna à l’époque : « On ne peut pas avoir de banlieue sans voitures. Les gens conduisent pour aller travailler. Ils font les course dans les « malls ». Ils conduisant pour aller à l’église ou l’école, pour voir leur famille et leurs amis. La pénurie d’essence ne crée pas simplement un inconvénient pour se déplacer, elle menace tout un mode de vie. » Quand les camionneurs indépendants grévistes arrivèrent à Levittown, les résidents de la ville et en particulier les femmes, soutenèrent la grève pour exprimer leur propre griefs contre cette menace faite à leur « mode de vie ». Compte tenu de la double charge domestique et salariée qu’elle était obligée de porter, il n’est pas surprenant que les femmes aient été à la tête du mouvement. Dans la plupart des cas, elles s’indignaient de l’inaction gouvernementale. Une résidante appelait ainsi à une grève général des consommateurs pour «  arrêter le pays «  une journée : « Au moins le gouvernement va voir à quel point nous sommes en colère, et peut-être le président et le congrès entendront-ils notre message, que nous en avons marre d’être volés et que nous ne voulons plus subir. » Pour les résidentes de Levittown, la crise pétrolière soulignait leur identité de consommateurs ouvriers soumis à une trop grosse pression pour s’offrir des loisirs de classes moyennes. » ( David M. Anderson). Dans un sens elles furent entendus puisque dans un fameux discours télévisé, surnommée « discours du malaise » le président Carter évoquant la crise énergétique la doubla d’une « crise de confiance » : « C’est une crise qui frappe la coeur et l’âme de notre volonté nationale. On peut distinguer cette crise dans les doutes qui montent sur le sens de nos propres vies et dans la perte de l’unité de notre nation. L’érosion de notre confiance dans le futur menace de détruire le tissu social et politique. Restaurer cette foi et cette confiance dans l’Amérique est désormais la mission la plus importante qui nous incombe. » ( Cité par Chad M. Kimmel).

On peut noter que dans un long article paru dans le New-York Times et devenu depuis un livre, le journaliste Nathaniel Rich identifie l’année 1979 comme celle où aurait pu s’effectuer un tournant dans la transition écologique et dans la conscience alors naissante des périls du changement climatique. Si Carter, qui pour l’anecdote avait fait installer des panneaux solaires sur le toit de la maison blanche pour faire chauffer l’eau du bâtiment, eut quelques velléités de réduction de la dépendance au pétrole mais face au blocage du congrès et aux divers jeux d’influence longuement décrits par Nathaniel Rich, il en revint vite aux solution de court-terme pour garantir l’approvisionnement des américains. On est en droit de penser que les événements de Levittown furent aussi pour quelque chose dans ce revirement….
A peu près à la même époque, en Grande Bretagne, les camionneurs furent là aussi parmi les initiateurs d’un vaste mouvement de protestation communément appelé l‘« l’Hiver du mécontentement ». Après qu’une grève des ouvriers de Ford à l’automne 1978 ait fait voler en éclat les velléités du gouvernement travailliste de juguler l’inflation en imposant un seuil maximum d’augmentation des salaires à 5% par an, les chauffeurs de camion-citernes affilié à la même Transport and General Worker’s Union que les ouvriers de Ford déclenchèrent une grève non officielle le 3 janvier 1979. Dés le 8, ils avaient obtenus une augmentation de 15%, mais les conducteurs de Texaco refusèrent de reprendre la travail et continuèrent à organiser des piquets volants pour bloquer les dépôts des autres compagnies où le travail devait reprendre. Dans la foulée, les camionneurs avaient également lancé leur grève nationale, demandant 40% d’augmentation et une baisse du temps de travail, et celle-ci eut très vite des répercussions puisque dés le 8 janvier de usines commençérent à fermer faute d’approvisionnement, de même des milliers de station services durent fermés tandis que les camionneurs organisaient des piquets volants pour bloquer les ports, les raffineries et les entreprises où la grève n’avait pas prise. La ville de Hull dans le Yorkshire fut même soumise à un blocus total, les grévistes décidant ce qui pouvait ou ne pouvait pas entrer dans la ville. Malgré les appels à « sauver le pays de la faillite » émis par le premier ministre et la menace du recours à la loi martial, les camionneurs tinrent bon pendant un mois mettant quasiment le pays à l’arrêt avant qu’un accord intervienne le 29 janvier. Cet accord servit de modèle pour toute la suite du mouvement qui s’étendit à d’autres secteurs, les fameuses grèves des croque-morts et des éboueurs, ainsi qu’aux travailleurs du service public. Formidable mouvement de grèves, qui semble impensable aujourd’hui, l’hiver du mécontent n’en marquait néanmoins pas un tournant puisque peu après l’arrivée de Thatcher au pouvoir allait incarner un roll-back radical illustré notamment par l’effondrement dans les années 80 des journées de travail perdues pour fait de grève.

