La rente, l’État et la révolte (II)

Toujours autour de la question de la rente, nous nous permettons de republier ce texte de Hartmut Elsenhans : « L’Économie rentière en Algérie : continuités et discontinuités, perspectives » paru il y a 15 ans dans la revue Insaniyat ( consultable ici  ) qui donne une approche rétrospective originale de l’histoire du pays du point de vue d’une théorie, qu’il a développé dans de nombreux travaux, où la la rente occupe une place centrale. Nous ne partageons certes pas un certain nombre de points de vue exprimés ici ou ailleurs par cet auteur, pour qui, en faisant très bref, il faut sauver le capitalisme des capitalistes pour ouvrir la voie au socialisme (!). On peut lire aussi sur Algeria Watch, une interview donnée en 2015 à El Watan. 


L’Économie rentière en Algérie : continuités et discontinuités, perspectives

La grande continuité de l’histoire de l’Algérie me paraît résider dans les dimensions extraordinaires qu’a prises la rente pour ériger les blocages sociaux et économiques contre une transition vers un capitalisme à croissance auto- entretenue, orienté vers les besoins des masses. La rente est certainement un héritage lourd du passé de la plupart des pays qui ne sont pas dans le peloton de tête de l’industrialisation, car la spécialisation inégale à la suite de la révolution industrielle dans le centre du système mondial a largement renforcé les structures rentières, notamment aussi sur le plan politique par les orientations qu’ont forcément dû prendre les mouvements nationaux.
Pour un pays pétrolier tel que l’Algérie, l’emploi de la rente a été renforcé, en une fois, par la résistance farouche qu’a opposée la France à son indépendance, par des mécanismes répressifs marqués par des mesures de développement, et par la manne pétrolière, dont le pays a bénéficié. Mais, en outre, l’Algérie me paraît constituer, par des circonstances liées à l’époque de sa première colonisation et par les conditions de son insertion préalable au sein du monde non capitaliste de l’Empire ottoman, un cas encore beaucoup plus compliqué. Elle a été à cheval entre le mode de production communautaire et le mode de production tributaire (MPT) achevé, sur lequel s’est greffée une colonisation de peuplement, qui lui a bloqué l’issue latino-américaine et celle des grands empires colonisés asiatiques, pour lui laisser une voie originale d’accession et de façonnement économique et social de son indépendance.
En même temps, cette continuité rentière a ouvert, à maintes reprises, des possibilités de passage vers un développement auto-entretenu du capitalisme. La rente est un revenu aux effets socio-économiques contradictoires. Elle peut permettre l’investissement productif, à condition que ceux qui la contrôlent aient intérêt à le faire. Cet intérêt peut être suscité par la pression de visions propres à la classe dirigeante des économies rentières, comme c’était le cas en Algérie, notamment lors de la période de l’industrialisation planifiée sous la présidence de Houari Boumediene. L’utilisation productive des rentes a pu être aussi le résultat de pressions externes provoquées par une menace de l’extérieur, comme ce fut le cas dans la deuxième vague du colonialisme occidental, de Mohammed Ali1 en Égypte aux mouvements de Kuan-To-Shang- Han (mouvement d’autorenforcement) en Chine2, ou des réformes Meiji3 au Japon. Ces efforts n’étaient pas forcément voués à l’échec, comme le montre l’exemple du Japon.
L’utilisation de rente pour l’investissement productif peut être aussi le résultat d’une pression des masses populaires : le cas typique est la rareté de la main-d’œuvre, à cause des richesses naturelles qui requièrent son concours dans leur exploitation, comme c’était le cas des colonies européennes de peuplement en Océanie et en Amérique du Nord4. Elle peut aussi venir de la perception d’un danger émanant de pressions populaires, ainsi que le montrent les exemples de la Corée du Sud et de Taiwan dans l’après-guerre. Dans nombre de ces cas heureux, plusieurs de ces facteurs ont joué un rôle.
Rarement, pourtant, le seul engagement des classes dirigeantes, soit à base de bonnes intentions, soit en raison de leur peur de succomber à la colonisation et à des pressions extérieures, a permis la transition d’une économie rentière vers un capitalisme en croissance auto-entretenue et une société bourgeoise caractérisée par le pouvoir de contestation du monde du travail. Des succès seulement limités dans certains secteurs, notamment l’augmentation de la productivité dans certaines industries clés, ont pourtant provoqué le renforcement des structures rentières. Le cas de l’industrie d’armement doit être mentionné. Le pouvoir des classes dirigeantes des structures rentières s’est vu accru, en particulier à cause de l’absorption sectorielle de technologies, c’est-à-dire de la modernisation de l’appareil répressif et militaire.
L’Algérie a connu l’engagement de certaines de ses élites en faveur de l’industrialisation, des périodes de mobilisation populaire importantes qui se sont succédé pratiquement à intervalle d’une génération, la menace extérieure qui alla jusqu’à la mise en question de sa propre existence comme société ayant sa propre identité. Dans tous ces mouvements, la nécessité de la modernisation de l’économie et de la société était perçue, quelles que furent les combinaisons avec la nécessité de se relier à un passé à rétablir et à purifier. Mais, sur l’ensemble de son histoire comme élément d’un monde qui subissait des vagues de globalisation de plus en plus intenses depuis le XVIe siècle, jamais des éléments suffisamment forts n’ont pu être réunis simultanément afin de réaliser la transition de la société rentière vers la société basée sur le profit, l’expansion de la consommation de masse n’étant pas suffisamment importante pour faire disparaître la rente.

