Anarchie

Comment inscrire les gilets jaunes, toute proportions gardées et donc plutôt comme une déclinaison relativement mineure, dans le cycle de lutte dit « des places » qui s’est déployé dans le monde depuis la crise de 2008 ? et dans le nouveau cycle qui s’est dessiné, avant que la chape de plomb de la pandémie ne s’abatte, de Hong-Kong à Beyrouth en passant par Alger et Santiago ? Cette question reviendra de façon récurrente dans cette abécédaire. Et pour débuter,  l’anarchisme, qui n’a certes pas pour habitude d’être le plus petit dénominateur commun, constitue une entrée intéressante pour une étude comparative. En effet, par leur refus de la délégation et de la représentation, leur goût de la démocratie et de l’action directes, les gilets jaunes ont semblé s’inscrire en plein dans la tradition libertaire et ils constituaient, et on pourrait également y ajouter les soulèvements contemporains en Algérie et au Soudan, un exemple de plus de ces révoltes spontanées, « sans leaders ni partis » qui ont essaimé de l’Egypte et de la Tunisie à l’Espagne, de la Grèce aux États-Unis, de la Turquie au Brésil. Pourtant comme on l’a constaté lors de ces saisons jaunes on est, ici et là bas, bien loin de l’abolition de l’État dans les têtes et à fortiori dans les faits. La tension anti-autoritaire ne se cantonnerait-elle donc qu’aux questions d’organisation? L’horizontalité triomphante ne reflétant alors que celle des réseaux sociaux et/ou l’irrésistible individualisation des sociétés modernes.

Paolo Gerbaudeau propose une des rares analyses de ce paradoxe dans The Mask and the Flag. Populism, Citizenism and Global Protest. Il distingue dans cette série de mouvements qui court de 2011 à 2016, «  deux orientations politiques principales – le néo-anarchisme et le populisme de gauche- qui se sont rencontrées, mélangées et affrontées (…) ouvrant la voie à une nouvelle politique citoyenniste, l’idéologie émergente du citoyen indigné qui oppose la citoyenneté auto-organisée aux oligarchies politiques et économiques ». Leur convergence donnant naissance à ce qu’il appelle « l’anarcho-populisme » qui « articule les méthodes horizontales du néo-anarchisme et les revendications populistes de souveraineté. » Bref des mouvements « populistes dans leur contenu mais libertaires ou néo-anarchistes dans leur forme ». Précisons que les deux termes (néo-anarchisme et populisme) correspondent pour Gerbaudeau à deux traditions distinctes, l’une issue des luttes des années 60 et 70 puis du mouvement anti-globalisation et l’autre d’une défense de la souveraineté populaire que l’on retrouve sous plusieurs formes dans l’histoire mondiale. La contradiction évidente entre ces deux courants, «  Là ou l’horizontalité affirme l’idée d’une participation entre des individus égaux et sans leaders, la souveraineté exprime la nécessité verticale de l’unité du peuple et son contrôle sur et par l’État », serait donc dépassée grâce à une « revendication anti-oligarchique des droits du citoyen qui fournissait au mouvement une manière d’articuler ces sensibilités contradictoires. » Le vecteur anarchisant n’en servant pas moins au bout du compte à réhabiliter l’État, la Nation, le Peuple et à renvoyer provisoirement au rancart les luttes et revendications identitaires/minoritaires : « Les méthodes néo-anarchistes ont donné des résultats populistes. »
Quoiqu’il surestime probablement l’influence anarchiste et autonome dans des mouvements qu’il est tout de même très compliqué d’amalgamer, l’analyse de Gerbaudeau a quelques mérites dont l’un, non des moindres, est d’achever de réfuter les thèses des théoriciens fétiches de la France insoumise, Laclau et Mouffle, sur la nécessité du leader charismatique seul capable de donner au « signifiant vide » du peuple, « la plénitude de son sens ». Bien qu’il n’ait pas été absolument sans leaders, le mouvement des gilets jaunes n’a d’ailleurs pas suivi, si ce n’est de façon dispersée ou Francis Lalanesque, les indignés espagnoles ( Podemos), les occupants de la place Syntagma ( Syriza ) ou certains participants de Occupy Wall street ( Bernie Sanders) sur la voie du débouché politique. Il est probable que la tragi-comédie grecque autour du oxi/noi ( le fameux référendum sur l’austérité) est passée par là… Et vu l’obsolescence accélérée (À l’image de la déliquescence rapide du phénomène Corbyn) des nouveautés à une gauche de la gauche qui de reniement ( Grèce donc mais aussi Équateur ou Espagne) en catastrophe kleptoprétorienne ( Venezuela, Nicaragua) n’a de toute façon plus grand chose pour faire rêver, le « citoyennisme » évoqué par Gerbaudeau se retrouve donc vite lui-même face à ses propres apories.

Mais on pourrait dire de même pour l’anarchisme, entendu ici au sens strict (doctrinal et militant). Ainsi tout comme leurs compagnons grecs avant eux – les paysages « militants » dans les deux pays se ressemblent en l’occurrence beaucoup avec une vaste « aire » anti-autoritaire et une importante et très active fraction « insurrectionaliste »- les anarchistes chiliens n’ont pas été en mesure de porter la révolte beaucoup plus loin que les affrontements avec la police et les magnifiques destructions afférentes, ce qui a laissé ouvert l’habituel boulevard des solutions institutionnelles ( la nouvelle constitution) qui paraissent pourtant de plus en plus dérisoires vu la massification de la révolte et le refus général de la représentation et de la délégation.

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