Il y a donc probablement un peu d’ironie involontaire dans cet éditorial qu’on a pu lire, 20 ans plus tard, dans le Time du 14 septembre 2000 : « Cette crise pourrait être véritablement un événement historique. Ce pourrait être le moment où la Grande Bretagne oublie les dures leçons de réalisme économique, des incitations du marché et de la rigueur sociale et retombe dans les illusions et les complaisances des années 60 et 70. Ce pourrait être le moment où le public britannique décide qu’il peut ignorer les lois de l’économie, que l’auto-discipline créé par l’insécurité économique des années 80 peut être abandonnée comme un vieille fresque passée de mode. Après la seconde guerre mondiale, le monde occidental a connu plus de deux décennies de plein emploi avant que les leçons des années 30 soit oublié dans l’écroulement de la discipline sociale qui commença en 1968. La grande bretagne est-elle sur le point d’oublier les leçons des années 80 avant même que le plein emploi ne soit restauré ? » Ce qui provoquait l’angoisse de cet éditorialiste c’était les blocages spontané menés principalement par les paysans et les camionneurs durant le mois de septembre 2000. Protestant contre la hausse des prix du pétrole, et le poids des taxes ( 81,5% du prix) dans celle-ci ils commencèrent dés le 8 septembre à bloquer des raffineries, le mouvement s’étendant rapidement, l’habituel escalade, peur de la pénurie, achats de panique et pénurie effective se mit en place et le 12 septembre pas moins de 3000 stations services avaient du fermer, le système de santé placé en alerte rouge et l’armée mobilisée pour assurer les approvisionnements vitaux. Le mouvement commença à décliner dés le 14 septembre et prit progressivement fin, laissant tout de même derrière lui une ardoise d’1 milliards de livres selon le patronat…