Un cas rentier à dimension historique exceptionnelle

L’Algérie entre dans l’économie mondiale, dominée par l’expansion des puissances capitalistes depuis le XIXe siècle, comme mode de production tributaire (MPT) faiblement organisé. Le remplacement des structures communautaires par des structures hiérarchisées toujours précaires des anciens empires est particulièrement limité dans l’Algérie précoloniale. Le mode tributaire qui domine cette Algérie côtière a laissé donc peu de possibilités de résistance face à l’envahisseur extérieur qu’est la France. La résistance du peuple rural, moins différenciée, comparable à celle des Indiens en Amérique ou de l’Afrique subsaharienne, se déclenche alors tardivement, certes avec une grande virulence, mais sans chances de succès contre un envahisseur prêt à faire la guerre économique aux communautés primordiales qui essaient de lui tenir tête5. L’épopée de la résistance héroïque d’Abdelkader mobilise, telle la lutte de Samory (1870-1898) en Afrique de l’Ouest, la résistance de communautés fort peu différenciées et liées entre elles par des liens confédéraux faibles. Comme dans toutes les résistances de sociétés à niveau de modes de production communautaire, elles pâtissent du manque d’une véritable agrégation en collectifs numériquement importants et de compétences technologiques qui permettraient, à la différence des MPT achevés, l’assimilation des méthodes et des technologies de guerre de l’Europe du début du XIXe siècle, mais sont efficaces surtout par la guérilla.
L’Algérie succombe au colonialisme occidental à une période où celui-ci ne dépend plus de la constitution de classes rentières fidèles locales, comme c’était le cas des conquistadores en Amérique latine, qui ne manqueront pas de devenir puissants d’abord sur le plan économique, ensuite aussi sur le plan politique, de mouvement d’indépendance par rapport à la métropole, qu’ils exploitent à leur propre profit6. L’Algérie devient une colonie de peuplement, à la différence de la plus grande partie des pays succombant à la deuxième vague du colonialisme européen des deux dernières décennies du XIXe siècle. En comparant les justifications de l’occupation de l’Algérie avec celles de Cecil Rhodes pour l’occupation de l’Afrique australe, on voit bien des similarités sur le plan interprétatif des conditions économiques d’un peuplement européen.
L’Algérie hérite donc d’une classe particulière de colons immigrants de l’extérieur. D’une part, cette classe est trop faible pour s’ériger en classe dirigeante vivant à partir de son propre pouvoir économique qui serait alors capable de défendre les intérêts du pays contre la métropole coloniale. D’autre part, sur le plan des relations entre la colonie et la métropole, cette classe de colons est suffisamment forte pour bloquer des tentatives d’intégration sociale à l’intérieur de la colonie, parce qu’à côté des « gros colons », existe un peuplement de « petits Blancs » qui bénéficient de privilèges économiques somme toute relatifs par rapport à la population colonisée, même à qualifications égales. Le grand colonat utilise l’argument raciste afin de maintenir sa position économique dans un monde colonial qui va, du reste, en s’appauvrissant, vu les tendances à la polarisation internationale des revenus qui accompagne l’essor régionalement limité du capitalisme dans le monde occidental.
L’Algérie présente cette particularité d’être à cheval entre une colonisation de type de prise de possession des terres capables de générer des rentes caractérisant la première vague du colonialisme européen, facilement assimilable à la constitution des anciens empires aux MPT, et la deuxième vague du colonialisme européen où, à côté des intérêts géostratégiques et des intérêts rentiers, la volonté de la recherche d’avantages monopolistiques par l’expansion capitaliste (marché, matières premières, travail bon marché) apparaît nettement. La place dans la hiérarchie sociale qu’occupent les classes rentières à orientation indépendantiste dans les colonies caractérisées par des MPT achevés, c’est-à-dire de nouvelles classes dirigeantes rentières ou bien d’anciennes classes rentières modernisées comme c’est le cas en Asie, est occupée en Algérie par un peuplement européen qui, par sa faiblesse relative, récuse toute velléité indépendantiste et, par sa force relative, toute politique d’assimilation aux terroirs, même en position privilégiée au sommet de la hiérarchie sociale.
Le mouvement national est alors un mouvement prolétaire, même s’il réussit à englober pratiquement toutes les fractions de la société musulmane, au moins à partir de la décennie qui précède le déclenchement de la guerre de libération. N’ayant en face ni une métropole qui seulement exploite le pays, ni une mobilisation large de sa main-d’œuvre pour une production d’exportation à l’intérieur de la colonie, le mouvement national en Algérie a des difficultés à se structurer en contre-société, parce qu’il lui manque le « sommet » de la hiérarchie sociale. Le seul moyen que le peuplement européen ait encore permis aux colonisés est l’accès à l’éducation et à l’instruction pour donner naissance à ce que l’on appelle les « évolués ». Cet accès à l’éducation renforce les obstacles à une mobilisation politique. Le flottement entre l’adhésion aux idéaux de la puissance colonisatrice et l’engagement en faveur d’une population colonisée pour donner à tous un même accès à la promotion intellectuelle et culturelle est parfaitement exprimé par la biographie de Ferhat Abbas.
Le mouvement national prolétaire est, à la fois, confronté à un adversaire prêt à l’utilisation de moyens répressifs importants et obligé de s’opposer au rôle de nourricière d’une métropole qui protège un certain type d’accession des colonisés à l’égalité politique, économique et sociale – ce que la littérature libérale de la France sur la tragédie algérienne continue à exprimer par le thème si souvent développé des « occasions manquées »7. La France n’aurait pas su aller assez loin dans la destruction de la culture et de la société algérienne pour rendre l’Algérie capable d’être assimilée à la France. Ce rôle de nourricière, concrétisé par le transfert de revenus de type rentier, est supposé faciliter l’adhésion des classes moyennes émergentes à un mode de civilisation dominant, attractif pour elles, vu le caractère improbable de l’indépendance. Cet espoir décapitera pour longtemps les mouvements populaires quand ceux- ci se manifesteront à la manière d’explosions spontanées. L’adversaire colonial devient d’autant plus redoutable qu’il répond à la résistance, non pas seulement par la répression, mais par une stratégie que j’appellerai de « gauchissement du système rentier », surtout dans la deuxième période de la guerre d’Algérie quand les moyens d’une telle politique ont été mis en place.
L’Algérie n’a pas seulement une position unique dans l’histoire de la colonisation du monde par les Européens, mais a eu aussi un adversaire unique, qui a perdu sa place de pays le plus avancé dans le monde européen par cette même avance qui l’a rendu étatiste sous le régime d’une monarchie absolue, et qui a maintenu cet étatisme par l’effort de rattrapage par une solution originale de mariage entre le plan et le marché, d’abord dans sa compétition avec les puissances anglo-saxonnes, ensuite dans sa rivalité avec l’Allemagne. Dans la période cruciale de l’après-guerre, cela s’est traduit par la planification économique sur le plan intérieur et l’ouverture sur les revendications de prix des matières premières stables sur le plan international pour le tiers-monde.
Les traits spécifiques de la métropole coloniale vont avoir un impact important sur le mouvement algérien de libération nationale, non seulement pendant la guerre d’Algérie, mais surtout après l’indépendance acquise dans des conditions d’épuisement de l’organisation de libération dans sa branche militaire, à cause de la répression assez efficace réalisée par la France coloniale. Un mouvement national aux colorations gauchistes, mais enraciné dans les réalités communautaires de l’Algérie, non seulement précapitalistes, mais datant des résistances locales contre la prise en charge de la société par une structure tributaire, ne pouvait manquer d’accepter l’offre de partenariat avec une métropole au discours relativement gauchiste dans les relations avec le nouvel État indépendant. L’absence d’une bourgeoisie autochtone forte met l’État aux commandes du développement. L’Algérie passe à côté de l’intégration au sein de l’aire la plus dynamique du capitalisme mondial, qui aurait permis de réussir à la transformer en pays à industrialisation récente parce qu’on appelle communément aujourd’hui la « mondialisation ».
L’échec de la tentative rentière à coloration gauchisante provoque en Algérie comme ailleurs la montée des forces culturalistes-identitaires. Encore une fois, ces forces partagent beaucoup de caractéristiques avec des mouvements comparables ailleurs dans le monde musulman et dans d’autres régions, notamment de l’Asie, à la différence pourtant qu’à l’intérieur de ces mouvements, les classes aisées ayant remplacé le peuplement européen dans l’accès à des rentes ont beaucoup moins de poids qu’ailleurs. Elles ont beaucoup plus de difficultés à combiner un étatisme éclairé à un libéralisme fonctionnellement limité parce qu’elles sont plus faibles. Ceux dont ces classes ont pris les places, donc les Européens et les musulmans favorables à la collaboration avec la France, ont subi le discrédit du manque de solidarité nationale, de sorte que cette fraction de la société algérienne se voit exposée dans sa volonté de modération d’être décriée comme « parti de la France ». Cette classe a de grandes difficultés à devenir hégémonique, avec sa propre définition d’une combinaison du marché et du plan dans l’intérêt de l’accumulation, par rapport aux intellectuels déracinés et de leurs troupes de choc hittistes. Celles-ci prônent un culturalisme qui risque de rejeter l’ouverture vers l’extérieur comme moyen de faciliter la transition technologique et économique du pays. C’est là la faiblesse de ce qu’on appelle les « entrepreneurs pieux »8. La faiblesse de cette classe par rapport aux marginalisés la rend vulnérable aux tentatives d’accaparement par les anciennes classes-État d’orientation séculariste. Face aux constantes aspirations des marginalisés à la sécurité économique à base de clientélisme, la politique économique de cette classe ressemble étonnamment à l’ancien système rentier.

Un mode de production tributaire inachevé :
 le lourd héritage de l’Algérie précoloniale

