La totalité des numéros du bulletin de l’autogestion sont disponibles sur l’incontournable site archives autonomies , dont nous reproduisons la présentation.
La plate-forme adoptée par le FLN lors de son premier congrès, en 1956, ne mentionne pas d’autre objectif que l’indépendance de l’Algérie, pour lequel il cherche à rassembler toutes les couches sociales de la population non coloniale. Mais pour certains de ses militants, en particulier de l’UGTA, sa centrale syndicale, et de la Fédération de France, il n’était pas
possible de séparer cet objectif de celui de la transformation de l’économie et de la société sur une nouvelle base, dans une perspective socialiste, comme l’évoque le programme adopté à Tripoli à la veille de l’indépendance.
Déjà – phénomène que n’avait pas prévu les accords d’Évian – des propriétaires, des patrons de l’industrie, ont quitté le pays, abandonnant leurs terres ou leurs entreprises, mettant en péril la subsistance de ceux qui y travaillent. Dans l’été, des comités de gestion se mettront en place pour en reprendre l’exploitation. Des décrets successifs, en particulier ceux de mars 1963,organiseront l’autogestion des domaines agricoles et des entreprises. Le FLN, lors de son deuxième congrès, en avril 1964, affirmera dans sa Charte d’Alger : « Le mouvement encouragé, institutionnalisé par le pouvoir, a abouti à l’actuel système de l’autogestion, caractéristique principale en Algérie de l’ouverture vers le socialisme. »
Dans les faits, dès 1963, le gouvernement de Ben Bella va tout faire pour vassaliser l’UGTA et réduire l’autonomie du secteur autogéré. Après le coup d’État de Boumediene en 1965, l’autogestion régressera dans l’agriculture et elle disparaîtra dans les quelques centaines d’entreprises industrielles, généralement petites ou moyennes, où les travailleurs l’avaient imposée.
Né à Alger dans une famille de pieds-noirs, François Cerutti est en France quand il atteint l’âge du service militaire. Refusant d’aller combattre en Algérie, il devient insoumis et gagne le Maroc. Dans l’été 1962, il retourne à Alger. À partir d’octobre 1963, il y travaille dans une entreprise autogérée. Dans le même temps, il milite dans un petit groupe trotskyste, affilié à la IVe Internationale mais sans lien avec Michel Raptis qui est, lui, un des conseillers de Ben Bella. Dans D’Alger à Mai 68 [1], il raconte comment se concrétisent les actions du pouvoir contre le secteur autogéré et comment il sera amené à participer à l’édition d’un Bulletin de l’Autogestion destiné à mobiliser ceux qui veulent le défendre.
« Quelques semaines avant que se tienne le premier Congrès des comités de gestion industriels [2], Claudio Campagnoli et moi-même avons organisé une assemblée générale préparatoire. Nous avons réussi à faire venir plus de 50 personnes dans une salle de réunion à l’étage d’un café de la rue Didouche-Mourad. Il s’agissait d’ouvriers d’entreprises en autogestion d’Alger (…) Ces ouvriers sont des gens très concrets qui illustrent leurs propos par des exemples pour se faire comprendre. Il s’ensuit un débat très animé où la figure du directeur est présentée comme celle d’un parasite au même titre que celle de l’État … On se quitte en se donnant rendez-vous au Congrès.
J’y participe avec une délégation d’ouvriers d’Ex-Ronda. J’y retrouve des gars qui étaient à l’assemblée générale préparatoire mais nous restons dispersés dans la salle. Nous assistons médusés à un congrès où les manipulations sont nombreuses. La tribune est tenue par des membres du Bureau politique du FLN et de l’UGTA. Les délégués ouvriers ont de la peine à se faire entendre, le bureau leur demande de raccourcir leurs interventions. Un débat très passionné s’est engagé sur la résolution concernant l’utilisation du « reliquat » – du résultat annuel. La tendance générale des interventions étant au partage du reliquat entre les ouvriers, le président de séance prend alors la parole pour lire des messages d’entreprises n’ayant pu envoyer de délégués, mais « favorables au réinvestissement ». C’est le moment où Ben Bella sort des coulisses. Jouant de son talent d’orateur, il retourne la salle ; le débat sur cette résolution tourne court (…) La conclusion de tout cela est une emprise encore plus forte de l’État, non seulement sur les bénéfices des entreprises, mais aussi sur leur gestion par l’affirmation de la primauté du directeur qu’il nomme. Au cours de ce Congrès, je retrouve des connaissances et j’établis de nouveaux contacts avec d’autres comités de gestion sur des positions oppositionnelles. Nous décidons de nous revoir. « De ces contacts naîtra le Bulletin de l’Autogestion ; François Cerutti rend compte de sa
création dans une lettre à deux camarades, puis de l’activité et des objectifs du groupe qui le publia pendant un an :