Dans le contexte « gilets jaunes » il est intéressant de se pencher sur les analayses qui ont été faites à l’époque de ce mouvement. Dans un article collectif de 2003 « Explaining the fuel protests » plusieurs chercheurs donnent d’ores et déjà cette précision intéressante : « L’impact immédiat des protestations fut beaucoup plus profonds que ce que les protestataires avaient anticipé. Cela était du principalement au fait qu’il avait frappé un point vulnérable de l’économie, le réseau de distribution d’essence, qui était organisé sur le principe du juste à temps. Cela combiné, par les rationnements anticipés par les consommateurs et donc les achats de panique, magnifia l’impact des protestations bien au delà des attentes des protestataires. » De même les auteurs replacent ce mouvement dans le cadre plus large des protestations en France et en Europe contre la hausse des prix du gasoil en cette année 2000 et constate une circulation des modes d’intervention : « La recension des précédentes protestations donne un aperçu intéressant de la diffusion des répértoires de contestation. Il y avait quelques contacts avec la France mais c’est plus probablement les images des mouvements en France relayés par les médias plutôt que les contacts personnels qui expliquent la diffusion des protestations sur le prix de l’essence à la Grande Bretagne. Ce sont le fermiers du nord du Pays de Galles qui ont pris l’initiative et ont pris la décision spontanée de bloquer la raffinerie de Stanlow. Cela inspira ceux qui étaient déjà impliqués dans les réseaux de protestation de fermiers et de routiers pour agir au niveau de leur propre localité. » De même pour les gilets jaunes, les mobilisations contre les 80km/h ou la taxe sur les ordures ménagères dans certaines localités ont probablement joué le rôle de « tour de chauffe ». Les auteurs constatent enfin que cette hausse du prix de l’essence s’inscrivait dans une stratégie plus globale de l’État anglais et se multiples contradictions : « Les protestations contre le prix de l’essence peuvent être comprises comme le résultat d’une contradiction dans la politique économique néo-libérale. Les augmentations du prix de l’essence des années 1990 en Grande Bretagne trouvent leur origine dans la stratégie économique de l’État. Celle-ci supposait une restructuration majeure des finances publiques consistant à dépendre moins des impôts sur le revenus ( des personnes et des entreprises) pour mieux attirer les investissement du capital transnational. Cela reflète le mode à dominante principalement financière d’insertion de la Grande Bretagne dans l’économie capitaliste globale de même que l’importance croissante de la « globalisation » comme discours influant la stratégie économique de l’État, interprétée principalement en termes de développement de la compétitivité pour acquérir des parts d’investissements de la part d’un capital transnational très mobile. (…) L’augmentation des taxes sur l’essence était donc principalement un problème de finances publiques, ce qui devint ensuite l’objet d’une contestation de la part des principaux perdants de cette stratégie économique. »

Le mouvement provoqua des débats dans les milieux d’extrême gauche qui ne sont pas sans rappeler ceux qui se sont déroulés dernièrement. Dans un texte à l’optimisme un peu béat, comme beaucoup de ce qu’on a lu et qu’on va certainement lire sur les gilets jaunes, le groupe signant B.M. Combustion se faisait écho de ces controverses : « Ce mouvement ne rentrait pas dans les catégories existantes et cela perturbait tout ceux qui adorent les paradigmes descriptifs dont on peut abuser : « entrepreneurs petit-bourgeois », « nigauds anti-écologistes », etc..(…) Ils étaient soit des Poujadistes français des années 50 ou alors des équivalents des routiers chiliens qui avaient aidé à renverser Allende et à mettre en place la dictature de Pinochet. Essentiellement il s’agissaient donc d’animaux imbéciles, agitant des drapeaux à croix de st-george, anti syndicaux, cupides et pollueurs (…). » Le groupe croyait quant à lui déceler dans les assemblées tenues sur les points de blocage un renouvellement bienvenu après des années de pacification thatcherienne et Neo-travailliste : « L’aspect le plus inspirant de ces blocages ( les gens dans la rue s’y référaient toutefois comme la grève) étaient les meetings permanents qui se tenaient sur les bords de route et dans les campements autour des raffineries. Même si le terme assemblée est peut-être trop fort, ces réunions se développaient dans de nombreux points du pays tandis que des gens de tout milieux les rejoignaient.(…) C’était particulièrement vrai à Stanlow, au sud de Liverpool et a Grangemouth, sur le côte ouest de l’Écosse. Ce qui consistait en un petit groupe de gens au départ croissait de jour en jour et aurait pu devenir une marée si les blocages n’avaient pas été levés si rapidement. Des familles se présentèrent, des conducteurs de taxis, des ouvriers du bâtiment, des chômeurs, des petits entrepreneurs de même que les divers excentriques qu’on retrouve dans ce genre d’occasions. Le plus important c’est que dans ces assemblées du bord de route, quoi qu’il arrive quiconque était là, indépendamment de son statut, job ou genre, avait le droit de voter sur les taches pratiques immédiates (…) De bien des façons c’était l’aspect le plus remarquable de cette grève-blocage. Ce type de démocratie directe ultra-égalitaire n’était pas apparu sur ces iles depuis bien bien longtemps et probablement même avant que n’existe le syndicalisme (…). »