À la fin des années 1960, il y eut un débat fameux9 sur le caractère politico- économique de l’Algérie précoloniale. Ce débat conclut à l’absence de féodalisme en Algérie précoloniale. Dans les campagnes, des aristocraties militaires étroitement liées par des liens clientélistes et donc proches de leurs populations prédominaient, tandis que le pouvoir turc, représentant un MPT, ne contrôlait qu’une petite partie du territoire algérien. Le bilad as-sultan était rétréci par rapport au bilad as-sibah, où le seigneur local – à la différence du seigneur féodal – ne tirait pas son pouvoir d’un ksar, mais de l’assentiment clanique par l’açabiya.
Malgré la taxation des aristocraties militaires par le pouvoir turc, le système tributaire tirait l’essentiel de ses ressources du « commerce » à longue distance. Il y aurait alors une coexistence simultanée entre un MPT asiatique et la démocratie militaire à la Marx toutefois en voie de différenciation sociale, donc en décomposition par rapport à son élément égalitariste.
Ce constat est important mais n’épuise pas ses virtualités pour le positionnement de l’Algérie dans l’histoire et dans le système mondial. L’Algérie, tout à fait similaire aux autres sociétés du monde musulman, et de certaines régions de l’Asie hors des grands systèmes fluviaux, est un MPT inachevé car ni les envahisseurs ni les élites locales ne sont capables de se constituer en classe-État centralisé ayant la capacité de réduire les producteurs en masse taxable.
Les deux indicateurs les plus pertinents sont, d’une part, la faiblesse d’un pouvoir administratif capable d’imposer sa volonté jusqu’au niveau des villages comme c’est le cas des grands empires anciens en Asie du Sud ou en Chine, même par personne interposée comme dans le cas des fermiers fiscaux que le régime ottoman pratiquait dans les provinces les plus proches de sa capitale. L’autre indicateur a souvent été commenté par les ethnographes orientalistes : l’absence de propriété privée exclusive.
Sans liens directs entre la classe-État centralisée d’un MPT et une paysannerie individualisée et au moins réduite dans ses obligations intercommunautaires, le pouvoir colonial développa un service administratif largement hiérarchisé. Les normes de comportement d’exécution dans les hiérarchies impersonnelles ne se sont guère développées en Algérie. L’Algérie garde la domination des structures communautaires, dans le cadre desquels un projet de modernisation économique même seulement limité n’avait pas pu être conçu dans l’ère précoloniale. Cette absence de MPT bien organisé inclut l’observation reprise depuis même par Mohammed Harbi10 selon laquelle l’Algérie précoloniale n’était pas constituée en nation. Pourtant, suivant les critères proposés, pratiquement aucune communauté précapitaliste ne constituait de nation.
Ce qui frappe dans l’Algérie précoloniale, c’est l’absence de tout effort de construction militaire, notamment dans le domaine de l’artillerie. Cela contraste avec l’Empire ottoman et l’Égypte de Mohammed Ali, qui ont déjà suivi, pendant des décennies avant la conquête d’Alger par les Français, les anciens Empires d’Asie en imitant l’Occident. La Chine est devenue grosse importatrice de savoir technique dans le domaine de la construction de pièces d’artillerie, au moins depuis le XVIIe siècle. Elle paie ce savoir par le droit à la présence locale des Pères jésuites. Les différents leaders anticolonialistes aux Indes, comme Hyder Ali, en font autant au moins depuis le milieu du XVIIIe siècle. À égalité de nombre, leurs armées sont capables de résister aux armées de la Compagnie anglaise des Indes à la fin du XVIIIe siècle. Le pouvoir turc à Alger et les chefs des aristocraties militaires de l’Algérie rurale ont-ils été aussi déconnectés de ce qui se passait en Méditerranée occidentale, voire de ce qui se passait dans le monde musulman ?
La colonisation de peuplement exclut aussi bien la formation d’une nation à la base du MPT que la formation d’une nation à la base du mode de production capitaliste
La France de 1830 est à cheval entre la formation d’Empires poursuivi par les monarchies absolues européennes tout à fait en parallèle avec la formation des anciens Empires des MPT, et le colonialisme des puissances capitalistes développées, qui commence à se dessiner comme option historique. Cela explique le flottement entre une colonisation de peuplement qui vise à augmenter la population exploitable d’origine métropolitaine, donc politiquement sûre, et la création d’une tête de pont, non plus basée sur les liens du sang, mais sur l’adhésion à une puissance coloniale de certaines élites.
Le passage de la première vague du colonialisme du XVIe au XVIIIe siècle à la deuxième vague du dernier quart du XIXe siècle est marqué par l’essor industriel dans les métropoles coloniales. Cet essor est lié à l’expansion des marchés de masse internes, même si de nombreux pays concernés luttent encore avec les effets de la marginalité qui caractérise pratiquement toutes les économies précapitalistes11. L’émigration est un instrument pour faciliter la gestion de la marginalité. Sans perspectives d’amélioration considérable du niveau de vie, comme c’est le cas en Amérique du Nord, la colonisation de peuplement n’attire que les marginaux aux revenus bas. L’Algérie reçoit de tels migrants, mais rapidement la colonisation agraire devient l’affaire de grandes compagnies puisque devenir paysan, même moyen, en Algérie ne paie guère. Il y a donc colonisation de peuplement sans constitution d’une société numériquement majoritaire d’origine européenne en Algérie.
En parallèle, et comme condition de l’essor du capitalisme, les salaires réels montent dans les pays capitalistes avancés. Ces hausses sont d’abord faibles, à cause de la croissance démographique. L’augmentation rapide des populations dans les pays capitalistes avancés implique le recours de plus en plus marqué à des terres agricoles moins productives. Cela contrecarre les efforts de l’innovation technologique. Ce facteur de blocage est surmonté dans la plupart des métropoles coloniales dans le troisième quart du XVIIIe siècle. Le travail européen devient cher et, de ce fait, les travailleurs sont de plus en plus réticents à émigrer. En même temps, la recherche de travailleurs locaux en Asie et en Afrique devient économiquement intéressante, notamment dans la production de matières premières, où des gisements riches permettent de parer à la détérioration des conditions naturelles de production en Europe. La diversification de la demande de masse dans les métropoles (notamment fruits nouveaux, expansion de la consommation de boissons tropicales : cafés, thé, cacao) s’ajoute comme facteur de la diversification des exportations des colonies.
L’Algérie est pourtant pauvre en matières premières. Jusqu’à la découverte du pétrole saharien dans les années 1950, elle vit d’abord de l’exportation du blé, et, à la fin du XIXe siècle, devient pays viticole. Pour la colonie de peuplement, la pauvreté de l’Algérie est lourde de conséquences : pour les gros propriétaires colons, la rente foncière ne peut exister qu’à partir de l’intégration de l’agriculture moderne algérienne dans le système de soutien de prix français aux produits agricoles. Les quotas d’importation de vin que l’Algérie indépendante devra demander à la France en font foi.
Pour le grand colonat, que certains aiment appeler abusivement « capitalisme agraire », il ne peut y avoir de sécession d’une Algérie au régime de l’apartheid. Il n’y a pas de solution d’indépendance créole, comme ce fut le cas en Amérique latine à la fin du XVIe siècle ou de l’Afrique du Sud après la deuxième guerre mondiale, même s’il y a un comportement socioculturel de type créole (opposition à l’égard de la métropole et des francaoui, exclusion des « autochtones » de la vie publique autant que possible) bien prédominant dans la minorité européenne.
La solution de la sécession de l’Algérie est utilisée comme épouvantail à certaines occasions. Il ne s’agit jamais de conflit entre le grand colonat et la métropole sur l’accaparement d’une rente produite en Algérie. Les conflits émergent toujours sur la disposition de la métropole à transférer des ressources au colonat et à ses alliés locaux ou, et cela fait l’objet de conflits plus aigus, sur le traitement à accorder à la population musulmane locale. Néanmoins, il n’y a jamais eu de vraie tentative de rendre l’Algérie indépendante de la France. Même les généraux qui ont voulu préserver l’Algérie du prétendu communisme du FLN afin que « Mers-el-Kébir ne devienne pas une base soviétique », tel le général Challe justifiant son action en avril 1961, n’ont vraiment pensé à procéder à une déclaration d’indépendance unilatérale qui – vu leurs appréciations sur la réussite de la destruction de l’Armée de libération nationale (ALN) – aurait dû être possible, au moins dans leur propre estimation de la situation sécuritaire.
Le grand colonat hésite à opter pour une coopération avec les élites anciennes et, surtout, les élites nouvelles qui naissent dans la société algérienne. L’Algérie connaît quand même une œuvre française comme n’en témoigne pas seulement le front sur mer de « Alger la Blanche ». Les Algériens dits « libéraux », souvent proches du grand colonat tel Jacques Chevallier, ont engagé les premiers pas timides vers une entente avec les forces vives du nationalisme algérien dans les années qui précédèrent la guerre de libération. Le problème de la distribution des terres où le patriotisme agraire des paysans algériens12 dépossédés pendant la colonisation ne pouvait manquer de constituer une pierre d’achoppement pourtant non incontournable. Les régimes établis dans le secteur moderne de l’agriculture algérienne après l’indépendance ont démontré que, même pour les nationalistes algériens, un retour de ce secteur des grands colons vers l’économie de subsistance des fellahs algériens était exclu.
Une telle solution aurait pu avoir une influence sur la montée des « évolués » algériens dans la hiérarchie sociale et leur participation à la vie publique. Pour eux, le développement économique et l’extension des droits de citoyenneté politiques et surtout économiques étaient plus importants que la restitution des terres. De plus, la civilisation française avait ouvert pour eux un accès à la modernité que beaucoup reconnaissaient comme un progrès introduit par l’œuvre de la France. Ce comportement n’est pas si différent de l’acceptation du libéralisme victorien par les nationalistes sécularistes du parti du Congrès indien13. Même les rentes dont disposait l’Algérie pouvaient être captées par d’autres moyens que la grande propriété terrienne comme le montre l’exemple de l’armateur Schiaffino.
Une telle politique aurait constitué un saut dans l’inconnu, que le grand colonat n’était pas prêt à risquer. De plus, les colons n’étaient pas forcés de recourir à une telle solution aussi longtemps qu’ils disposaient du soutien politique des petits Blancs européens en Algérie. L’échec d’une colonisation de peuplement par la charrue et l’épée que certains milieux de l’armée française souhaitaient a fourni au grand colonat européen d’Algérie une troupe d’appoint à utiliser dans des campagnes d’opinion en métropole, à des fins électorales en Algérie, dans les rues d’Alger si Paris osait envoyer un gouverneur qui lésinait sur les intérêts du grand colonat, et un atout sentimental qui permettait toujours d’appeler à la solidarité nationale.
L’Algérie politique devenait une pieuvre aux bras innombrables bien implantés dans pratiquement tous les rouages du système politique français, avec des antennes dans tous les partis politiques, ci-inclus initialement le PCF alors encore jeune des années 1920, les syndicats et toutes les organisations de la société civile française. Cela a permis au grand colonat d’imposer en Algérie un régime d’exception, au nom de la patrie en danger, même si ce régime d’exception n’était pas déclaré officiellement : il suffisait de la non-observation de la légalité républicaine par les services administratifs, notamment la police.
La destruction du MPT des villes algériennes et le remplacement des structures politiques au-delà des communautés et des confréries par un système français dominé par le peuplement européen équivalait à la décapitation de la société algérienne14. Si quelques membres de l’aristocratie militaire restaient dans le pays pour être tentés par des révoltes pratiquement toujours régionalement circonscrites, la première force politique panalgérienne est les « évolués », qui commencent à essayer de se tailler une place, d’abord de strapontin dans le système français avec le mouvement des Jeunes Algériens dès avant la première guerre mondiale, ensuite à travers des associations (professions libérales), notamment l’Association des élus15.
La seule ligne de résistance fiable pour la grande masse des Algériens, c’est la défense de la religion. Les classes démunies susceptibles d’utiliser la loi du nombre, contre l’exclusivisme européen, sont des paysans en situation économique de plus en plus précaire dans une Algérie aux sols agricoles rares. C’est donc en métropole que le Mouvement national algérien, l’Étoile nord- africaine, réclame l’indépendance. Le mouvement réussit à s‘implanter sérieusement seulement dans les années 1930 en Algérie.
C’est seulement après le déclenchement de la guerre de libération que le petit groupe de conspirateurs qui est à son origine réussit à créer le front multiclasses qui, comme ailleurs dans le tiers-monde, a été la caractéristique essentielle et le vecteur pratiquement unique de la lutte anticolonialiste d’abord pacifique.
Les masses algériennes passent d’une situation d’exclues, quelquefois associée à une solidarité dans le refus d’ouverture à caractère de passivité à l’égard du système qui leur est imposé par le colonisateur, à l’action violente, sans bénéficier du long processus d’apprentissage dont d’autres mouvements anticolonialistes ont joui pour accumuler des pratiques politiques de dialogue et des mécanismes de mobilisation de masse autour d’objectifs diversifiés. Il n’y a pas de débat sur l’élaboration d’un projet politique aux facettes multiples. Pour le FLN, il y a exclusivisme de l’objectif de l’indépendance d’abord.
Les conditions d’accaparement de la rente permettaient d’exclure la masse algérienne de la vie publique. Les possibilités de mobiliser la France pour les intérêts du système rentier dont elle avait fait le défenseur de ses intérêts géostratégiques en Algérie ont permis de littéralement matraquer toute velléité de la société algérienne de dépasser son « atomisation ». La défense des derniers bastions d’identité culturelle, dont la religion et les valeurs familiales, permettaient le refus de l’absorption. Le maintien des liens communautaires avec un minimum de solidarité, et seule la preuve de la capacité d’agir violemment, ouvrait l’accès à l’expérience vécue de la dignité d’exister, que Franz Fanon a cru devoir mettre en avant16.
Parmi les mouvements de libération nationale du tiers-monde, le Front de libération nationale algérien est l’un des rares à n’avoir pas profité du bénéfice d’une longue gestation dans des conditions relativement pacifiques, et se voit exposé aux critiques les plus acerbes de ses qualités organisationnelles et intellectuelles17.