« J’ai assisté samedi soir 7 mai de 18 h à 20 h, au siège de la Coopérative Frantz Fanon(24-26 rue de la Liberté), à une réunion de préparation en vue de l’édition d’un « Bulletinintérieur de l’Autogestion ». Assistaient à cette réunion : Sans voisin (journaliste au journal « Le Peuple ») et des représentants de Frantz Fanon – UNIMES-Ex-Blanc-SOTRABA-Ex-Ronda. Nous nous sommes d’abord constitués en Comité de gestion provisoire, chargé de l’édition, de la rédaction, de l’administration du futur journal. Nous avons ensuite étudié les différents problèmes quant à la rédaction, l’édition et l’administration. Édition. Deux solutions. – Ronéotypage avec le soutien militant de Moussa Kebaïli l’actuel responsable de la Fédération UGTA des pétroles (grève géophysique). – Imprimerie au comité de gestion El Djemhouria. Rédaction. Arabe et français. Le 1er numéro comprendra. – Extrait du Congrès des fellahs – extrait du Congrès des ouvriers – extrait du Congrès FLN (sur l’autogestion) et un texte de présentation. Ce texte sera élaboré en commun. Administration. Pour l’instant le siège du journal est à la Coopérative Frantz-Fanon. La question du financement ne pose apparemment pas de problèmes graves. Le but de ce journal rentre dans le cadre du Congrès des ouvriers (du secteur autogéré industriel) puisqu’il s’agit par là d’aider, de contribuer à la consolidation du secteur autogéré. Remarques personnelles. Nous aurions par l’intermédiaire de ce journal un moyen de rentrer directement en contact avec la base et à grande échelle. Je pense qu’à notre prochaine réunion ce problème pourrait être mis à l’ordre du jour. Pour ma part j’aurais aimé avoir déjà des directives. En effet la rédaction du texte de présentation aurait pu avoir un intérêt pour nous et une réunion m’aurait permis de voir plus clair. »
François Cerutti continue à la suite de cette lettre [3] :
« Nous sommes en mai, le premier numéro sortira en juillet. Une intense période d’activité et d’organisation commence autour de ce bulletin. Il est évident que les pratiques des appareils, État et FLN, ont provoqué une attitude de refus et de lutte. Nous sommes implantés dans une véritable tendance structurée à l’intérieur du mouvement syndical et autogestionnaire. Cette tendance n’est pas une organisation au sens strict du terme mais il y a
un maillage très serré entre des individus qui, eux-mêmes, ont des connexions dans des réseaux. Claudio Campagnoli est presque toujours accompagné d’Ali Aït-Kacimi. Ils ont tous les deux beaucoup de contacts dans le milieu syndical et de plus ces relations sontsouvent liées aux quelques années de vie militante qu’ils ont passées dans des conditions très dures. Moi-même, j’établis des liens plutôt dans les entreprises en autogestion. Nous participons à de multiples réunions regroupant à chaque fois de 10 à 20 personnes. Ce bulletin n’est certes pas publié exclusivement par le Groupe d’Alger de la IVe Internationale. En revanche, nous avons une forte influence dans la tendance qui a décidé de publier ce journal. L’essentiel des activités de notre Groupe d’Alger, pendant la dernière année de sonexistence, fut la publication du Bulletin et ce que cela impliquait. Le thème central de nos rencontres, qui se reflète dans le contenu des articles du Bulletin, est de promouvoir l’autonomie des collectifs ouvriers et l’indépendance de l’UGTA par rapport au FLN. Peu après le coup d’État de Boumediene, j’ai déménagé toute la collection du journal de l’appartement que j’occupais avec Séverine dans un placard inaccessible de l’usine Ex-Ronda et tout cela a disparu dans la « tourmente [4]. Seule trace de son existence, le petit texte de Monique Laks dans son livre : « D’abord intitulé Bulletin intérieur de l’Autogestion lorsqu’il parut en juillet 1964, puis Bulletin de !’Autogestion, ce journal imprimé de huit pages, et bientôt vendu dans les kiosques [5], fera paraître cinq numéros, le dernier daté de juillet 1965. Sorti des presses d’une imprimerie autogérée – El Djemhouria – il se proposait « d’exprimer dans ses pages la volonté ferme des ouvriers et des fellahs de construire une société socialiste » (n° 1). Bientôt amené à dépasser les problèmes de l’autogestion en les abordant sur leurs lignes de forces centrales, il en vient à examiner les tâches politiques du Conseil communal (n° 2), à dénoncer les manoeuvres de la Banque centrale (n° 3), à soumettre des propositions au deuxième Congrès de l’UGTA, exigeant que « ceux qui sont les plus sûrs défenseurs de la révolution socialiste aient des pouvoirs réels et directs » (n° 4,p.5), pour en venir à dénoncer l’envoi dans les entreprises autogérées de tracts de l’ambassade américaine justifiant la politique des États-Unis au Vietnam, à prendre positionsur la planification et, dans son éditorial sur l’éviction de Ben Bella le 19 juin où « un évènement important nous a surpris sur nos lieux de travail », à prendre note « de l’intention des membres du Conseil (de la Révolution) de nous faire recouvrer notre liberté usurpée ainsi que notre dignité bafouée » (n° 5, p. 1, 3 et 6). » Ce que nous avions appris, c’est que chaque ministère avait fait sa propre enquête pour découvrir qui était derrière ce journal, tant les dirigeants étaient persuadés qu’il ne pouvait émaner que d’une autorité au plus haut niveau des appareils ! »
Notes :
[1] Les extraits qui suivent sont tirés de la seconde édition du livre, pages 75-77.
[2] Congrès des entreprises socialistes, 28 au 30 mars 1964.
[3] Pages 76-77 du livre D’Alger à Mai 68.
[4] Dans le n°1 de la revue Autogestion, en décembre 1966, dans un article intitulé « Perspectives de l’autogestion en Algérie », Yves Sartan rendcompte des difficultés rencontrées par le secteur autogéré et des positions exprimées dans le cinquième et dernier Bulletin de l’autogestion (…)
[5] Il restait en Algérie, à l’Indépendance, une structure de diffusion de la presse comparable à celle des NMPP en France.