Blocage de chômeurs
Dernière étape de cette rétrospective historique, les blocages menés par les chômeurs argentins et plus généralement sud-américains à partir du tournant des années 2000. Il semble que des blocages aient commencé à se produire dans les années 1990 dans les quartiers ouvriers de Buenos-Aires pour protester contre les tarifs de l’électricité pratiqués par les compagnies privatisées et par les coupures de courant effectuées aux domiciles de ceux n’étant pas en mesure de payer leurs factures.Mais comme le rappelle Bruno Astarian dans son indispensable brochure Le mouvement des piqueteros Argentine 1994-2006 : « Les premières apparitions du mouvement piquetero ont eu lieu dans la province de Neuquén à la fin de 1994, lorsque l’achèvement de grands travaux de barrages fluviaux dans la région a entraîné une poussée du chômage. A Senillosa, cité-dortoir pour les ouvriers travaillant sur ces barrages, des travailleurs licenciés ont alors commencé à s’organiser en assemblée populaire, d’où sortit la proposition d’établir un bar- rage routier. Celui-ci se développa et bientôt ce fut toute la localité qui se mit en grève générale. (…) Les barrages de routes qui ont fait connaître les piqueteros partout dans le monde ont été établis en 1996 à Cutral Co et Plaza Huincul, dans la province de Neuquén. C’est ce qui fut appelé le premier Cutralcazo. Cutral Co et Plaza Huincul sont deux villes qui n’existent que par l’activité d’YPF, la société pétrolière nationale que Carlos Menem, président de 1989 à1999, décidera en 1991 de privatiser. Quatre mille salariés furent licenciés d’un seul coup. D’autres emplois furent supprimés par la suite. Sans guère d’indemnités de licenciement ou de chômage, les habitants se firent bientôt couper le gaz et l’électricité. Non seulement YPF était le principal employeur de ces localités, mais de plus la société avait traditionnellement une politique sociale avancée (protection sociale, logement, loisirs) qui en faisait un état dans l’Etat . La réaction des travailleurs licenciés fut d’autant plus forte. Car en plus des licenciements massifs, tout le système de protection sociale fut démantelé pour ceux qui restaient salariés d’YPF. » (Bruno Astarian) Ainsi était né cette appellation de piquetero qui « vient de « piquet », au sens de barrage. Dans le cas des chômeurs argentins, il ne s’agissait pas de barrer l’entrée ou la sortie d’une usine, mais de barrer la route et d’interdire la circulation. Dès que le prolétariat manifeste, il perturbe la circulation. Avec les piqueteros, on verra que les choses sont allées bien au-delà d’une simple perturbation, puisque l’arrêt de la circulation a pu durer des jours, voire des semaines. C’est une des particularités du mouvement piquetero. » (Ibid)

A partir de 2000 les blocages de routes se multiplient avant de culminer lors de la crise de 2001. Ainsi en aout, plusieurs milliers de chômeurs bloquèrent simultanément plus de 300 autoroutes, paralysant l’économie puis en septembre, en coordination avec les syndicats se fut Buenos-Aires qui fut complètement bloquée. Il faut noter le caractère fortement décentralisé et assembléiste de l’organisation des blocages : « On trouve dans ces événements des éléments qui seront constants par la suite : l’assemblée populaire, qui regroupe plusieurs catégories sociales, toutes touchées par la crise économique ; la préparation du barrage, qui ne se forme pas dans un brusque accès de rage de la part des chômeurs ; et l’association de la population locale à la lutte, dans ou à côté du barrage proprement dit. » (Astarian)