Une France nourricière renforce le système rentier et l’atomisation de la société algérienne par un gauchissement d’utilisation de la rente

Les défenseurs libéraux de l’Algérie française à qui est dû au moins en partie le refus constant de la France de mener une guerre d’extermination en Algérie ont toujours mis en avant l’argument de l’œuvre civilisatrice de la France qui justifierait sa présence, même si, pour les Algériens, celui-ci a existé surtout sous forme d’échantillon18.
Face à la réussite du mouvement de libération nationale à faire éclater le carcan dans lequel les différents éléments du pouvoir colonial l’enserraient, la France réagit à partir de 1956 avec une politique d’extension des bienfaits rentiers à des couches plus larges d’Algériens afin de mieux dissoudre les liens communautaires, naturellement comme complément de sa politique de répression. Les instruments de cette politique de distribution d’une rente sont une intensification de l’éducation, notamment dans le primaire, l’accession des Algériens musulmans aux responsabilités politiques (fonction publique, mandats électoraux, en particulier sur le plan local), en tant que citoyens français. Le décloisonnement des structures communautaristes est attendu du développement économique. A la masse des Algériens musulmans doit être offert l’accès au statut d’ouvriers salariés, qui développeront une préférence pour la consommation dans le cadre de la famille nucléaire19. A un groupe de personnes beaucoup moins nombreuses devrait être offert le statut d’entrepreneur avec des petites et moyennes entreprises qui ne manqueraient pas d’être dépendants à la fois du dynamisme de l’expansion du marché interne algérien à base d’injection de ressources financières par la France (budget métropolitain ou redevances pétrolières), ou du marché d’exportation qu’une France au produit social beaucoup plus large pouvait constituer.
Cette politique a eu des résultats indéniables. Elle contribua à améliorer les infrastructures. Pas de pays à guérilla prolongée où il n’y ait de bons systèmes d’infrastructures, notamment routières. Les qualifications professionnelles ont été améliorées, étant donné que les entreprises industrielles ne peuvent pas fonctionner sans formation. Les résultats ont été inférieurs aux prévisions, et certainement pas à la hauteur des nécessités pour lancer un processus industriel auto-entretenu.
Il y a pourtant trois domaines qui fortement contribueront à maintenir la continuité du système rentier à travers le cheminement de l’Algérie vers l’indépendance.
Celui dont l’importance financière est le plus important, c’est certainement la découverte des hydrocarbures au Sahara. Elle permettra au nouvel État algérien d’accroître ses ressources financières et de devenir un pays non seulement respecté dans l’ensemble du tiers-monde à cause de ses sacrifices pour le recouvrement de la dignité nationale sous forme d’indépendance politique, mais aussi de devenir un des porte-parole les plus écoutés dans la projection d’un nouvel ordre économique international. L’Algérie devient alors un leader d’un projet d’industrialisation du tiers-monde basé sur la priorité accordée à l’accumulation financée par des transferts, dont les rentes font partie, le côté physique de l’investissement consistant dans l’importation de technologie.
Voilà le deuxième legs problématique de la politique des réformes gauchisantes de la France pendant la guerre d’Algérie. On escompte pouvoir maîtriser les technologies importées par la formation universitaire et l’utilisation de ces technologies dans le processus de production du temps de la France comme du temps de l’interventionnisme étatique. On ne se soucie guère de la création de cette épine dorsale de toute industrialisation qui consiste en la création d’une industrie de biens d’équipement. Dans la perspective de l’Algérie française, cette concentration sur la technologie moderne importée s’accorde avec le but de maintenir l’Algérie dans le giron français. Du temps de Boumediene, ce but est récusé mais néanmoins réalisé. L’instrument pour créer une industrie locale par l’affectation de deniers publics à la subvention de l’emploi passe régulièrement par la priorité accordée à l’investissement. Il faut mettre à la disposition des entrepreneurs des fonds qui leur permettent d’abaisser les coûts d’investissement afin de rendre rentable des projets que la demande existante ne justifie pas encore à cause de la faiblesse du pouvoir d’achat des masses populaires ou à cause de coûts de production élevés, dus en partie au manque de formation des ouvriers, que l’on veut améliorer directement par leur emploi. Cette canalisation de ressources ne peut éviter de privilégier la dépense pour l’investissement, variable facile à vérifier par une administration fiscale, par rapport à la productivité qui résulte de l’investissement, qui toujours fait l’objet de pronostics plus ou moins sûrs. Les primes pour l’emploi créé ne constituent pas d’incitation systématique à la réduction des coûts de production. Le coût administratif de la gestion des subventions augmente avec la concentration sur de petites unités.
La France laisse donc à l’Algérie un système de promotion de l’industrialisation qui privilégie deux axes. La constitution de grands pôles industriels qui exerceront un pouvoir d’entraînement à la Hirschman20 suppose la condition d’être intégrés dans un tissu économique ayant déjà obtenu une certaine intensité. En Algérie, un tel tissu n’existe pas. De plus, le pétrole crée la « maladie néerlandaise » avec un taux de change surévalué qui rend caduc tout effort de protéger la diversification industrielle par un protectionnisme douanier. La France lègue à l’Algérie un système de promotion de l’industrie privée ou publique qui repose sur la subvention de l’investissement à partir de ressources financières publiques toujours rares. Cela entraîne la planification21 à base de matrices industrielles. Mais certains des coefficients de ces matrices reposent sur l’expérience et ne peuvent tenir compte de l’innovation technique. Il y aura donc toujours des tensions entre les prévisions et les développements sur le terrain, qui doivent être résolus par des procédures de négociations à caractère politique. Sous le régime de l’intégration économique entre la France et l’Algérie, la France pouvait combler le déficit de disponibilité de certains avant-produits sans devises et offrir des débouchés en cas d’insuffisance de la demande algérienne, vu l’importance relative du PNB français par rapport à l’industrie algérienne appelée à naître. Mais si ces deux liens économiques sont coupés, la politisation de l’économie algérienne doit s’accroître. Le legs du Plan de Constantine ne peut conduire l’Algérie qu’à l’intensification de la planification économique dont j’ai analysé les contradictions ailleurs22.
Le troisième legs est constitué par l’effort de la France de former des élites algériennes. Cette politique a son origine dans la volonté de certains milieux français de réussir l’intégration, voire même l’assimilation des Algériens à travers des élites francisées qui entraîneraient le reste de la société algérienne vers la France. Dans la préférence majoritaire de l’opinion française pour une solution intermédiaire, formulée de manière claire par le rejet de la sécession « où certains croient trouver l’indépendance » et de la francisation avec « des Algériens résidant où bon leur semble » par le général de Gaulle en septembre 1959, la promotion des élites algériennes obéit au désir de créer une troisième force. Le mouvement de libération nationale ne rejette pas purement et simplement cet effort de formation23. Il y a même des accords tacites. Il y a des fonctionnaires ainsi promus, à la Salah Bouakouir, honorés à l’indépendance en donnant son nom à l’une des rues les plus importantes d’Alger. Mais la création de ces élites aura une implication pour l’Algérie à cause de leur orientation intellectuelle. La France sort de l’épreuve de la deuxième guerre mondiale avec la conviction que c’est l’État qui est responsable de la modernisation et que le libéralisme économique de la Troisième République est responsable de la débâcle de 1945. Sa politique de développement dans les colonies reflète cette préférence étatiste, qui existe déjà dans ses réponses à la crise économique mondiale des années 1930. Dans le cadre d’un système capitaliste bien établi et d’une société civile aux ressources financières autonomes, une telle planification étatiste peut, même si elle ne le doit pas nécessairement, aboutir au soutien d’un processus de modernisation dans lequel l’efficacité et l’orientation vers le marché, même si c’est un marché projeté vers l’avenir, ne sont pas absents.
Au moment de l’indépendance, le pouvoir politique en Algérie est certes pris par ceux qui se sont engagés depuis longtemps dans le FLN. Mais si le FLN a su mener une guerre et créer une armée moderne – l’armée des frontières –, cependant il manque de cadres pour opérer un système étatiste d’industrialisation. Il manque également une couche large d’entrepreneurs encadrés par un tissu dense de PME, ainsi qu’une conception de développement, car il n’a pas pu exister autrement que comme organisation militaire capable de mener une guérilla. Son administration civile à l’intérieur ne s’occupait que du soutien de cette guérilla et de la défense du mur de silence opposé au colonisateur. Sa branche civile à l’extérieur excellait dans sa capacité de mobiliser l’opinion internationale par la voie de la diplomatie, ce qui ne donne pas d’expérience dans la conduite des affaires publiques et le développement.
Il faut donc des cadres algériens. Ces cadres héritent des idées françaises de développement, notamment du Plan de Constantine. Ces idées peuvent être qualifiées de version gauchiste du système rentier, notamment après avoir été parfaitement assimilées par la théorie du développement critique d’obédience François Perroux24et Gérard Destanne de Bernis25. Certes, il ne faut pas dilapider la rente, mais l’investir. L’investissement créera sa propre demande, vu la pauvreté des populations. Mais on sous-estime l’importance de lancer cette consommation populaire afin de créer un marché spécifique, largement déterminé par des produits simples à la portée de la consommation de masse. Il faut donc, en même temps, une politique de revenus contre la rente et une politique de centralisation de la rente afin de garantir la disponibilité des produits au moment où les revenus de masse augmentent.

L’Algérie indépendante noyée dans la rente

Le débat intellectuel sur la modernisation économique du tiers-monde est largement influencé dans les années 1960 et 1970 par une interprétation simpliste de Keynes. Ce dernier récuse les automatismes de la théorie néoclassique qui imposent à l’entrepreneur l’investissement productif de tout profit. Il prône la dépense publique, non pas pour créer des capacités de production supplémentaires, mais pour ramener l’économie au plein emploi où ces mécanismes supposés comme automatiques dans la théorie néoclassique sont rétablis dans leur fonctionnement.
Dans les économies sous-développées, le lien entre l’injonction de crédit et l’accroissement de la production n’existe pas, parce qu’il n’y a ni capacités de production non utilisées, ni capacités de production de biens d’équipement, à partir desquels une main-d’œuvre d’origine locale pourrait créer des capacités de production supplémentaires de biens de consommation.
Le Plan de Constantine, de même que les divers plans d’industrialisation de l’Algérie indépendante, sont tous tributaires de ce constat. Il faut d’abord créer des capacités de production pour arriver à un tissu industriel dense, procédé que l’on prend coutume d’appeler « le noircissement de la matrice des échanges interindustriels ». Pour les pays du tiers-monde, il y a nécessité de procéder à l’investissement préalable à la création de la demande. Cet investissement ne pourra pas être évalué à partir de sa rentabilité actuelle, parce que seule la réalisation d’investissements en amont et en aval avec la création complémentaire d’emplois permettra la vente de produits ainsi fabriqués à des prix rémunérateurs qui procureront aux entreprises ainsi créées les surplus financiers, donc des profits, à partir desquels ils peuvent se diriger vers leur croissance autofinancée.
La réalisation d’une telle « accumulation primitive », pour utiliser l’expression des successeurs de Marx, exige des disponibilités financières qui peuvent être alimentées par la rente pétrolière. On parle de semer la rente pétrolière. D’où des combats pour la nationalisation des matières premières.
Un tel projet présente une rationalité certaine, étant donné le caractère désarticulé des économies du tiers-monde, notamment si l’on s’abstient de rechercher toujours les solutions technologiques les plus modernes pour favoriser l’augmentation de la production de technologies dans le pays afin de permettre aux producteurs de technologies locales d’améliorer leurs savoir faire. Mais il implique une discipline internalisée par les décideurs, et cela dans une situation d’inégalité de participation politique. Un tel projet crée tous les privilèges de disposition du surplus dont jouissent dans le capitalisme les entrepreneurs privés et, en même temps, abolissent la plupart des contraintes auxquels des capitalistes sont soumis par la compétition. Ce projet remplace des entrepreneurs exposés à la compétition par des décideurs membres d’une classe que j’appelle « classe-État »26. Ses membres ne sont pas directement et automatiquement responsables de pertes financières, puisque le critère de rentabilité ne peut être rempli qu’après la création des complémentarités pour lequel le décideur spécifique n’est pas responsable. Cela ouvre l’accès à la rente aux convoitises de groupes bien placés.
L’absence de tissu industriel dense et d’homogénéisation des coûts de facteurs sur l’ensemble de l’économie par le plein emploi, selon les mécanismes de la théorie néoclassique, conduit au remplacement du contrôle par la compétition par un contrôle administratif, dans lequel les décideurs sont eux- mêmes à la table des négociations, étant donné la distribution du savoir. Ces négociations portent non seulement sur les difficultés spécifiques qu’ils ont rencontrées, mais aussi sur la formulation des buts à atteindre par l’investissement et sur des réalités sociales et économiques auxquelles cet investissement s’adresse comme création de nouvelles capacités de production ou comme chaîne dans une filière nouvelle à lancer. Les matrices interindustrielles que les planificateurs peuvent dresser sont beaucoup trop générales pour ne pas entraîner entre les différentes administrations qui gèrent l’économie des négociations de type politique sur les prévisions générales dégagées de la projection d’une telle matrice, et sur l’évaluation des résultats obtenus. La réalité qui compte dans un tel système rentier, ce n’est pas celle qui existe, mais celle que les décideurs croient devoir admettre. Il y a donc un pullulement de conversations et de conciliabules auxquels ces décideurs participent, non pas pour préparer des conjurations, mais pour participer constamment à l’élaboration de ce qui demain sera la vérité à partir de laquelle leur propre comportement va être jugé.
Au goût du secret que le FLN hérite de la lutte armée27, s’ajoute une nouvelle source : la lutte pour la rente. Pour la position d’un certain segment à l’intérieur de la classe, le prestige permet d’imposer ses propres options sans devoir engager ses propres ressources financières ou personnelles, même policières ou militaires. Il doit être cultivé. Il faut protéger les côtés moins favorables par le lancement de la rumeur ou par le maintien du mutisme. La réalité est alors non seulement une réalité négociée, mais aussi une réalité manipulée.
Sont surtout exposés à ce type de négociation les résultats qui comptent le plus pour la bonne marche de l’économie. Rarement l’augmentation réelle de la production en termes économiques peut être déterminée. Quand on impose à une société sidérurgique d’augmenter le volume de sa production, on peut s’attendre à l’amélioration de la qualité des tôles, parce que des tôles plus épaisses demandent moins de laminage. Mais, dans la plupart des cas, on a une même façade justifiée à sanctionner l’absence de résultats escomptés. Le discours sur le sous-développement et les méfaits du colonialisme fournit une multitude d’arguments toujours valables, à un certain degré, pour les décideurs. Ceux-ci ne peuvent éviter de tenir compte de ces arguments dans la gestion des affaires dont ils ont la charge. Si certains décideurs annoncent directement ou indirectement qu’ils ne rempliront pas les prévisions escomptées, les autres décideurs doivent parer à cette éventualité en créant des possibilités de riposte, normalement d’unités de production suboptimales pour des avant-produits à l’intérieur de leur propre société, et cela à des coûts très élevés.
Au lieu d’une l’intégration économique au plan national, on arrive à une auto-intégration des unités de production et le maintien de leurs liens de dépendance avec les fournisseurs étrangers de leurs technologies.
Les planificateurs à l’échelle centrale ne peuvent éviter de tirer de leurs expériences la conclusion que les prévisions de production sont toujours surévaluées, de même que les fonds réclamés pour l’investissement. Ils vont donc engager des négociations avec des décideurs aux niveaux inférieurs. Ceux qui sont en charge d’entreprises ainsi alimentées par des rentes savent que leurs prévisions de production sont aléatoires, et prévoient des excuses et des facilités de financement afin de parer aux échecs. Ils sont suffisamment honnêtes pour accepter l’impossibilité des entreprises en aval et en amont de tenir les buts de production établis selon les prévisions du plan. Par conséquence, il y a complicité dans l’acceptation de l’irréalisme du discours officiel, sans qu’aucun des participants ne soit capable de se procurer une vue réaliste de ces divergences.
Il est évident que, dans de telles configurations, des échanges financiers et des trafics d’influence peuvent avoir lieu, de manière à ce que le comportement rentier soit le résultat conséquent, non pas d’un amoralisme des cadres, mais de leur honnêteté et de leur probité.
Afin de limiter les dégâts pour tous les décideurs, il faut bien se positionner dans les débats sur les goulets d’étranglement qui ne manqueront pas d’émerger à partir des tensions entre les prévisions et la réalité. La seule manière de réussir un positionnement favorable, c’est la manipulation de l’information. Un capitaliste peut se plaindre du caractère ingrat de sa clientèle, mais cela n’aura pas d’importance au moment du dépôt de son bilan. Un décideur dans une économie planifiée peut faire valoir l’absence d’alternatives – il est le seul à promouvoir la production d’un produit basé sur une technologie dont les difficultés étaient mal appréciées au moment de son importation – et renvoyer à l’absence de complémentarités promise à cause d’échec parallèle survenu ailleurs.
Le processus de sélection des investissements et le processus d’évaluation des résultats acquis sont obtenus par des négociations de type politique où les décideurs les mieux placés sont ceux qui peuvent disposer au préalable d’une certaine agrégation d’intérêts, donc de segments auxquels ils peuvent se fier et qui peuvent être le noyau à partir duquel d’autres coalitions peuvent être négociées.
À partir de 1976, l’Algérie se trouve devant l’alternative de soit gauchir le système rentier par l’imposition d’une orientation rigoureusement éthique des cadres – ce que l’on appellera à ce moment-là un « approfondissement de la révolution socialiste » –, soit en introduisant la compétition qui ne tient pas compte des orientations morales, mais uniquement des résultats de production.
Parallèlement, avec les inefficacités des dépenses à partir de la rente, une PME encore faible et un secteur informel sont nés en Algérie sans être publics, qui représentent un certain potentiel de production sur lequel on pourrait envisager l’introduction de rapports de compétition dans l’économie algérienne28.