Comme le note James Petras dans son article « The Unemployed Workers Movement in Argentina » : «  La tactique de bloquer les autoroutes est centrale dans le succès du MTD (Movimiento de Trabajadores Desocupados principal organisation de piqueteros). C’est l’équivalent fonctionnel de l’arrêt de la production par les travailleurs. Cela paralyse la circulation des biens, tout autant les facteurs de production que les marchandises destinées au marché domestique ou à l’exportation. L’interruption de la circulation constitue aussi un événement électrisant pour les barios alentours. » La proximité d’un point de blocage favorise la manifestation de solidarités concrètes. De fait, comme le soulignait Astarian : « Il existait donc, dans la société argentine, toute une tradition de luttes dures en dehors des lieux de travail et sur une base territoriale. Les chômeurs y ont trouvé un terrain fertile pour développer le phénomène piquetero. L’importance de la base territoriale dans la naissance du mouvement piquetero est à la mesure de la désindustrialisation du pays et donc du fait que les usines perdaient beaucoup de leur rôle de re- groupement de la classe ouvrière. A l’inverse, les quartiers jouaient d’autant plus ce rôle que les femmes y avaient déjà, depuis des an- nées, une activité de survie immédiate collective (cuisine ou ateliers de couture, garde-robe), a fortiori quand ces quartiers étaient des bidonvilles-colonies développés par la classe ouvrière dans un mouvement organisé collectivement. Cette base territoriale de regroupement piquetero explique aussi l’extraordinaire solidarité dont ont plusieurs fois bénéficié les piqueteros face à la répression. Nous avons ainsi vu la population sortir de chez elle et les rejoindre face à la police et à l’armée, par exemple lors des deux Cutralcazo ou à Mosconi en mai 2000 et en juin 2001. Ces mouvements ont montré l’intensité du lien entre les piqueteros et leur base territoriale. »

Il faut bien sûr inscrire ces blocages, qui ont commencé à décliner à partir de 2004, et la large gamme de groupes sociaux qui y ont été impliqués dans le contexte argentin plus spécifique : « Ce que tout ces groupes ont en commun c’est qu’il s’agit de groupes non stratégiques agissant dans des zones stratégiques de l’économie. Le secteur d’exportation, les banques, les mines et le pétroles et certains secteurs de l’industrie sont les principales sources de devises étrangères ( pour payer la dette) et de revenus et de profits pour l’élite. La nourriture est importée, de même que les capitaux et biens manufacturiers intermédiaires. De la perspective de l’élite qui contrôle le processus d’accumulation, l’activité des chômeurs, des indiens, des paysans, des entreprises commerciales locales et des petites industries est superflue, sacrifiante et n’est d’aucune importance pour les activités centrales – l’export, les transactions financières et l’importation de biens de luxe. Mais la circulation de ces biens et de ces capitaux suppose une libre circulation sur les routes pour qu’elles puissent atteindre leur marché. C’est là que les « groupes marginaux » deviennent des acteurs stratégiques dont les actions directes interfèrent avec les circuits de l’élite et perturbe le processus d’accumulation. » (James Petras) Astarian tire le même constat mais certes un peu plus subtilement : « Il ne faut pas s’étonner de ce que le monde des piqueteros ait des limites un peu floues, débordant la catégorie des seuls chômeurs. On a vu que des ouvriers en grève recouraient au barrage de route quand c’était nécessaire. Les lieux de travail perdaient de leur importance stratégique. Car à un niveau plus fondamental, la désin- dustrialisation rapide de l’Argentine dans les années 1990 explique le transfert de la lutte du terrain des lieux de production à celui de la circulation des marchandises et de la reproduction immédiate du prolétariat. La fraction encore salariée du prolétariat, on l’a vu, ne néglige pas ce facteur et utilise souvent la méthode piquetera dans la lutte contre les patrons ou l’Etat. La généralisation des barrages routiers correspond ainsi à l’orientation du capital argentin vers l’extérieur, à la primauté de la circulation de la valeur sur la production de plus-value fraîche, au désintérêt du capital mondial pour l’Argentine en tant que pôle possible d’accumulation de capitaux nouveaux. »