Tournant islamiste et perspectives

L’Algérie ne s’engage pas résolument dans la voie d’une économie régulée par la compétition. Trois des raisons multiples de cette situation méritent une discussion approfondie. L’Algérie est un pays pétrolier. Même après la crise mexicaine de 1982, les pays pétroliers sont encore capables de décrocher des crédits auprès des banques internationales. Il y a donc échappatoire de la dette extérieure pour ceux qui veulent repousser les échéances. L’Algérie a une classe-État aux titres incontestables de la lutte anticolonialiste, dans une situation particulièrement difficile. Il n’est pas facile d’accuser en bloc cette classe du reproche d’être le hizb frança. L’Algérie est, enfin, caractérisée par une classe moyenne tant imprégnée des valeurs occidentales qu’elle ne veut pas sacrifier à la vision d’une communauté régie par les règles de la chari’a, au moins pas dans sa grande majorité. Si elle peut être tentée par les nouveaux prétendants au pouvoir, les islamistes, à cause du parallélisme dans leur rejet de la hogra de la classe-État, elle veut avoir des garanties. Ceci est notamment le cas des PME, qui, comme tous les capitalistes exposés à la concurrence, ont une vision weberienne du fondement éthique de leur activité mais ne veulent pas échanger un État régulateur de type séculariste contre un État aussi régulateur d’orientation islamiste. En même temps, les entrepreneurs ne veulent pas considérer leurs propres succès économiques comme accidentels, ce qui implique la demande des « émirs » politiques et leurs troupes à trouver pour eux une situation matérielle confortable à travers le mouvement politique islamiste.
S’il y a adhésion des classes moyennes du secteur public et du secteur privé des PME aux principes d’une revalorisation de l’islam, la radicalisation de l’islamisme politique peut contribuer à rétrécir sa base politique, notamment à cause de la violence que ses partisans les plus extrémistes exercent.
Les entrepreneurs pieux ne veulent pas être noyés dans de telles organisations mais exprimer leur préférence pour un libéralisme modéré et un État plus moral, donc islamiste, par des organisations qu’ils peuvent contrôler. Vu la faiblesse numérique du secteur des PME, leurs organisations propres ont un poids limité, de manière à ne pas pouvoir prétendre à diriger les organisations les plus extrémistes de l’islamisme ni de remplacer les tenants d’un État séculier à la tête des classes-État traditionnelles. Il y aura donc coalition entre les forces de l’ancien État à parti unique et les forces raisonnables des classes moyennes de nouvelles tendances culturalistes- identitaires.
Ce ne fut pas une fatalité de l’histoire de l’Algérie qu’à cette jonction entre les deux courants, il n’y eut pas de leaders politiques qui pouvaient avoir la stature d’un de Gaulle en 1958. Un tel leader aurait dû montrer, de manière crédible, la possibilité de coopération entre un étatisme éclairé et une nouvelle force montante d’un islamisme raisonnable qui, sur le plan économique, soutenaient un libéralisme prudent. Est-ce que le sort de l’Algérie a dépendu uniquement des possibilités de procéder à l’assassinat d’un Boudiaf, à la différence de la France qui a su préserver en 1958 un homme qui a pu mobiliser une majorité rendue silencieuse par le muselage d’appareils politiques partisans ?
L’échec de la classe-État algérienne de se réformer et de la composante classe moyenne du mouvement islamiste de s’imposer au sein de ce courant avec une solution de compromis conduira à la polarisation et à la répression impitoyable delon la logique de la guerre antisubversive29.
Les deux côtés aboutissent au résultat prévu par ces spécialistes : un pays las de la guerre civile, qui recherche une politique fondée sur l’honneur du travail, base de l’égalité des citoyens, dans lequel les options en matière de conduite personnelle restent du domaine de leur dignité personnelle. Malgré les efforts de mobilisation populaire, le projet rentier a échoué et donné la place à une décennie que ceux qui l’ont vécu vont interpréter à leur manière, mais qui tout de même restera une décennie perdue.

En guise de conclusion

La situation que les élites algériennes doivent affronter est pleine de pièges, mais aussi pleine d’espoir. L’Algérie est le pays du sud de la Méditerranée le plus exposé à l’influence occidentale. Malgré sa démographie galopante, elle a su maintenir un système d’éducation en dégradation, mais toujours résistant. Elle dispose d’une main-d’œuvre apte à se qualifier, au moins dans les filières dans lesquelles l’orientation vers l’exportation de produits manufacturés commence. Elle continue de recevoir une rente pétrolière dont elle dispose de manière souveraine, malgré son endettement. Une forte composante de sa population est une classe ouvrière qui a l’expérience d’avoir été employée, même si beaucoup de ses membres sont au chômage. Elle est gouvernée par un régime de militaires qui craignaient la prise du pouvoir par les représentants des courants majoritaires dans la population, démocrates ou islamistes, mais qui sont encore assez puissants pour jouer un rôle dans une coalition de compromis qui, elle aussi, dépend de la capacité de maintenir un minimum de sécurité et d’ordre. On peut admettre que ce groupe espère durer jusqu’à ce qu’une Algérie moderne se manifeste, qui les considérera comme les sauveurs dans une transition difficile. Le camp adverse semble avoir compris que des victoires électorales avec des pourcentages faibles de majorité ne sont pas suffisantes pour diriger un pays, surtout si l’on ne dispose pas d’une hégémonie idéologique incontestée.
Ces éléments peuvent faire penser que le blocage est parfait. Mais ce blocage peut inciter aussi à des compromis sur lesquels de nouvelles coalitions peuvent être bâties. De tels compromis ne manqueront de trouver des appuis extérieurs. L’Algérie est proche de l’Europe et dispose d’un certain pouvoir de chantage à l’égard des deux composantes du monde occidental, l’Union européenne et les États-Unis qui, tous les deux, sont intéressés à une transition paisible en Algérie. Dans de telles conditions, on peut esquisser les grandes lignes d’une stratégie qui peut aboutir au compromis à base de l’augmentation de l’emploi par l’orientation vers l’exportation de produits manufacturés, où la rente pétrolière peut jouer un rôle d’investissement.
Pour une transition vers le capitalisme à croissance auto-entretenue, il faut partir de certaines réalités peu agréables. Il n’y a aucun courant idéologique en Algérie qui soit suffisamment hégémonique pour prétendre à la confiance populaire dans la gestion de la rente, même si ces courants programment de procéder à cette gestion dans l’intérêt d’une industrialisation auto-entretenue au profit des masses populaires. Toutes les étiquettes des causes économiques, tels l’étatisme, le libéralisme, l’économie morale et même l’économie islamique sont discréditées, sinon ridiculisées et devenues l’objet d’un cynisme quelquefois très tranché de la part des masses algériennes. Les Algériens ont été trompés trop souvent. Ils ont hérité d’une socialisation dans un système rentier où les mensonges ont la vie dure.
La reconstitution du lien social peut, certes, être basée sur des facteurs et des mécanismes nombreux et divers. Mais, en situation de perte de confiance et de crise, avec une mobilité sociale où les anciennes structures sont sous l’impact de tensions multiples et fortes, c’est l’échange qui crée la confiance. L’Algérie n’est pas un pays de petits producteurs tels les pays dans le peloton de tête de la transition du capitalisme du XVIe au XIXe siècle (Angleterre, Japon). Il n’y a donc aucune chance de faire revenir l’Algérie à la situation de la dominance de petits producteurs qui créent la confiance et constituent des réseaux entre eux à partir de la division du travail. Si ces mécanismes peuvent jouer en Algérie aujourd’hui, ils ne seront pas suffisamment forts pour créer l’intégration sociale à l’échelle nationale. La catégorie d’échanges qui créent la confiance dans des sociétés à niveaux de développement plus avancés, c’est l’échange du travail contre un salaire qui procure l’accès à la sécurité économique par la distribution d’un pouvoir d’achat qui donne une autonomie de consommation, faisant en sorte que tout citoyen puisse décider de sa propre conduite de vie.
Dans la situation où l’Algérie se trouve aujourd’hui, avec son héritage de luttes pour la rente et de violence, c’est l’expansion de l’emploi qui est essentielle pour recréer le tissu social et la confiance dans le comportement raisonnable d’autrui. Cette expansion de l’emploi ne peut venir d’une politique à responsabilité visible de l’État dans la conduite des affaires économiques. Une politique économique de l’emploi basée sur la rente pétrolière et son affectation à des projets précis peut donc être exclue. Étant donné la dépendance alimentaire de l’Algérie, toute politique simpliste keynésienne de l’expansion de la demande des masses échouera à cause du déficit de la balance commerciale qu’elle ne manquera pas d’entraîner.
L’Algérie doit opter pour une politique d’expansion de l’emploi en s’engageant dans l’exportation de produits manufacturés. J’ai décrit ailleurs les conditions d’une telle politique : elle nécessite la dévaluation pour rendre le travail algérien compétitif sur le marché mondial30. Vu la productivité initialement faible d’une industrie manufacturière algérienne, une telle politique ne sera viable qu’à des taux de dévaluation très importants. Un examen plus détaillé risquerait de démontrer que le taux de dévaluation serait tel qu’une stratégie d’orientation vers l’exportation de produits manufacturés impliquerait que les recettes de l’Algérie pour le travail supplémentaire engagé dans le secteur exportateur soient inférieures aux coûts supplémentaires des biens-salaires nécessaires mis à la disposition de cette main-d’œuvre supplémentaire. L’Algérie ne peut pas produire ces biens-salaires chez elle, parce qu’une partie essentielle de ses biens-salaires sont des denrées alimentaires. Les recettes en devises qui peuvent être attribuées aux travailleurs supplémentaires dans le secteur exportateur ne seront donc pas suffisantes pour acheter les produits de base sur le marché mondial pour cette main-d’œuvre nouvellement employée. Le carcan idéologique issu de l’idéologie de la défense des ressources naturelles pour l’accumulation, qui est étroitement liée en Algérie à la mémoire collective de la lutte contre le colonialisme, ne permettra pas d’utiliser la rente pétrolière pour la subvention des prix alimentaires, finalement pour la subvention des exportations manufacturées destinées à des pays riches caractérisés dans leur histoire par le rôle d’exploiteur de l’Algérie, de sa main-d’œuvre, et de ses ressources. L’utilisation de la rente pétrolière à la subvention des prix des produits exportés paraîtra alors comme se rajoutant à l’exploitation séculaire par l’étranger. Une telle politique est donc exclue.
Pour cette raison, j’ai proposé d’utiliser les surplus agricoles européens pour permettre aux pays du sud de la Méditerranée de procéder aux dévaluations nécessaires afin de devenir compétitifs par rapport à d’autres pays engagés dans l’exportation de produits manufacturés, qui ont pu bénéficier de la révolution verte31.
Il est clair que cette politique heurtera les classes aisées et moyennes de l’Algérie, dont le pouvoir d’achat est toujours supérieur à ce qu’il serait à partir de la productivité du travail algérien hors hydrocarbures. Il est vain d’espérer briser les convictions que tout cela est le résultat de l’impérialisme et du colonialisme. L’Algérie n’a pas le temps de mener ce débat.
Par rapport à d’autres pays du tiers-monde, l’Algérie a l’avantage de disposer de la rente pétrolière. Elle permet à certaines couches algériennes un niveau de consommation qui ne correspond pas à la productivité du travail hors hydrocarbures en Algérie. Ce fait est encore dissimulé par le taux de change surévalué. Il faut avoir le courage d’admettre ce fait et de l’assumer. Laissons la rente pétrolière à la consommation des classes aisées et moyennes. Même dans la période de grande solidarité nationale qui a suivi la guerre de libération, une classe-État disciplinée malgré des déchirements internes32 n’a pas été capable d’investir d’une manière cohérente cette rente pour l’industrialisation dans l’intérêt des masses populaires, quels qu’aient été les succès et l’engagement souvent admirable de certains des chefs de cette politique. Lions cette cession de la rente pétrolière aux privilégiées, à leur acceptation de la dévaluation nécessaire et de la coopération avec les pays industrialisés, que le pouvoir algérien pratique déjà d’une manière plutôt intense. Ayons le courage d’envisager de tolérer la dilapidation au moins temporaire de la rente pétrolière pour la consommation de luxe, afin de permettre de lancer l’emploi productif pour la grande masse des Algériens afin de leur ouvrir l’accès à la socialisation par l’emploi.
On peut attendre d’une telle politique trois conséquences qui vont contribuer à l’intégration sociale du pays. Une classe ouvrière naîtra, qui au départ pourra être très contestataire mais qui ne manquera pas de suivre l’évolution de toutes les classes ouvrières du monde vers un réformisme pragmatique qui finalement aboutira à ce que Marx attendait du socialisme : l’accès à la dignité et à la libération des masses de travailleurs des contraintes de la pauvreté, ce qui leur permet de réaliser au moins une partie de leurs rêves personnels. Les membres des classes moyennes traditionnelles se convertiront en petits et moyens entrepreneurs plus dynamiques qu’ils ne l’étaient jusque-là, en raison de l’expansion des marchés extérieurs et intérieurs. S’ils refusent cette conversion, ils devront chercher d’autres emplois, donc des emplois salariés. Ils cesseront d’attendre la solution à leurs problèmes d’un État nourricier, et accepteront sa diversité des idéologies et des croyances dans l’espace public L’intensification de la division du travail et de l’emploi créera des débouchés nouveaux pour des classes moyennes nouvelles qui s’élargiront avec l’instruction et avec la demande en gestionnaires instruits dans un secteur privé en expansion33. Pour eux aussi, la bonne marche des affaires rendra les enjeux idéologiques moins importants.
Il ne fait pas de doute que ces trois classes vont mettre en question l’accaparement de la rente pétrolière par les classes aisées et moyennes d’aujourd’hui, dès que leur poids politique le permettra. Si la démocratie n’est pas encore installée, ces classes vont l’imposer. Les classes aisées et moyennes d’aujourd’hui n’éviteront le salariat qu’en devenant des entrepreneurs performants en investissant les parts de la rente qui leur reviennent. Ils n’ont pas le choix de défendre par la répression ou par les moyens policiers les forces vives de la nation qui naissent de la stratégie d’industrialisation vers l’exportation de produits manufacturés. Même si des luttes auront lieu, les résultats de ces luttes pour la rente ne seront pas constitués d’une nouvelle distribution de l’accès à la rente, mais de l’abolition successive de celle-ci comme revenu structurant la société. C’est le cas dans les pays riches en pétrole mais industrialisés, où la rente finalement entre dans le budget de l’État comme élément secondaire.
Cette lutte pour la démocratie et la banalisation de la rente passera par la percée vers l’économie capitaliste à société civile autonome et dotée d’un État aux dimensions réduites. La redistribution des chances de participation à la vie publique impliquée par la puissance économique croissante de ces trois classes constituera la percée vers une modernité dont les traits particuliers seront déterminés par les forces politiques en présence en Algérie. Il serait souhaitable que le compromis et la modération prévalent. L’acceptation grandissante de la tolérance semble être le résultat de nombreuses années de guerre et de luttes rentières. Elle implique la conviction que les options personnelles de conduite de la vie ne sont pas menaçantes si elles ne sont pas dominantes dans le domaine public. Les options personnelles ne peuvent pas être imposées aux autres sans risquer de détruire l’intégration de la société.