Il faut noter que les blocages de routes n’ont pas concernés, ni ne concernent que l’Argentine puisque ce mode de lutte a été repris tant par les producteurs de coca boliviens, les paysans brésiliens ou colombiens où lors de la révolte contre la dollarisation de l’économie en Équateur. De même au Canada les communautés indiennes recourent très fréquemment au blocage de routes qui de moyen de dépossession et d’aliénation deviennent des lieux de résistance, le blocage prennent ici une signification symbolique et pratique forte comme le souligne Nicholas Blomley dans son article «  Shut the province down. First Nations Blockade » : « En tant que déclaration de souveraineté et d’appartenance locale, les blocages ont une profonde importance pour des personnes à qui ces deux choses ont été déniées. Systématiquement dépossédés par les colons, parqués dans des réserves marginalisées, confrontés aux formes légales et informelles d’oppression et de racisme, la revendication d’un territoire par les nations premières au travers d’un blocage marque non seulement l’affirmation d’une propriété, dans le sens le plus étroit, mais également une affirmation d’existence très chargé spirituellement. »
A l’ère des flux, entre idéologie et pratique

C’est volontairement que nous n’avons pas évoqué tout le volet activiste du blocage, notamment dans l’écologie -qu’on pense ici par exemple aux campagnes massives successives contre les transports de déchets nucléaires dits « Castor » en Allemagne ( Voir Autonome in Bewegung, Chap 9 « Der Castor Kommt »). En effet ce sont dans ces milieux activistes où les préoccupations tactiques ont pris le pas sur à peu près tout le reste, qu’une véritable idéologie du blocage comme moyen d’action s’est développée. Certains « révolutionnaires », néanmoins certifiés, médiatiquement et judiciairement, innocents, avaient cru y trouver le point d’archimède, avec des résultats pour le moins mitigé…On peut toutefois remarquer que les blocages effectués par les gilets jaunes au début du mouvement se situaient effectivement à la lisière de l’activisme, avec son le lot inévitable d’absurdités ( bloquer le carrefour mais pas l’intermarché). Cette « idéologisation » du blocage tient bien évidemment aux mutations de l’organisation industrielle et logistique tout entière vouée aux flux tendu qui semble offrir in fine ce talon d’Achille que tous les nano-blanquismes fantasment depuis bien longtemps. D’ailleurs toutes les métaphores d’agonie ( asphyxie, paralysie, etc) qui rythment les textes des divers idéologues du blocage semblent comme autant de piteuses redites des théories de l’effondrement qui hantent la critique sociale depuis des siècles…

Plus sérieusement, dans le cadre de cette nouvelle organisation par et pour les flux, on a pu voir quelques saisissants effets dominos de grèves dans le secteur automobile (Ainsi lors de la grève à la Fiat Melfi en 2004, qui aurait « coûté » 40 000 voitures non produites et 50 millions d’euros, en quelques jours l’ensemble des établissements Fiat d’Italie furent paralysés.) et surtout dans les transports ( Grèves surprises à la veille des départs en vacances à Heathrow en 2003 et à El prat-Barcelone en 2006, grève à la Deutsche-Bahn en 2007, etc.). Rappelons. d’ailleurs qu’au-delà de la rengaine des « faux-frais » ou des fonctions « formelles » et « réelles » (la polyvalence est passée par là), la plupart des travailleurs de l’industrie des transports ( qui« se distingue en ce qu’elle apparaît comme la continuation d’un procès de production à l’intérieur du procès de circulation et pour lui. » Capital Livre II) sont « productifs » au plein sens du terme (de plus-value). Bref la « grande circulation » (qui « embrasse toute la période depuis le moment où le capital sort du procès de production jusqu’au moment où il y retourne » Marx Grundrisse) se trouve donc régulièrement « bloquée » par les conflits provenants de sa propre « petite circulation» (qui « est continue et se déroule en même temps que le procès de production : elle porte sur la partie payée en salaire et échangée contre la force de travail. » ibid.) Les vagues de privatisation en cours sous l’égide de l’austérité, en Europe : Aéroports (France, Danemark, Espagne), compagnies et société de contrôle aériens (Portugal, Irlande, Grande-bretagne), autoroutes (Espagne), chemins de fer (Belgique, Portugal), infrastructures portuaires (Grèce) et poste (Grande-Bretagne, Belgique) devraient certainement réserver encore quelques jolis surprises….