Notes
1 O’Brien, Patrick Karl: The Revolution in Egypts System. From Private Enterprise to Socialism 1952–1965 (Londres: Oxford University Press, 1966); pp. 34 ff.
2 Chan, Wellington K.K.: Merchants, Mandarins and Modern Enterprise in Late Ch’ing China (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1977); p. 75.
3 Hanley, Susan B.; Yamamura, Kozo: Economic and Demographic Change in Pre- Industrial Japan. 1600–1868 (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1977). Hirschmeier, Johannes: The Origins of Entrepreneurship in Meiji Japan (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1964).
4 Ehrensaft, Philip; Armstrong, Warwick: « Dominion Capitalism: A First Statement », in: Australian and New Zealand Journal of Sociology, 14, 3 (octobre 1978); p. 355.
5 Gallissot, René: « La guerre d’Abdelkader ou la ruine de la nationalité algérienne », in: Hesperis Tamuda, vol. V (1964); pp. 119–141.
6 Kaufmann, William W.: British Policy and the Independence of Latin America 1804–1828 (Londres: Frank Cass, 1967). Léon, Pierre: Economies et sociétés de l’Amérique latine. Essai sur les problèmes du développement à l’époque contemporaine (Paris, 1969); p. 24.
7 Ageron, Charles Robert: Histoire de l’Algérie contemporaine (Paris: Presses Universitaires de France, 1970); pp. 68 ff.
8 Kepel, Gilles: Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme (Paris: Gallimard, 2000); p. 265.
9 Prenant, André: « Le rapport ville campagne dans l’histoire du Maghreb », in: La Pensée, 142 (décembre 1968); pp. 90–93. Gallissot, René: « Essai de définition du mode de production de l’Algérie précoloniale », in: La Pensée, 142 (décembre 1968); pp. 58–77. Chenntouf, Tayeb: « Où en est la discussion sur le mode de production de l’Algérie précoloniale ? », in: Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, 10, 2 (juin 1973); pp. 465–485.
10 Harbi, Mohammed: L’Algérie et son destin. Croyants ou citoyens (Paris: Arcantère, 1992); p. 169.
11 Elsenhans, Hartmut: « Rent, State and the Market: The Political Economy of the Transition to Self-sustained Capitalism », in: Pakistan Development Review, 33, 4 (décembre 1994); pp. 393–428.
12 Lacheraf Mostepha, Algérie,Nation et Société (Paris, Maspéro, 1965); p.69 f.
13 LeTourneau, Roger: Evolution politique de l’Afrique du Nord musulmane 1920–1961 (Paris: Armand Colin, 1962); pp. 313–317.
14 Wariavwalla, Bharat: « Die Zerstörung des Muslimtempels und die Problematik des Nationalstaats », in: Comparativ. Leipziger Beiträge zur Universalgeschichte und vergleichenden Gesellschaftsforschung, 4, 6 (1994); pp. 85 f.
15 Entelis, John P.: Algeria: The Revolution Institutionalized (Boulder, Colo.; Londres; Sidney: Westview Press Croom Helm, 1986); pp. 22 f.
16 Fanon, Frantz: Les damnés de la terre (Paris: Maspéro, 1968); pp. 88 f.
17 Meynier, Gilbert: Histoire intérieure du FLN 1954–1962 (Paris: Fayard, 2002);
pp. 167–168.
18 Jeanson, Francis; Jeanson, Colette: L’Algérie hors la loi (Paris: Seuil, 1955); p. 174.
19 Vibert, Jean: « Le Plan de Constantine », in: Chronique sociale, 31 (1959); pp. 482–497.
20 Hirschman, Albert O.: The Strategy of Economic Development (New Haven, Conn.: Yale University Press, 1958).
21 Délégation Générale du Gouvenement en Algérie: Plan de Constantine. 1959–1963. Rapport Général (Alger: Direction du Plan et des Etudes Economiques, 1960); pp. 397–399.
22 Elsenhans, Hartmut: « Le problème de la libéralisation dans les pays à forte planification, illustré par les changements les plus récents en Algérie », in: Heintz, Peter (Hg.): Endogene Entwicklung: Wirklichkeit und Ideologie (Diessenhofen, Schweiz: Rüegger, 1983); S. 127-180.
23 Haroun, Ali: La 7e wilaya. La guerre du FLN en France1954–1962 (Paris: Seuil, 1986); pp. 175–182.
24 Perroux, François: « Les industries motrices et la croissance d’une économie nationale », in: Economie appliquée, 16, 2 (avril–juin 1963); pp. 151–196.
25 Destanne de Bernis, Gérard: « Industries industrialisantes et contenu d’une politique d’intégration régionale », in: Economie appliquée, 19, 3/4 (juillet–décembre 1966); pp. 415–473. Destanne de Bernis, Gérard: « Les industries industrialisantes et l’intégration économique régionale », in: Economie appliquée, 21, 1 (janvier–mars 1968); pp. 41–67.
26 Elsenhans, Hartmut: Abhängiger Kapitalismus oder bürokratische Entwicklungsgesellschaft. Versuch über den Staat in der Dritten Welt (Francfort sur le Main; New York: Campus, 1981). Elsenhans, Hartmut: State, Class and Development (New Delhi; Londres; Columbia, Mo.: Radiant; Sangam; South Asia Books, 1996). Elsenhans, Hartmut: « Capitalisme d’Etat ou société bureaucratique de développement », in: Etudes internationales, 13, 1 (mars 1982); pp. 3–22.
27 Chikh Slimane, L’Algérie en armes ou le temps des certitudes, (Alger : Casbah 1998), p:233
28 Elsenhans, Hartmut; Kleiner, Elmar; Dreves, Reinhart Joachim: Développement, équité et extension du marché des masses. Une autre alternative. Le cas algérien. L’enjeu des PME industrielles (Paris: Publisud, 2000); p. 294.
29 Samraoui, Mohammed: Chronique des années de sang. Algérie: comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes. (Paris: Denoël, 2003). Trinquier, Roger: La guerre moderne (Paris: Table Ronde, 1961).
30 Elsenhans, Hartmut: « Les différentes conceptions de la globalisation: L’alternative entre un système rentier et une société mondiale », in: Honsberger, Stève (ed.): Insertion dans l’économie mondiale et anomie. colloque des 9–11 janvier 1997 (Neuchâtel: EDES, 1997); pp. 48–50. Elsenhans, Hartmut: « Mondialisation: Mythes et défis véritables », in: Naqd – Revue d’études et de critique sociale (été–automne 1999); pp. 107–108.
31 Elsenhans, Hartmut : Pour une vraie complémentarité entre les deux rives de la Méditerranée. Contribution au colloque international : « La question de l’emploi en Afrique du Nord. Tendances récentes et perspectives 2020 », (Alger, CREAD, 26 juin 2004).
32 Ouaissa 2004, op. cit., Ouaissa, Rachid: Staatsklasse als Entscheidungsakteur in den Ländern der Dritten Welt: Struktur, Entwicklung und Aufbau der Staatsklasse am Beispiel Algeriens. Dissertation (Leipzig: Dissertation, 2004); pp. 79–119.
33 Embong, Abdul Rahman: State-led Modernization and the New Middle Class in Malaysia (Basinstoke: Palgrave Macmilla 2002).

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