Cette question du blocage nous ramène donc au rapport production/circulation dans la dynamique du capital. C’est un mérite du livre de Joshua Clover L’émeute prime que de s’être sans ambages saisi de cette question. Pour cet auteur « la crise manifeste le basculement du centre de gravité du capital vers la circulation, à la fois théoriquement et concrètement et l’émeute doit en dernière instance se comprendre comme une lutte sur la circulation, dont l’affrontement pour la fixation des prix et la rébellion surnuméraire sont deux formes distinctes, bien que liées. » Ainsi « La revendication salariale est confinée à n’être qu’une action d’arrière-garde indissociable de l’affirmation de l’être du capital. Le capital a déplacé ses espoirs de profit dans l’espace de la circulation et y a donc déplacé sa vulnérabilité. Le travail l’a accompagné et s’est déporté dans la circulation. De même le non-travail : les chômeurs et les sou-employés, ceux qui sont réduits à l’économie informelle, ceux qui sont laissés pourrir. Cette désindustrialisation a été fortement radicalisée. La mort de la revendication salariale annonce la progressive disparition des luttes sur la production, unifiées par le rôle commun des acteurs en tant que travailleurs salariés. En même temps, il n’est pas logiquement nécessaire que les participants à la lutte sur la circulation soient des travailleurs. Si les ouvriers ont un accès immédiat et la légitimité pour interrompre la production dans l’usine, n’importe qui peut libérer un marché, bloquer une route, un port. Comme au XVIIIe, les émeutiers peuvent être ouvriers mais ils n’apparaissent pas en tant que tels ; les acteurs ne sont pas unifiés par les emplois qu’ils possèdent, mais en ce que, plus généralement, ils sont dépossédés. Ils se rendent dans l’espace du marché, luttant pour la reproduction au-delà du salaire. »

Théorie séduisante certes mais qui oppose un peu platement production et circulation ou prend un peu trop au pied de la lettre certaines théories économiques sur la « subordination de la production à la circulation » . En l’occurence si on veut bien se re-pencher sur ce que Marx en dit, on s’apercevra qu’il est peut-être plus fécond de penser le jeu entre production et circulation comme une dynamique intrinsèque au capital plutôt que comme une oscillation très hâtivement historicisée : « Tandis que le capital tend, d’une part, nécessairement à abattre toutes les barrières spatiales qui s’opposent au trafic, c’est à dire à l’échange, et à conquérir la terre entière comme son marché, il tend d’autre part, à anéantir l’espace par le temps, c’est à dire à réduire à un minimum le temps que coûte le mouvement d’un lieu à un autre. Plus le capital est développé – et donc plus le marché sur lequel il circule et qui constitue l’itinéraire spatial de sa circulation est étendu – plus il recherche en même temps une plus grande extension spatiale et un plus grand anéantissement de l’espace par le temps. (…) La circulation du capital est réalisatrice de valeur, comme le travail vivant est créateur de valeur. Le temps de circulation n’est qu’un obstacle à cette réalisation de valeur et, dans cette mesure, il est un obstacle pour la création de valeur ; obstacle qui ne provient pas de la production tout court, mais qui est spécifique de la production du capital et dont la suppression – ou le combat avec cet obstacle- fait donc partie aussi du développement spécifiquement économique du capital et donne l’impulsion au développement de ses formes dans le crédit. » ( Grundrisse)
Selon nous c’est plutôt à l’aune de cette dynamique de l’obstacle qu’il faut saisir le rapport production/ circulation dans le mode de production capitaliste. Et plus encore il faut étendre cette notion d’obstacle, qui peut tout aussi bien consister en une communauté d’autochtones, un ensemble de rapports sociaux obsolètes voire une classe entière et bien évidemment toutes les formes de résistance du travail vivant ou marginalisé. Et de fait les diverses vagues successives de blocages que nous avons évoqué et leurs conséquences participent, à un bout ou l’autre du cycle, de cette dynamique…

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